22 | 𝕀 𝕔𝕒𝕟'𝕥 𝕓𝕣𝕖𝕒𝕥𝕙𝕖*

𝕊i le visage épouvanté de ma sœur ne suffisait pas, les regards choqués rivés sur le policier qui empêche l'accès aux toilettes me décide à m'y précipiter.

— Monsieur... Monsieur, où allez-vous ? C'est à votre tour de régler votre addition !

— Vous ne pouvez pas entrer, Monsieur.

L'injonction du jeune flic posté devant la porte entrouverte succède aux cris de l'employée du comptoir.

Prêt à plaquer une main autoritaire sur mon torse si j'avance encore d'un pas, il reprend d'un ton se voulant assuré :

— Une arrestation est en cours.

Je reconnais sans mal cette hésitation caractéristique qu'ont les petits nouveaux. Il jette machinalement un regard en arrière en entendant son partenaire beugler depuis les chiottes. Améthyste avait raison. Debout non loin des lavabos, Akim fait face à un policier qui insiste pour qu'il s'agenouille au sol.

— Je... Je n'ai rien fait, bégaie Akim en secouant la tête. Je vous l'assure. Je suis juste-

— Bien sûr ! Je connais la chanson. Vous êtes toujours innocents jusqu'à ce que vous ne le soyez plus. J'ai dit : à terre !

Une main sur son arme, l'officier perd toute patience. Il saisit Akim par l'avant-bras et lui flanque un coup de pied dans les jambes. Akim chute lourdement au sol. Mon sang ne fait qu'un tour. Je m'élance à sa rescousse, mais le bleu me barre la route.

— N'approchez pas !

— Je suis Texas Ranger. C'est mon beau-frère, que votre coéquipier malmène.

« Séraphin, libère-le de cette brute ! » s'époumone Améthyste.

Je perçois cette fois sa voix dans les toilettes et tourne mon attention vers elle. Ce flic d'une centaine de kilos pèse sur lui de tout son poids pour le menotter.

— Je n'arrive pas... à respirer, entends-je Akim hoqueter difficilement.

Ce coup-ci, je vois rouge.

— Dégagez de son dos ! ordonné-je en forçant le passage.

Écartant le bleu d'un coup d'épaule, je pousse la porte et fonce vers Akim. Sans plus y réfléchir, je repousse le gros con qui l'écrase. Avec assez de force pour le déséquilibrer. Désarçonné, il tombe à la renverse, les quatre fer en l'air. Il se relève toutefois en vitesse, les traits déformés par la rage.

— Mains en l'air et ne bougez plus ! braille le bleu dans mon dos.

— Reste où t'es ! peste le plus vieux. Bravo, abruti, t'as tout gagné. Je te coffre aussi, pour obstruction et agression d'un officier de police dans l'exercice des ses fonctions.

Il essaie de me choper le bras. Je l'esquive d'un geste agacé, absolument pas enclin à m'écraser face à cet homme. Uniforme ou pas.

L'intéressé me mitraille du regard. Je suis imposant et mes réflexes sont aiguisés. En somme, je lui flaquerai un coup de coude dans les dents bien avant qu'il réussisse à m'allonger. Il doit le comprendre, puisque sa réaction ne tarde pas ; il dégaine son arme de service et la braque sur moi.

À pas extrêmement lents, je recule en virgule pour avoir les deux flics dans mon champ de vision. Le mentor est furax et son poulain ne sait pas réagir autrement face à un refus d'obtempérer qu'en imitant son binôme. Le point positif, c'est que leur attention se focalise à présent sur moi et plus sur Akim.

C'est déjà ça de pris.

Je suis censé être plus à même de me sortir de cette situation. Pourtant, je monte intérieurement en pression sous leurs regards aveuglés par leurs idées reçues. Les avertissements désespérés dont Améthyste me bombarde quant au nombre d'hommes noirs « tués pour moins que ça » ne m'aident pas non plus à penser clairement.

