23 | 𝕀𝕟𝕤𝕠𝕞𝕟𝕚𝕖
𝔼n toute logique, je devrais être allongé au fond de mon lit à me remettre de mes émotions. Seulement, rien n'est aussi simple dans la vie. Je ne parviens ni à dormir, ni à me concentrer sur l'approfondissement des similitudes dans les affaires de disparition que je souhaite lier à celle de Nehemiah.
Avec un soupir irrité, je ferme un à un tous les dossiers éparpillés devant moi sur la table du salon. Rien ne sert de forcer. Mon traitre de cerveau refuse de se focaliser sur autre chose que des souvenirs d'Akim.
Akim et sa regrettable agression.
Akim et ses efforts quotidiens, en dépit de sa tristesse.
Akim, et ses bras autour de mon corps. Sa chaleur mêlée à la mienne. Les pulsations de son cœur. Sa fragilité... Tout s'entrechoque. Me rappelle contre mon gré l'intimité qui jadis nous unissait et nous fait aujourd'hui cruellement défaut. Je prends tout d'un coup conscience que je nourris une si grosse rancœur envers lui, depuis tant d'années, que j'ai réussi à oublier combien je l'aimais.
Le frisson qui parcourt ma peau à cette idée me laisse mitigé. J'ignore s'il résulte des réminiscences de ce premier amour avorté, ou de ma récente angoisse. Une chose reste indéniable : en voyant Akim à la merci de ce policier, de ses gestes effectués sans aucune considération, j'ai eu peur. Peur qu'il lui arrive malheur. Peur de le perdre, une fois de plus. Pour de bon. Alors j'ai agis. Parce qu'il était important pour moi de protéger Eliakim, et non plus par simple volonté de satisfaire ma petite sœur.
— Putain, gromelé-je en me massant les tempes, à la merci d'une légère migraine. Je donnerais n'importe quoi pour un bon verre de rhum.
— Et moi donc...
Le murmure dans mon dos me fait sursauter. Je tourne la tête vers le couloir pour tomber sur Akim, accompagné par une Améthyste chagrinée. Circonspect, Akim m'adresse un rictus et avance à pas hésitants.
— Je ne devrais peut-être pas te l'avouer, mais...
Il hausse les épaules, se mordille la lèvre inférieure, et secoue la tête avant de poursuivre :
— La tentation est particulièrement forte ces derniers temps. Si mon traitement m'aide pour les symptômes physiologiques, tenir le coup émotionnellement est ce qui s'avère le plus dur et, avec les évènements de ce soir, c'est juste... trop.
— Je peux le comprendre. Merci de ta transparence.
Sa stupeur quant à ma réponse se lit aisément. Il opine, lèvres pincées, et triture une des extrémités de la chemise de son pyjama à carreaux.
— Je... eum... Je pensais me faire couler une tisane à la passiflore pour remédier à l'insomnie. En voudrais-tu une tasse ?
Je suis pas du tout branché tisane. Les boissons avec lesquelles j'aime me détendre sont bien plus fortes. Pourtant, au lieu de profiter de l'occasion pour lever mon cul de cette chaise et partir me pieuter, j'accepte. Par crainte de heurter ses sentiments, ou par envie de discuter un peu plus avec lui ? Je ne saurais trancher.
Akim acquiesce, avant de s'éloigner vers les placards de la cuisine. Il connaît maintenant parfaitement les lieux et s'active en gestes calmes, ordonnés. Je l'observe un instant, les évènements de la dernière fois qu'il s'est levé en pleine nuit pour farfouiller dans la cuisine rassemblés dans un coin de ma tête.
« Je devine aisément à quoi tu penses, déclare Thys. L'incident du restaurant l'a beaucoup secoué, mais je doute qu'il soit dans le même état d'anxiété que ce soir-là. »
Elle déplace distraitement une main sur son ventre, puis son regard soucieux quitte son veuf pour se poser sur moi.
« Tu as été génial avec lui, après-coup. Les deux fois. »
Je hoche la tête. En temps normal, le réconfort que j'apporte en situation d'urgence repose davantage sur mes aptitudes professionnelles que sur mes qualités relationnelles. Il est rare que la dimension émotionnelle intervienne dans le processus. Mais, derrière ses airs de boy-scout, Eliakim a toujours été doué pour me faire perdre mon sang froid ; qu'il s'agisse de le secourir ou de lui rentrer dans le lard. Je déplace mes dossiers, un rictus amusé scotché aux lèvres, lorsqu'il revient avec un plateau et pose avec soin dessous de verres, cuillères, sucrière et tout le tintouin.
