19 | 𝔽𝕠𝕦𝕥𝕦 𝕕𝕠𝕟

— 𝕁e suis toute ouïe, ranger Beauchamp, déclare mon chef, le lieutenant Sandoval.

Appuyé contre son bureau, où s'amoncellent quelques piles de dossiers, il poursuit d'un ton ferme, les yeux rivés sur la montre Timex assortie à sa tenue de cérémonie :

— Vous avez cinq minutes, chrono en main, pour me convaincre de requalifier votre disparition de personne majeure en disparition inquiétante.

Ses yeux noirs autoritaires m'accrochent d'un coup, plus sévères que jamais.

— Et je ne veux plus vous entendre prononcer des mots de la même famille que « instinct » ou « intuition » ! Parce que si je dois vous appuyer, alors que vous remettez en cause le jugement de nos confrères policiers, je veux pouvoir me baser sur des indices concrets et vérifiables par un agent lambda.

« Lui, je l'aime pas, gronde Nehemiah, debout bras croisés à mes côtés. Déjà que mon appréciation des forces de l'ordre a considérablement diminuée depuis que je suis morte dans l'indifférence la plus totale, celui-ci a la tête et l'attitude d'un gros trou duc. »

Son jugement est sans aucun doute faussé par son expérience personnelle, comme beaucoup de citoyens américains.

Miguel Sandoval a néanmoins gagné mon respect à notre première entrevue, tant pour sa personnalité de meneur particulièrement à l'écoute que pour sa remarquable ascension professionnelle. C'est lui qui m'a enjoint à devenir Texas Ranger, puis recruté dans sa compagnie*. Selon ses dires, sa détermination à me compter parmi ses agents reposait non seulement sur mes états de services, mais aussi sur les nombreuses intuitions qui m'ont conduits à des indices clés là où personne n'en voyait.

Mon talent pour les missions d'infiltration n'a été que sa cerise sur le gâteau.

Le seul évènement inconcevable dont je me souvienne le concernant, c'est ce moment où il a tout bonnement deviné la nature surnaturelle de mes « intuitions », peu après mon intégration. Mon secret paraît toutefois bien gardé entre ses mains, ce qui n'a fait que renforcer la confiance que je lui ai accordé ces six dernières années. Nous ne parlons jamais de manière ouverte du fait que je sois médium, ni de l'avantage que ça m'apporte sur certaines enquêtes, mais il le sait. Tout comme je sais qu'il décrypte aisément les pensées les plus profondes de ses interlocuteurs.

Ceci dit, je me retiens d'adresser une œillade à Nehemiah face à mon lieutenant.

Bien qu'il soit au courant pour mon don, je ne suis pas à l'aise de l'exposer. Aux yeux des autres, ça donnera toujours l'impression que je regarde dans le vague, ou que je parle seul, et je ne tiens pas le moins du monde à passer pour un fou.

Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours entendu parler de mon aïeule maternelle en de tels termes. Elle a passé plus de vingt ans en hôpital psychiatrique, parce qu'elle a eu le malheur de révéler à son mari, notre défunt grand-père, qu'elle pouvait voir et communiquer avec des esprits. Je commence alors une lecture en diagonale de mon rapport explicatif en faisant fi de l'agitation du fantôme à mes côtés.

— Comme vous le savez, les parents de Nehemiah Bellacruz ont signalé sa disparition en novembre l'an dernier. Soit il y a 6 mois.

« Autant dire une éternité... » maugrée la concernée.

Je poursuis sans discontinuer :

— Ils ont informés la police de Raymondville, leur lieu de résidence, que leur fille n'était pas rentrée de l'université. C'est pendant ma mission là-bas que j'ai entendu parler de l'affaire.

« Par la principale intéressée, d'ailleurs. Je n'en reviens toujours pas d'être tombée sur un Texas Ranger médium en mission d'infiltration, au beau milieu d'un détournement de camion de médicaments. Dire que je croyais même pas aux médiums de mon vivant ! »

— Elle suivait un cursus en Technologie des Médias et de la Communication à Rio Grande. Les policiers locaux et ceux de Raymondville ont statué pour une disparition volontaire, faute d'éléments directs prouvant le contraire. Mais...