Elle a raison. Ces types se tamponnent de savoir qui je suis, ou que j'ai moi aussi choisi d'œuvrer au quotidien pour la sécurité de mes concitoyens. À cet instant précis, ce sont eux les représentants de l'ordre. Eux, qui tiennent ma vie au bout de leur flingues. Moi, j'en suis réduit à ne représenter qu'une menace. Alors je consens au moins à lever les mains tout en prenant la parole.

— Je n'ai fait que vous éviter de commettre une erreur regrettable, officier. Le genou dans le dos alors qu'un suspect est allongé face contre terre est largement controversé.

— Ha ! Tu veux m'apprendre mon boulot ? aboie le fautif.

Ma rage me prend à la gorge. C'est elle qui se déverse lorsque j'ouvre à nouveau la bouche.

— Si même la mort de Georges Floyd n'a pas changé vos pratiques, je n'ai aucune chance. Tout ce que je veux, c'est que personne ne suffoque le temps de tirer ce malentendu au clair.

« Séraphin, je t'en supplie, cesse de jeter de l'huile sur le feu ! »

— Y'a aucun malentendu ! Cet homme correspond au signalement de notre suspect, qui vient tout juste de s'engouffrer dans les toilettes de ce restaurant. Il est donc en état d'arrestation.

Les jérémiades du flic recouvrent celles de ma sœur. Son opinion est toute faite. Je ne parviendrais pas à le raisonner si je continue à m'emporter. Je prends alors une grande inspiration et me force à me calmer.

Surenchérir n'a servi qu'à envenimer la situation. Moi aussi, je suis pleinement conscient qu'ils auraient pu me tirer dessus. Ils le peuvent encore, au moindre geste de travers. Sauf que... Voir Akim plaqué au sol, avec ce type sur le dos, a déclenché en moi la peur viscérale que ce soit lui qui termine à la morgue ce soir. Je sais malgré tout que je n'aurais pas dû perdre mon sang froid. La meilleure solution pour nous sortir de ce pétrin est de faire appel à mon fidèle pragmatisme.

— Écoutez, je comprends ce que vous me dites. Mais je vous assure qu'il y a erreur sur la personne. Mon beau-frère et moi sommes dans cette pizzeria depuis trois quart d'heure. Je vous répète que je suis Ranger. Je peux d'ailleurs vous montrer ma plaque et vous pouvez me croire sur parole quand je vous dis que, qui que vous cherchiez, ce n'est pas votre homme.

— C'est vrai ! crie une des personnes attroupées à la porte. Ils étaient déjà là quand mes parents et moi on est arrivés.

— Oui, ils ont commandé y'a bien trois quarts d'heure et aucun d'entre eux n'a quitté le restaurant entre-temps, renchérit un employé.

— En plus, il vous dit qu'il est Ranger ! Vous n'avez qu'à vérifier sa plaque.

Le plus âgé des policiers abaisse légèrement son arme.

— Allez-y, montrez-la.

— D'accord. Je vais ouvrir le pan de ma veste très lentement, mais sachez que, pour des raisons évidentes, moi aussi, je suis armé.

Cette annonce les pousse seulement à se cramponner plus fort à leurs crosses. Je m'exécute pourtant avec calme, dévoilant ma plaque que je décroche de ma ceinture.

Je la leur tends ensuite, avec une certaine suffisance.

— Ranger Beauchamp. Vous pouvez effectuer une double vérification auprès de votre central.

Le regard sidéré qu'ils s'échangent frôle le ridicule.

— Maintenant, si vous voulez bien, je vais porter assistance à mon beau-frère. Je peux avoir les clés ?

En dépit des mots prononcés, le ton de ma requête n'a rien de courtois. Le policier plus âgé opine.

— Bien sûr, Ranger. Vraiment désolé pour la confusion, et toute cette situation, mais cet homme-

Je me détourne de ses explications inutiles dès que j'ai la clé en main, allant m'agenouiller auprès d'Akim et Améthyste.

« Tiens bon, mon amour. Séra va t'enlever ces horreurs. »

Toujours sous le choc, Akim tressaille en sentant ma présence à ses côtés.

— Eliakim, c'est moi, le rassuré-je. Je vais t'enlever ça.

