21 | 𝔼𝕟𝕔𝕠𝕣𝕖 𝕦𝕟𝕖 𝕗𝕒𝕧𝕖𝕦𝕣

𝕃e soir venu, Eliakim assiste à sa réunion, comme tous les samedis.

Pour l'instant, je mets encore un point d'honneur à l'y conduire, deux ou trois jours par semaine, même s'il y participe en compagnie de sa marraine.

Déjà debout sur le trottoir du Starbucks, j'observe le groupe de parole sortir du lycée. Jacqueen frictionne affectueusement le dos d'Akim durant leur accolade lorsqu'Améthyste les quitte pour apparaître à mes côtés.

« Ce qu'elle est tactile, cette bonne femme ! »

Bras croisés contre sa poitrine, ma cadette continue à bougonner. Je retiens un léger sourire, amusé par sa jalousie infondée.

Ça se voit que Jacqueen n'accorde à Akim qu'une attention amicale. Je dirais même un tantinet maternelle. Il tend à chercher ce genre de relation depuis le décès de sa mère, survenu il y a une dizaine d'années des suites de maladie. Peut-être est-ce inconscient. Mais du plus loin que je me souvienne, Akim a toujours eu ce tempérament complaisant qui pousse la gente féminine à le choyer et les figures masculines de son entourage à le portrayer comme un exemple à suivre.

Bon, cette partie-là, c'était avant ses déboires avec l'alcool.

Les mains enfoncées dans les poches de ma veste, j'attends qu'Akim me rejoigne sur ce versant. Il traverse prudemment la rue après une dernière embrassade avec Jacqueen et me salue du bout des lèvres une fois arrivé à mes côtés.

— Ça va ? m'enquiers-je en constatant que ses yeux sont encore plus petits que d'habitude.

On dirait qu'il a pleuré.

— Oui, opine-t-il dans la seconde.

— OK... La voiture est de ce côté.

Je lui indique la direction à prendre d'un signe de tête. Et, non, je n'insiste pas pour savoir ce qu'il a. Il est suivi par un psy pour cette raison exacte.

« Il te ment, déclare Améthyste alors que nous nous mettons en mouvement. Je te l'ai dit ce matin, juste avant de partir visiter nos parents, la fête de Juneteenth approche et cette période n'est jamais facile pour lui. »

Mh... Apparemment, ça lui rappelle leurs fiançailles. Tout comme la St Valentin lui rappelle leur mariage, et que chaque fête religieuse lui rappelle qu'Améthyste lui a été arrachée beaucoup trop tôt.

Ces évènements s'enchaînent le long de l'année, avec leur lot de souvenirs douloureux. J'ai cru comprendre qu'ils finissent toujours par l'accabler, son incapacité à surmonter ses émotions le repousse inévitablement au fond d'une bouteille.

Bien que j'ai aussi perdu ma sœur, je conçois aujourd'hui que nos peines n'ont rien d'égales. Pour commencer, nous avons des sensibilités différentes. Je suis confronté aux pires horreurs tellement souvent, depuis 18 ans de service, que j'y devient presque hermétique. De plus, je suis médium. La mort n'a pas automatiquement ce côté dévastateur en ce qui me concerne.

Certes, celle de la personne que je chérissais le plus sur cette Terre m'a touché plus intimement. Jusqu'à me mettre à genoux. Mais je me suis relevé. J'ai pu me convaincre que si je ne voyais pas l'esprit d'Améthyste errer dans ce monde, alors elle reposait forcément en paix malgré la nature tragique de son décès. J'ignorais à quel point je me trompais. J'ai donc réussi à continuer ma vie sans Thys, même après avoir échoué l'enquête autour de son homicide, là où Akim s'est écroulé sous le poids de son absence.