« Dit lui que j'aurais jamais abandonné ma famille ! », m'urge Nehemiah.

— ... cette jeune femme était très proche de ses parents, souligné-je après une seconde de flottement due à cette nouvelle interruption.

« Insiste sur le fait que je ne me serais jamais barrée en leur tournant complètement le dos à cause de... d'une vulgaire dispute, ou je ne sais quoi d'autre liée à ma transidentité ou mon mode de vie ! C'est que des conneries que tes collègues des autres villes ont voulu faire croire. Mais mes parents m'aimaient, m'acceptaient comme je suis, et je leur rendait leur amour au centuple. »

Je m'efforce au mieux de les ignorer, elle et la détresse béante qui transparaît derrière la rage de sa voix cassée.

Elle lutte contre son chagrin en usant de sa fureur comme rempart, mais il m'est impossible de ne pas voir à quel point elle souffre.

Je me dois pourtant de rester impassible.

— Bellacruz faisait partie intégrante d'un petit groupe d'amis très soudés sur le campus. J'ai pu discuter à distance avec eux, ainsi qu'avec une large communauté d'influenceurs populaires auprès desquels elle évoluait sur divers réseaux sociaux. Ajouté à ça, elle a été décrite comme une étudiante déterminée et très prometteuse lorsque j'ai contacté ses professeurs. Elle allait obtenir son diplôme haut la main cette année et avait même déjà soumis sa demande de graduation*. Tous s'accordent à dire qu'elle n'aurait jamais tout abandonné derrière elle sur un coup de tête et sont même prêts à le déclarer sous serment. La piste d'un mystérieux nouveau petit ami avec qui elle aurait pu s'enfuir est aussi remise en cause par son entourage.

« Ça, les flics l'ont juste inventé pour cacher leur incompétence et vite jeter mon dossier aux oubliettes ! »

Dorénavant incapable de tenir en place, Nehemiah fulmine.

Elle se téléporte soudain derrière le bureau où s'appuie nonchalamment mon chef et attrape un cendrier, qu'elle menace d'envoyer valser pour ponctuer sa déclaration. Je la fixe, avec une telle intensité qu'elle le ressent, et secoue légèrement la tête quand elle capte mon regard insistant.

Le lieutenant Sandoval me dévisage, faisant apparaître quelques plis supplémentaires sur son front ridé, puis se retourne à moitié pour voir ce qui détourne mon attention.

Nehemiah pose le cendrier de justesse, peu avant que mon chef ne puisse l'observer lévitant dans les airs.

— Venez-en aux preuves concrètes, Séraphin, s'impatiente-t-il en se retournant vers moi.

Prenant appui sur le bureau, Nehe se penche par-dessus son épaule et lui hurle à l'oreille.

« Qu'est-ce tu veux entendre de plus ? Sale tête de con ! »

Je me racle la gorge, bien moins imperturbable que je le souhaiterais après tant d'années à gérer ce genre de situations rocambolesques ; imposées par mon foutu don.

— Eum... oui. J'en aurai dès que vous m'autoriserez à reprendre cette affaire, Lieutenant.

Ce dernier pousse un soupir blasé, face auquel je m'applique à ajouter :

— Il est vrai que rien n'est sûr du côté des caméras de surveillance de l'université, ou des autres lieux qu'elle a pu visiter ce jour-là, mais j'ai la ferme conviction que l'obtention d'un mandat pour la vérification de ses comptes bancaires prouvera que la jeune Bellacruz n'a plus effectué de mouvements de fonds depuis sa disparition. J'aimerais d'ailleurs regrouper son dossier avec d'autres disparitions suspectes signalées depuis l'année dernière, toujours dans l'Est de l'Etat. Il s'agit de trois prostitués, dont deux femmes et un homme, ainsi que d'une jeune cadre et d'un post-ado qui venait à peine de terminer le lycée.

— Mh, des profils assez hétéroclites, constate-t-il, dubitatif.

— Il en va de même pour leurs appartenances socio-ethniques, bien qu'il s'agisse en majorité des personnes de couleur issues de milieux modestes.