J'ignore s'il m'entends au travers de sa respiration chaotique. Je le libère des menottes au plus vite, sous le regard reconnaissant de ma sœur. Les joues baignées de larmes, elle se jette sur Akim en pleurant. Ayant seulement trouvé la force de se redresser sur un bras, celui-ci tremble encore.

— Tu peux te relever ? m'enquiers-je d'une voix toujours basse et tranquille afin de ne pas le bouleverser plus qu'il l'est déjà.

Sa tête bouge en une réponse négative.

— T'es blessé ? T'as mal quelque part ?

Il tapote sa poitrine.

— Je... n'arrive... toujours pas... à... res...pirer.

Encore à moitié avachi par terre, il empoigne le col de son sweatshirt, menaçant de s'étouffer à chaque goulée d'air qu'il essaie d'avaler.

— T'es encore sous le choc, Akim. Tu fais une crise d'angoisse, c'est normal. Mais eh, regarde-moi... Regarde-moi, insisté-je en osant saisir son visage afin d'instaurer un contact visuel.

Ses prunelles troublées s'accrochent aux miennes.

— Je suis là, assuré-je. Je suis avec toi et je vais t'aider à reprendre ton souffle. OK ?

Ses doigts enserrent douloureusement mes poignets tandis qu'il acquiesce.

— Super, on s'y met. Prends une lente inspiration. Tu sens ma peau sous tes doigts ?

Nouveau hochement de tête. Il est toujours tendu à l'extrême, mais il suit au mieux mes instructions.

— Très bien. Maintenant, expire doucement par la bouche... Sens l'air s'échapper de tes lèvres. C'est toi, qui le contrôle. Tu es en sécurité, à mes côtés, et tu as le contrôle de la situation.

Il inspire lentement, puis expire à nouveau par la bouche.

— Voilà, tu gères. T'es courageux, Akim. Je sais que tu morfles, qu'à cet instant précis tu penses probablement que la vie s'acharne sur toi, mais je suis persuadé que tu vas réussir à reprendre le dessus. Et je parle pas juste de ce qui vient de se passer. Tu vas t'en sortir, Akim.

— J'ai besoin de toi, croasse-t-il d'une voix étranglée.

Ses yeux humides brillent de désarroi.

— Je sais... Je suis là et je te soutiendrai quoiqu'il arrive.

Il chuchote un faible « merci », ne détournant qu'à cet instant le regard. Seulement alors il reprend conscience des flics et remarque les badauds debout à l'entrée des toilettes. Je m'empresse de regagner son attention.

— Si je t'y aide, tu penses pouvoir te lever maintenant ?

— Je... Je vais essayer.

Il accepte ma main tendue et se remet debout sur ses jambes fébriles. Les policiers prennent les devants. Ils écartent les clients amassés autour de la porte, ce qui me permet d'accompagner aisément Akim jusqu'à la table la plus proche.

— Je vais m'entretenir brièvement avec eux, annoncé-je en me penchant à sa hauteur. Ça va aller ?

Il acquiesce.

La joue pressée contre l'épaule de son veuf, Améthyste prend à cœur de le réconforter. Je m'éloigne du couple, le rythme cardiaque en vrac, et avance vers les officiers.

— Comme vous avez dû le remarquer, la fenêtre des toilettes était ouverte. Votre type s'est certainement tiré par-là et doit être loin, à l'heure qu'il est.

— Vous avez sans doute raison, reconnaît  celui qui a maintenu Akim au sol.

— Par pure curiosité, quelle était la description du suspect ?

— Je sais très bien ce que vous tentez d'insinuer, s'agite-t-il.

Son bleu intervient dans la seconde.

— Un homme noir, de taille et de corpulence moyenne, portant un sweatshirt gris.

— Vous voyez, il correspondait bien au signalement ! Je pensais pas à mal en l'arrêtant, mais votre ami-

— Mon beau-frère.

— Votre beau-frère, oui, il a refusé d'obtempérer quand je lui ai demandé de s'agenouiller au sol et de mettre les mains derrière la tête.

— Il ne vous est pas venu à l'idée que la peur le pétrifiait ?