« Tu sais, il était à deux doigts de fondre en larmes en se confiant au groupe. Ça me brise toujours autant le cœur, de le voir si bouleversé lorsqu'il parle de moi et de toute la tristesse qui le ronge... Je suis tellement heureuse qu'il soit entouré de personnes bienveillantes, elles aussi déterminées à s'en sortir et à se soutenir. »

« À NOLA, toute la congrégation lui rabâcheait qu'il ne s'agissait que d'une épreuve. Que notre Seigneur ne nous impose rien que nous n'ayons la force de surmonter... Au fond de lui, Eli le sait. Seulement, ce genre de discours n'apaise pas la peine. Seule une profonde empathie, venant de personnes ayant affronté les mêmes pertes, semble être salvatrice. »

L'inquiétude d'Améthyste continue à meubler le silence tranquille qui accompagne nos pas.

« Je ne te cacherai pas que ce mois de juin s'annonce décisif, Séra. Eli n'ose rien te dire, seulement il est déjà à bout alors que Juneteenth n'est que dans une semaine. Il fait part de sa détresse à cette Jacqueen... Mais je pense que tu devrais essayer de l'amadouer afin qu'il se sente enfin assez à l'aise pour se confier à toi. Pourquoi ne pas l'inviter au restaurant ce soir, tiens ? »

Je m'arrête brusquement, mon regard abasourdi braqué sur Améthyste par-delà mon épaule.

C'est vraiment pas le jour pour ce genre de demande !

Gavé, j'ouvre la bouche pour gueuler mon désaccord. Oubliant presque que je risque de passer pour un gros malade, à me disputer avec une personne invisible devant Akim.

Ce dernier s'est lui aussi arrêté et cherche machinalement à comprendre ce que je regarde. Je me reprends et sors mon téléphone par automatisme, feignant de vérifier quelque chose dessus.

« Je sais bien que tu ne raffoles pas de vos têtes-à-têtes. Mais, s'il te plaît, fais un effort Séra. Pour ta petite sœur adorée. »

Thys m'enlace le bras, peu concernée par le fait que ma mascarade improvisée me fasse passer pour un mec bizarre. Elle a même le culot de se pencher pour battre des cils sous mon nez, en me servant sa moue innocente en prime !

« Alleeeeeer, frérot. Vous mangez déjà ensemble tous les soirs, de toute façon. »

Sachant qu'elle ne lâchera pas l'affaire, je finis par céder à son nouveau caprice. Je ravale mon venin et range mon portable sous le regard interrogateur d'Eliakim. Je le surprend ensuite une deuxième fois en lançant de but en blanc :

— Ça te dirait qu'on aille manger une pizza ?

— Eum... D'accord.

À mon tour d'être sur le cul !

Je ne m'attendais pas à ce qu'il accepte si facilement.

Quelques dizaines de minutes plus tard, nous sommes installés à une table tranquille dans le fond d'une pizzeria d'un quartier voisin. J'avais consulté les avis après qu'Améthyste m'ait rappelé l'appétence d'Akim pour les Cajun Shrimp pizza. L'endroit ne paie pas de mine, avec sa décoration ultra-minimaliste : nappes et serviettes assorties aux carreaux colorés qui longent les murs en une unique rangée. Mais la nourriture y est très prisée, notamment les spécialités louisianaises.

Je lance un œil discret vers Akim en choppant ma dernière part de pizza. Il a les yeux rivés dans son plat.

Lors de nos dîners ou petits déjeuners en tête-à-tête, aucun de nous deux n'est totalement à l'aise ni ne se sent à sa place en compagnie de l'autre. Nous avons au moins gagné le mérite d'essayer de coexister en toute bienséance. C'est en discutant principalement de ses réunions et de ses activités du jour à la piscine que nous comblons au mieux les longs silences.

Je l'aperçoit se mordre la lèvre, puis il lance doucement :

— Séraphin, j’aurais encore une faveur à te demander.

Je soupire malgré moi et avale ma bouchée avant de répliquer :

— Quelque chose qui risque de ne pas me plaire ?