« Il te sert le thé sur un plateau, taquine ma sœur. Que de progrès ! »
Je résiste à l'envie de lui coller une pichenette sur le bras. Eliakim s'installe à table. Thys reste debout à nos côtés, puisque, même si elle le pouvait, ce serait une mauvaise idée de bouger une chaise pour s'asseoir avec nous.
— Je ne savais pas si tu voudrais du sucre, ou même des gâteaux, alors, dans le doute...
— T'as mis les petits plats dans les grands, plaisanté-je sous le regard attendri d'Améthyste.
Il affiche une petite moue, mais esquisse assez vite l'ébauche d'un sourire.
— Un chouia excessif, je le conçois. Nous voilà presque prêts pour petit-déjeuner.
— Vu l'heure, on n'en est pas loin de toute façon.
Nous partageons un rire aussi bref qu'inattendu. Puis s'ensuit le silence. Incapable de soutenir mon regard bien longtemps, Akim empoigne son mug et souffle dedans. Après une gorgée, visiblement trop chaude, il reprend avec une certaine détermination.
— J'aimerais être plus souvent transparent avec toi. À propos de... ce que je ressens, de mes défis quotidiens ou de mes moments de faiblesse. Ce n'est pas chose facile au vu de, des ressentiments qui subsistent entre nous.
— Mh, opiné-je, espérant qu'il n'entreprenne pas d'approfondir ce sujet.
— Je suis néanmoins décidé à essayer. Pour cela, je commence par m'excuser de t'avoir submergé de mes émotions sur le parking. Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise. Je n'ai juste... pas réfléchi.
— Je m'en doute. Y'a pas de mal.
Sur ça, Akim replonge le nez dans sa tasse fumante. Je prends aussi quelques gorgées de son eau chaude aromatisée et m'efforce à mon tour de combler le silence. Un exercice dans lequel je n'excelle pas des masses. Par chance, je suis attablé avec un orateur expérimenté.
— Tu travailles toujours sur la même affaire ? s'enquiert-il, le regard porté sur mes dossiers.
— Oui, toujours.
— Es-tu autorisé à me révéler de quoi il en retourne, dans les grandes lignes ?
Sourire amical aux lèvres, il fait un raccord habille avec notre conversation de l'après-midi. J'ai beau le savoir habitué à animer et orienter ses discours, le voir mener la discussion avec une telle aisance m'asticote. Ça me rappelle combien il est facile pour lui d'endormir son entourage sur ses secrets les mieux gardés. Je joue pourtant le jeu posément.
— Une jeune étudiante, très proche de sa communauté et surtout de sa famille, disparue sans laisser de traces dans l'indifférence la plus totale. Je pense à un enlèvement.
« Pauvre petite. Je prie pour que tu retrouves au plus vite ses bourreaux. »
— J'ai pu récolter pas mal de preuves indirectes. Là, j'attends un document qui me permettra de me procurer ma première preuve tangible. Mais, dans ce genre de situation, je ne suis jamais très patient.
— Cela s'entend, acquiesce Akim.
Il reprend après une courte pause.
— Au lycée déjà, tu détestais les injustices. Te souviens-tu du jour où tu m'as forcé à distraire mon voisin pendant que tu volais son chien-loup ?
« Tu as fait quoi ? s'indigne Améthyste. Mais, une petite seconde, cela signifie donc que vous étiez proches durant votre adolescence ? »
Je la couvre d'une œillade discrète et module ma réponse afin qu'elle soit simultanée :
— Plus ou moins... Et j'ai peut-être volé quelques trucs à l'époque, mais ça, c'était un des mes premiers sauvetages.
L'anecdote a le mérite de me tirer un sourire. J'étais convaincu que ce sale type aurait fini par tuer son clebs à force de le frapper pour l'obliger à lui obéir. J'ai fait ce que je pensais nécessaire et je me souviens qu'Akim, mortifié à l'idée de se faire choper à enfreindre la loi, s'est révélé être un acolyte particulièrement pétochard. Son regard pensif retient mon attention.
— Quoi ? lancé-je alors.