Sauf que Nehemiah m'a affirmé avoir discuté avec un gamin à travers les murs de la chambre où elle a été retenue captive, après avoir été achetée telle une vulgaire marchandise. Il lui a révélé avoir été enlevé quelques mois avant elle, peu après la fin de ses études secondaires. Elle se souvient encore de son nom et j'ai été médusé que son identité corresponde à un des jeunes délinquants portés disparus l'an dernier. C'est ce qui m'a permis de trier les dossiers de disparus, puis de regrouper ces six-là.

— Alors, certes, pris un par un, chacun de ces cas peut sembler anodin. Les seules similitudes étant que l'entourage de toutes les victimes jure qu'elles ne seraient jamais parties du jour au lentement sans aucune explications. Cela dit, après avoir lu les rapports de signalement et les déclarations des proches, je me dis que ces disparitions sont forcément liées.

Cette collecte d'informations m'a pris près de 5 mois, mais mes preuves indirectes s'annoncent solides. Le lieutenant acquiesce, avant de décréter :

— Vous pensez à un réseau de trafic d'êtres humains.

Une fois de plus, il vise extrêmement juste. Réussir à cacher à cet homme ce qu'on a en tête relève d'une rare prouesse. En tant qu'enquêteur, je me dois cependant de nuancer ma réponse comme si le fantôme de la victime n'orientait pas fortement mes recherches.

— En autre, oui. À ce stade, j'ignore encore dans quoi je m'embarque. Les profils paraissent toutefois bien trop différents pour qu'il s'agisse d'un tueur en série et aucun corps de disparu n'a encore été retrouvé.

Après une moue contrariée, certainement due à l'imminant conflit entre police locale et agence fédérale si mon hypothèse s'avère correcte, le lieutenant Sandoval se décolle de son bureau et se redresse complètement.

— Dernière question, Ranger. Pourquoi vous acharner à récupérer des affaires dont tout le monde se fiche ? Vous venez tout juste de boucler ce que je peux aisément me risquer à qualifier de la plus grosse infiltration de votre carrière.

— Eh bien, je vais désobéir à l'ordre direct que vous avez formulé il y a peu, mais mon instinct me dit qu'il y a eu enlèvement. Et après plusieurs mois d'enquête officieuse, même si je n'ai pas encore tous les tenants et les aboutissants, je suis aujourd'hui certain que ces six affaires sont liées. Alors la simple idée de laisser ces prédateurs dans la nature, libres de détruire des vies en s'en prenant à qui bon leur semble, me révulse au point d'en perdre le sommeil.

Il sourcille à peine en mettant fin au chronomètre qui tourne sur sa montre.

— Très bien, ranger Beauchamp, vos cinq minutes sont écoulées. Je ne souhaite pas être en retard à l'inauguration du nouveau monuments au mort. Vous n'êtes pas sans savoir que le capitaine des Ranger sera aussi présent.

J'opine pour seule réponse. Le lieutenant Sandoval soupire en enfilant sa veste d'uniforme, arborée de médailles et d'insignes liées à son rang et son unité. Il ajuste ensuite le lacet de cuir qui lui sert de nœud papillon, avant de poursuivre :

— J'accepte votre requête explicative visant à requalifier l'affaire Bellacruz.

« Attends, j'ai bien entendu ? » me questionne Nehemiah, le visage en suspens.

— J'espère que vos fermes convictions suffiront à convaincre un juge de délivrer un mandat.

— Moi de même.

« ¡ Ay, gracias a Dios ! » s'exclame enfin la principale concernée.

Passant d'un extrême émotionnel à l'autre en se rendant compte qu'il statue bien en sa faveur, Nehe crie sa joie et lève les bras en signe de victoire. Ce qui s'avère très prématuré en sachant qu'il ne s'agit que d'une première étape. Mais je comprends son enthousiasme.

« Si tu m'autorisais à te toucher, je t'embrasserais pour te remercier ! » exhulte-t-elle, toute guillerette tandis que mon chef récupère la copie du dossier que j'ai préparée pour lui.

Celle-ci rejoint les autres pochettes jaune moutarde empilées sur son bureau pendant que Nehemiah poursuit ses digressions.