— Je le craint fort.

— Bon... Je t’écoute.

— Merci. Eh bien, voilà, il se trouve que j’aimerais aller à l’église.

Son côté droit tressaute, preuve qu'il bouge la jambe de manière compulsive sous la table. Additionné à ça, il me couvre d'un regard fuyant, comme s'il redoutait que la simple évocation d'une église suffise à me plonger dans une rage sans nom.

Pour quel genre de taré il me prend ? Sérieux.

« Dieu soit loué. » souffle Améthyste, une main sur le cœur.

« Tu ne le sais peut-être pas, mais il refuse farouchement de mettre les pieds dans la maison du Seigneur depuis sa destitution. S'il te le demande, c'est qu'il en ressent le besoin viscéral. »

Je n'ai rien contre l'idée. En revanche...

— Si tu demandes à retourner sous la coupe de ce charlatan de Dupree-

— Bien sûr que non ! refute-t-il d'une mine ennuyée. Tu n’y es pas du tout. Joshia Dupree n’est pas le genre de pasteur dont j’aspire à suivre les préceptes. Ses prêches emplis de fausse sagesse me rebutent. Jamais je n’aurais osé sortir à un fidèle endeuillé ce qu’il m’a dit le jour de mon départ de la Nouvelle-Orléans.

Il détourne le regard vers les restes de sa pizza et murmure, plus pour lui-même qu'à mon attention :

— Je n'arrive toujours pas à me pardonner que le Conseil des anciens ait été contraint de le nommer à ma place à la tête de la Clarté Divine.

Flash info : je ne suis pas la personne idéale pour le consoler des remords qui le ronge.

Ainsi poursuis-je sans relever.

— Dans quelle église veux-tu aller, alors ?

— Eh bien... J’ai supposé que, par le plus grand des hasards, tu en aurais une à me proposer. Jacqueen m'a parlé de celle où se rend sa nièce, mais leur pasteur m'a l'air un peu trop extravagant. Je préfère la simplicité et l'humilité.

— OK. Un de mes amis fréquente l'église de la Grâce Éternelle. C'est un peu dans ces eaux-là. Il en est très satisfait et j’ai apprécié toutes les messes auxquelles j’ai participé.

— Tu vas à l’église ?

L'insistance dans ses yeux interloqués souligne un « Toi ? » silencieux bourré de sous-entendus.

Je dois admettre que ses idées reçues à mon sujet me titillent légèrement.

— Je m'y rends quand j'en ressens le besoin, uniquement si on m’y accepte comme je suis, sans jugement ni sermon pro-convertion. Et, crois-le ou non, je n’ai jamais pris feu ou été frappé par la foudre.

Bien que je ne veuille pas l'attaquer, ses préjugés m'agacent et me renvoient à nos anciens travers. Je vois combien ma réponse lui rentre sous la peau. Il l'accueille pourtant sans s'offusquer.

— L’église que fréquente ton ami est donc tolérante, c'est un bon début. Est-ce une congrégation Noire ?

Je lève un peu les yeux en l'air et attrape ma boisson.

— Qu’est-ce que ça change ?

— Tu sais très bien ce que ça change. L’ambiance est… différente.

— Oh, c’est vrai que tu préfères quand ça groove, plaisanté-je. C’est pour ça que t’as intégré du Nipsey Hussle* à ta chorale ?

Et juste comme ça, l'ambiance entre nous change du tout au tout. Akim esquisse un sourire inattendu, faisant ressortir ses fossettes. Il se redresse un peu et croise les doigts dans une posture plus détendue.

— Il s’agissait de l'adaptation d'une de ses chansons en louanges. Est-ce Améthyste qui te l’a dit ?

— Mh, elle s'acharnait à me partager certaines vidéos de ton compte Tiktok.