— Rien. C'est juste que...
Ses mains encadrent sa tasse. Il déglutit et tourne nerveusement son alliance autour de son doigt en poursuivant, un brin gêné :
— Améthyste et toi avez les mêmes yeux. Les tiens ont juste une intensité différente, aussi sévère que tes traits. Mais... quand tu souris, ils s'adoucissent et prennent presque le même éclat de jovialité que les siens.
Silencieux, j'incline la tête, halluciné qu'il me sorte un truc pareil. Il comprend tout de suite sa bourde et s'empourpre.
— J'ignore pourquoi je te dis tout ça. Encore une fois, je te présente mes excuses si je te mets mal à l'aise.
Il titille surtout la rancune tenace que j'essaie de dépasser. Je n'arriverai jamais à comprendre pourquoi, de toutes les femmes de la Nouvelle Orléans, Eliakim a choisi de fréquenter puis d'épouser ma sœur si ce n'était par pure volonté de me blesser. Je ne tiens toutefois pas à réduire nos progrès à néant. Ainsi, je ravale mon aigreur et soupire :
— On a tous les deux changés, depuis le lycée. Ça prendra du temps pour réapprendre à se connaître et intégrer nos limites respectives. Je suis pas toujours d'humeur très causante, mais je veux que tu saches que j'ai conscience que tu fais de gros efforts, autant avec ta sobriété et tes TIG qu'avec moi. Je peux pas te promettre qu'on pourra discuter de tout, comme si on était amis, mais j'aimerais aussi que tu te sentes assez en confiance pour te livrer à moi.
— Je te fais confiance, assure-t-il, ce n'est pas le problème. Tu es juste... très intimidant, la plupart du temps. Ce n'est en rien un reproche ! Simplement mon ressenti et je dois avouer que, parfois, j'envie ton aptitude à rester de marbre.
— Mh. Les apparences peuvent être trompeuses. J'ai aussi des émotions et il m'arrive d'être à court de patience.
Il est bien placé pour le savoir.
— Mais j'imagine qu'être entraîné à rester maître de la situation donne un certain avantage dans la gestion des conflits, même lorsqu'ils sont de nature familiale.
— D'accord, souffle Akim.
Je sens cependant son humeur s'assombrir. Il se mord la lèvre, l'air de lutter contre une nouvelle remarque déplacée. Puis il m'accroche du regard, visiblement perdant dans sa lutte intérieure.
— Je suis curieux de savoir ce qu'il en est de tous ces officiers qui s'agenouillent sur des hommes noirs jusqu'à les étouffer, cache-t-il d'un ton passif agressif. Ceux qui brutalisent nos semblables et leur tirent dessus car ils se sentent « menacés », alors que ce sont eux qui détiennent l'autorité et une arme entre les mains. Ne sont-ils pas de même entraînés à affronter toutes ces situations sans devenir des tueurs de nègres ?
— Akim...
— Pardonne-moi, se reprend-il. Je m'emporte alors que tout cela n'est en rien de ton fait. Je n'arrive juste pas... à me sortir cet incident de la tête.
Sa dévaine s'imprime sur ses traits torturés.
— C'est assez normal que tu ressentes cette frustration. T'as pu joindre le Docteur Huang, en rentrant ?
— Oui, il m'a proposé une consultation en urgence demain. Ce que j'ai refusé.
— OK. Et pourquoi ?
— Eh bien, je ne me sentais pas de l'importuner un dimanche.
— C'est ton thérapeute, tes consultations ne sont pas censées l'importuner.
— Je le sais. Les week-ends sont néanmoins sacrés et il n'est pas question de vie ou de mort. Il me recevra mardi matin, ce sera bien assez tôt.
— Si tu le dis.
— Je te l'assure. J'ai été pas mal secoué, c'est vrai, mais j'ai connu pire et j'ai survécu. Je peux attendre quelques jours. J'envisage par ailleurs de me rendre à une réunion demain.
— OK.
— Autre chose me taraude cependant l'esprit.
— Je t'écoute.
Lèvres pincées, il hésite encore quelques secondes avant de se lancer.