— Très sincèrement, non ! Le type après qui on courait a trainé une dame âgée sur le trottoir pour lui voler son sac. Il n'avait pas le profil d'une personne susceptible d'être effrayée par les forces de l'ordre. Je n'ai fait que mon travail, ne vous en déplaise.

— Vous vous êtes surtout gourré de type. Vous comptez aller présenter des excuses à votre victime, ou vous vous fichez royalement du traumatisme que vient de vivre cet homme noir innocent ?

L'agent se borne à me fixer, le torse bombé et les mains accrochées à sa ceinture.

Je pousse un soupir dédaigneux et finis par cracher à l'attention de son jeune coéquipier, lui aussi noir américain.

— Les bons flics savent se remettre en question, même quand ils pensent avoir raison.

— Je suis pas du tout celui pour qui vous essayez de me faire passer, grogne le concerné.

— Continuez de vous le répéter pour vous bercer.

Sur ça, je leur tourne le dos et retourne vers Akim. En plus d'Améthyste, quelques témoins l'entourent. Il remercie une employée qui lui tend un verre d'eau et je me fais intercepter par des clients qui ressentent le besoin de me dire combien ce qui s'est passé est inacceptable et bla bla bla.

J'ai beau savoir que ce flic avait toutes les raisons d'agir comme il l'a fait, ça me reste en travers de la gorge. Cette attitude suintant l'orgueil après coup n'a fait que remuer le couteau dans la plaie.

Je prends le temps de redescendre de mon shoot d'adrénaline, remercie les civils qui sont intervenus et me débarrasse poliment d'eux avant de me diriger vers Akim.

— Prêt à rentrer ? demandé-je doucement.

Il opine et se lève.

— Si t'as encore mal quelque part, que tu souhaites aller à l'hosto ou remplir une plainte, je peux t'accompagner.

— Non, ça va.

— OK.

Je lui adresse un léger sourire et tends le bras pour l'inviter à se diriger vers la sortie. Le manager de la pizzeria nous intercepte de justesse. Il me remercie de mon service* et nous offre l'addition alors qu'il n'y est absolument pour rien dans cette mésaventure.

Arrivé sur le parking, je sors mes clés en pestant mentalement contre cette journée en tout point merdique. Je m'apprête à contourner mon RAM quand on me retient par la manche de ma veste. J'ai tout juste le temps de me retourner qu'Akim me plonge dessus.

— Mille fois merci, Séra, souffle-t-il.

Le visage enfoui dans mon cou, sa main heurte l'étui de mon arme alors qu'il enserre ma taille de ses bras. Son torse se presse partiellement contre le mien. Sentir son cœur battre la chamade à travers nos vêtements me déstabilise encore plus que la chaleur de son souffle sur ma peau.

Étant rationnel, je sais pertinemment qu'il ne cherche qu'à exprimer sa reconnaissance et, peut-être, obtenir un peu de réconfort. Cependant, ainsi pris au dépourvu, je cherche mes mots comme un poisson carpe, les mains encore en l'air de surprise.

« Qu'attends-tu pour l'enlacer ? » me houspille ma sœur.

Le souffle court, je me fais violence pour répondre à son étreinte. Violence pour ignorer que la vulnérabilité de l'homme blotti dans mes bras fait remonter en moi des sentiments que je croyais parfaitement ensevelis.

___

I can't breathe* : « Je ne peux pas respirer », prononcés par Georges Floyd (alors qu'un policier était agenouillé sur son dos), ces mots sont devenus le slogan du mouvement Black Lives Matter (Les vies des Noirs comptent).

Ce mouvement est né en réponse d'un fléau : le fait que les personnes Noires et racisées se fassent plus fréquemment tuer lors d'interpellations de routine.

Remerciements pour service (rendu)* : aux États-Unis, il est courant de remercier les policiers, militaires, pompiers, etc, pour le service rendu au pays où à la population. La devise de la police est d'ailleurs "Protéger et servir".

Hello !

Je voulais juste préciser que quand on dit que les vies des personnes Noires comptent, cela ne signifie pas que celles des autres ne comptent pas. Il s'agit plutôt d'un rappel en réponse à des situations récurrentes où des personnes qui n'auraient jamais dû mourir sont mortes "par erreur" des mains de policiers.

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