« Non, en fait, je te ferais bien plus que ça ! »

Nul besoin d'un dessin pour expliciter le sens de son sourire en coin.

Bien que ma médiumnité amplifie l'intensité de mes interactions avec les esprits, tous ne sont pas assez puissants pour être perceptibles physiquement. Nehemiah l'est toutefois devenue assez rapidement dans son existence spectrale. Elle se montrait déjà un peu trop familière et bien trop tactile à notre rencontre, probablement emportée par l'exaltation de se sentir à nouveau vue et entendue dans cette nouvelle réalité paranormale. Raison pour laquelle il m'a fallu lui imposer des limites claires quant à mon intimité.

« Je file annoncer la bonne nouvelle à mes parents. T'es mon héro du jour, Sexy Séra ! À plus. »

Habitué à ses départs subits, je hoche la tête, et reprend à l'attention du Lieutenant, prêt à regagner la sortie dès qu'il le sera.

— Je comptais recourir à l'appui de la procureur fédérale, si vous n'y voyez aucun inconvénient.

Il se tourne vers moi en ricanant.

— Anya Vasilevnik, hein... Rien que ça ?

La réputation féroce de cette femme fatale à la beauté froide n'est plus à faire. Son nom en fait trembler plus d'un.

— Il m'a semblé comprendre qu'elle est chargée du dossier d'accusation lié à votre récente mission.

— Tout à fait.

— Elle représente un atout non négligeable, effectivement, confirme-t-il en se coiffant de son chapeau Stetson, un des symboles emblématiques des Texas Rangers.

Il entame ensuite sa marche vers la porte tout en ajustant les manches de sa chemise bleu pâle sous sa veste noire. Je lui emboîte tranquillement le pas et referme derrière moi en sortant de la pièce.

— Veillez juste à peaufiner les moindres détails de votre demande, Ranger, que l'on ne m'accuse pas encore d'encourager le gaspillage des ressources de nos chers contribuables en autorisant des réouvertures d'enquêtes totalement arbitraires.

— Bien reçu, Lieutenant.

Gratifié d'une tape courtoise dans le dos, démonstration de son soutien, je m'en vais dans la direction opposée. Je quitte le couloir menant à son bureau d'un pas mesuré et traverse la salle principale du bâtiment administratif pour rejoindre mon poste de travail.

Le chef m'autorise à reprendre l'affaire de Nehe. La procureur m'a à la bonne depuis que je lui ai servi ces sales types de la prison de Raymondville sur un plateau. Donc elle devrait accepter de m'aider une nouvelle fois en trouvant un juge disposé à me délivrer mon mandat. Elle m'a déjà prouvé combien elle a le bras long avec l'accord inespéré que j'ai réussi à décrocher pour Eliakim. Eliakim avec qui tout semble d'ailleurs au beau fixe, depuis quelques semaines.

À croire que j'ai vraiment le cul bordé de nouilles en ce moment.

Ma satisfaction me pousserait presque à siffloter. Je me concentre toutefois afin de relire et apporter les modifications nécessaires à la requête que je vais transmettre à Vasilevnik.

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Compagnie* : Les Texas Rangers sont organisés en "compagnies". Chacune est dirigée par un lieutenant, et le capitaine des Rangers supervise l'ensemble des opérations des Rangers dans sa région ou pour un cas particulier.

Demande de graduation* : procédure américaine par laquelle un étudiant demande officiellement à son université de vérifier s'il a rempli toutes les conditions nécessaires pour obtenir son diplôme, et ainsi pouvoir participer à la cérémonie de remise des diplômes. Contrairement au système français, cette vérification n'est pas automatique à la fin du cursus et doit être demandée plusieurs mois à l'avance.

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Personnage introduit :

• Miguel Sandoval / âge non défini / télépathe (mais shht, c'est un secret) / chef de Séraphin.

Booooon ! Alors, ce chapitre ?

J'introduis enfin des éléments de la sous-intrigue policière. 😅  C'est pas un de mes points forts, donc surtout si vous pensez relever des incohérences dites-le moi que je les examine. 🙏🏿

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