— J'imagine les raisons qui t'ont poussé à quitter la Louisiane. Mais pourquoi as-tu choisi de devenir policier, à peine majeur ? C'est tout à ton honneur, seulement, si je ne m'abuse, je ne t'ai jamais connu cette vocation. En toute honnêteté, tu penchais même dangereusement du mauvais côté. Alors, le jour où Ami m'a appris ton métier, cela a été une énorme surprise. Je me demande encore ce qui t'a amené sur cette voie.
C'est assez simple. Ça s'explique même en deux mots : Javier Día.
Je serre les poings, avant de poser mes mains à plat sur la table pour éviter ce genre de réaction machinale, et pèse mes mots.
— Eh bien, tu n'es pas sans savoir que j'ai été accusé à tort d'une chose que je n'avais pas faite. Heureusement, la justice n'a jamais été impliquée. Mais j'ai bien pigé que des vies entières pouvaient être foutues en l'air par un simple mensonge... Alors j'ai décidé que j'allais me battre pour aider les vraies victimes et m'assurer que des innocents ne soient jamais inculpés à tort.
— Séraphin...
Son regard larmoyant me tape sur le système. Il cherche péniblement ses mots dans son flot de culpabilité.
— C'était... Je suis vraiment désolé ne pas avoir-
— Tu m'as posé une question, je t'ai répondu. Restons-en là.
Je me lève en attrapant ma tasse, dont je me débarrasse prestement dans l'évier. J'ai assez donné de bonne volonté et eu ma dose de plates excuses pour ce soir.
« Je me disais bien que cette conversation à cœur ouverts était trop belle pour bien finir... »
— Je vais essayer de dormir un peu, annoncé-je à mon retour dans le séjour.
J'ignore sciemment Améthyste qui me fixe, mécontente.
Sans doute embarrassé, Akim préfère de son côté garder les yeux sur sa tisane. Je continue d'un ton moins sec, histoire de lui montrer que je ne compte pas lui faire la gueule :
— Tu devrais, toi aussi. On partira tôt, demain matin. Du moins, si tu veux toujours te rendre à l'église.
— Toujours, oui.
— OK. Essaie de te reposer un peu, alors.
— D'accord... À demain.
J'opine et me dirige vers ma chambre. Sans grande surprise, Améthyste m'emboîte le pas.
« Je suppose que cela ne sert à rien de te demander à quel mensonge tu faisais référence. »
— Tu supposes bien, grommelé-je en refermant ma porte.
Thys me suit jusqu'à mon lit, où elle continue à me harceler alors que je me prépare à me coucher.
« Ce que vous pouvez m'énerver, avec vos cachotteries et vos non-dits ! J'ignorais même qu'Eli et toi étiez assez proches à l'époque pour qu'il t'accompagne sur une mission de sauvetage canine. Étiez-vous amis ? A-t-il trahi cette amitié en te laissant injustement être accusé de quelque chose dont il te savait innocent ? Est-ce quelque chose dont nos parents sont au courant ? »
— Ils ne le sont pas et, honnêtement, si j'avais voulu t'en parler, je l'aurais déjà fait. Alors, pour la dernière fois, lâche l'affaire.
Elle se renfrogne face à ma virulence. Seulement je suis fatigué de son insistance récurrente.
— Écoute, je comprends que tu te questionnes, Thys. Mais je n'ai pas la moindre envie de parler de cette histoire. Ni à toi, ni à personne.
« Il a dû beaucoup te blesser pour que tu te braques ainsi. »
Son regard reflète toutes ses interrogations, et pourtant aussi une grande indulgence. Évidemment, ça me fait mal de voir que je la déçoit en refusant de me confier. Je lui aurais révélé la vérité depuis belle lurette si je n'étais pas certain que les dégâts seraient cent fois pire. À choisir, je préfère encore décevoir ma sœur que lui briser le cœur. Je me déleste de mon haut avant de m'allonger en soufflant :
— Si tu permets, j'aimerais comater tranquille deux ou trois heures.
« D'accord, accepte-t-elle contre toute attente. Sois tranquille, je n'aborderai plus ce sujet. »
— Merci, murmuré-je, les yeux ancrés aux siens. Je conçois que tu me trouves parfois dur avec toi, mais ne doute jamais du fait que je t'aime très fort.
« Jamais, sourit-elle en me tendant une main que je saisis volontiers. Je t'aime aussi, grand frère. Je te laisse te reposer, dors bien. »
Elle disparaît de ma chambre et je m'enfonce sous mes draps, le goût de la trahison plein la bouche.
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