Un compte entièrement dédié à la paroisse. Thys l'aidait à y promouvoir leurs activités en vue de regagner l'intérêt d'un public plus jeune, à défaut de réussir à les attirer en masse sur les bancs de l'église.

— Elle aimait vraiment beaucoup ce que tu as réussi à faire de votre communauté. Tu l’as rendue très fière, sache-le.

Il opine, à court de mots.

Assise à ses côtés sur la banquette, Améthyste gagatise comme elle sait si bien le faire.

« Aaaaw, je t'adore, grand frère ! Et, toi, saches que vous êtes trop mignons quand vous faites l'effort de discuter comme deux personnes civilisées. »

Décidé à l'ignorer, je me râcle la gorge pour attirer l'attention d'Akim.

— T'as terminé ?

— Oh, oui, confirme-t-il avec un coup d'oeil machinal vers ses restes. Je ne pourrais pas en avaler une bouchée de plus.

— Je vais demander un doggy bag, alors. Tu veux commander autre chose avant qu'on s'en aille ?

— N-Non, merci, décline-t-il, paraissant un chouia bouleversé. Il faut juste... que j'aille aux toilettes. Tiens, ce soir c'est moi qui t'offre le repas.

Déjà debout, il plonge la main dans la poche de sa veste et sort quelques billets de son portefeuille.

— Non, c'est bon. C'est moi qui t'ai proposé de-

— S'il te plaît, Séraphin, j'insiste.

Il pose l'argent sur la table et s'excuse de nouveau avant de s'éclipser vers les toilettes. Sans doute l'évocation impromptue de Thys l'a-t-elle troublé. Nous en parlons généralement peu. Pour la même raison que nous évitons d'aborder des sujets trop délicats depuis son épisode psychotique ; la peur de susciter discorde et rancœur.

L'espace de quelques secondes, je suis pensivement Akim du regard puis me lève pour me rendre au comptoir.

« Eh bien ! C’est vraiment ce qu’on appelle une envie pressante. »

Je tourne un œil interrogateur vers Améthyste. Elle me désigne en gloussant un type encapuchonné qui se rue vers les toilettes. Je secoue légèrement la tête face à son humour on ne peut plus enfantin.

« Aller, me taquine-t-elle, avoue qu'elle était bonne ma blague. »

— Je suis plein de choses, frangine, mais menteur ne figure pas sur la liste.

« Rabajois y vient par contre en tête ! » rétorque-t-elle avant de me tirer la langue.

Je me retiens de rire, puisqu'aux yeux des autres je suis seul dans cette file d'attente.

Thys a toujours eu cette personnalité rafraîchissante qui me détourne de ma grisaille émotionnelle. Supporter ses caprices de temps à autre, c'est le prix que j'ai toujours accepté de payer pour profiter de la chance d'être baigné et réchauffé par sa lumière intarissable.

Elle continue à me coller quelques instants pendant que je patiente pour régler. Occupé à vérifier ma boîte mail, à la recherche d'une réponse de Vasilevnik concernant mon mandat, je ne porte pas une grande attention au fait que Thys disparaisse tout d'un coup. Les esprits tendent à se déplacer sans crier gare, au moindre coup de tête. Ma cadette ne fait pas exception à la règle.

« Séra, viens vite ! hurle-t-elle soudain depuis la porte des toilettes. Eli est en train de se faire arrêter ! »

Frappé d'une subite chaire de poule, je lève brusquement les yeux de mon écran.

___

Nipsey Hussle* : artiste noir américain multi talent, mais surtout rappeur, assassiné en 2019. Il était très populaire à Los-Angeles, d'où il était originaire, car il était engagé, promouvait la culture et la réussite, et, étant entrepreneur, il investissait dans son quartier local. Sa mort a aussi beaucoup touché le milieu du hip-hop.

Note : aux États-Unis, certaines chorales reprennent des chansons populaires prisées pour en faire des louanges. Cela permet de dynamiser leur église et de se connecter aux membres, notamment les plus jeunes.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top