1 | ℂ𝕒𝕝𝕝 𝟡𝟙𝟙
« ℝéveille-toi, Séra ! »
« Allez, je t'en prie, debout ! »
Un bruit de fracas me réveille en sursaut.
Je me redresse immédiatement sur ma chaise, les bras engourdis, la bouche pâteuse et la tête dans le coaltar.
— Putain de merde...
À en juger par les photos éparpillées sous mes yeux fatigués, je me suis encore endormi sur les dossiers de mon enquête. Un soupir lassé m'échappe.
— On ne change pas une équipe qui gagne, baragouiné-je.
Je me débarrasse mollement du post-it accroché à ma barbe. Une pression sur le bouton de mon téléphone, abandonné juste à côté du verre où gît un fond de Barbancourt*, m'indique qu'il est tout juste 2 heures du matin.
Nouveau soupir.
Le mal de dos dû à ma position inconfortable me tire une grimace. Je m'étire en écartant les bras en grand et bouge la tête dans de légers mouvements circulaires avant de masser mon épaule douloureuse d'un geste machinal.
Une fois de plus, j'émerge d'un cauchemar mêlant cris et sang. J'ai l'impression d'encore entendre l'écho des froissements de tôle et le son insoutenable d'un klaxon sans fin. Mais l'accident dont je viens de rêver, et qui fait encore battre mon cœur à mille à l'heure, ne me rappelle aucune des affaires que j'ai traité ces derniers mois.
Longeant le bras, j'attrape ma bouteille de rhum. Bien décidé à noyer ce énième songe dramatique au fond d'un verre. Je fronce toutefois les sourcils, incapable de m'expliquer pourquoi c'est l'odeur entêtante du rhum Bayou qui remplit mes narines.
« Allô ! L'Au-delà appelle Séraphin ! »
Des mains se plaquent sur la table.
Je bondis de ma chaise et renverse mon verre sur mon dossier d'enquête en me levant. C'est le bruit-même qui m'a réveillé, accompagné d'une voix féminine. Une voix que je reconnaîtrais entre mille, même après deux ans.
— Am– Améthyste ?
Son apparition spectrale se redresse avec une petite moue.
« Oui, grand frère. J'essaie d'entrer en contact depuis cinq bonnes minutes. Je t'ai même touché dans ton sommeil dans l'espoir que tu aies une de tes visions. »
Je... Je suis sur le cul !
Je n'en reviens pas d'avoir ma petite sœur face à moi. Toujours aussi resplendissante qu'une rose, malgré la lueur de panique qui entache l'éclat de ses magnifiques yeux hazels.
— Tu n'es pas passée de l'autre côté, constaté-je tristement.
« Je ne le pouvais pas, déclare-t-elle en secouant la tête, la mine tout aussi peinée. Je ne suis cependant pas là pour cela, Séra. Eliakim mwen bezwen ou.* »
— Akim ? haleté-je, non plus sous l'effet de la surprise, mais de la brusque montée d'inquiétude qui comprime ma poitrine. Ou vlé di... li mouri ?
« Pas encore, me rassure Améthyste, les prunelles solidement attachées aux miennes. Mais li risqué mouri si ou pa call 911. »
— Merde...
La main encore trempée d'eau de vie, je saisis mon téléphone sans réfléchir et compose ces trois chiffres d'un doigt tremblant. Des bribes de mon rêve me reviennent, et ma déduction s'établit en quelques secondes : ma sœur a voulu me montrer la dernière frasque de son mari.
— Où se trouve-t-il ? m'enquis-je, enfin complètement alerte. Et que s'est-il passé ?
— 911, quelle est votre urgence ?
La voix calme de l'opératrice retentit dans le combiné. Un contraste total avec celle d'Améthyste. Son teint, habituellement d'un doré chaud qui illumine ses yeux de chat, est blêmit par l'angoisse. Elle enchaîne d'une traite en commençant les cent pas dans la pénombre de mon salon :
« Il a fait une sortie de route, pas très loin de l'ancienne plantation Saint-Pierre. Après plusieurs tonneaux, la voiture s'est écrasée dans un ravin. C'est une– »
— Toyota Carmy rouge, année 2018, je sais. Mais t'es en train de me dire qu'Eliakim a eu cet accident à la Nouvelle-Orléans ?
Ma sœur me fixe comme si je venais soudain de perdre une dizaine de points de QI.
« Eh bien, oui, Séra ! martèle-t-elle en créole. Eli habite encore le quartier de Bywater. Il n'a abandonné ni notre amour, ni notre maison malgré mon décès. »
— Monsieur, s'il vous plaît, je ne parviens pas à vous comprendre clairement. Êtes-vous blessé, ou contraint de parler à voix basse ?
Éberlué, je raccroche aussi vite que j'ai appelé les secours et engueule Améthyste sans aucun remord.
— Meuf, tu me dis ça comme si c'était tout à fait normal ! m'agacé-je. Comment veux-tu que j'explique à une opératrice du 911 que je signale un accident qui vient tout juste de se produire dans l'État voisin ? Elle croira à un canular même si je lui cache que je suis médium et tu peux être sûre que ton mec ne se fera jamais secourir.
« Je sais bien ! Mais n'importe qui peut passer un appel anonyme. Nul besoin pour cela de savoir communiquer avec les esprits. Il te suffit juste... de prétendre être un témoin de l'accident ? »
— Sauf que je viens d'utiliser mon téléphone perso. Le numéro s'affiche automatiquement sur leur écran, alors elle a d'office vu mon indicatif. Elle risque même de–
Je n'ai pas le temps de boucler ma phrase que mon portable sonne. Blasé, je le tend sous le nez de ma défunte sœur. Elle me fait les gros yeux en gesticulant et s'emporte :
« Qu'attends-tu donc pour répondre ? »
— De savoir quoi dire, tiens !
« Pourquoi ne pas... simplement dire que tu étais en ligne avec lui ? » hasarde-t-elle.
— Et risquer de perdre en crédibilité si un enquêteur louisianais zélé décide d'éplucher ses appels pour corroborer mes dires ?
« Alors tu trouveras des justifications ensuite, Séraphin ! Mon mari se meurt ! »
L'aura translucide entourant Améthyste se brouille. Les nattes mi-longues qui retombent sur ses épaules sont balayées par les fluctuations de son énergie spectrale. Cette dernière souffle quelques-unes des feuilles de papier éparpillées sur la table. L'ampoule du lampadaire à l'angle du meuble de la télévision clignote et tous les objets du salon se mettent à vibrer.
En une fraction de secondes, Améthyste est à mes côtés. Elle m'empoigne d'un coup le poignet. Une vision d'Eliakim, ensanglanté et inconscient, se placarde alors douloureusement dans mon esprit.
— D'accord ! Bordel... juré-je en me dégageant avant de décrocher, dépité. Allô, ici Séraphin Beauchamp, Texas Ranger.
J'entends l'opératrice taper sur son clavier, probablement pour vérifier mon identité après avoir saisi ses premières notes dans le rapport d'appel.
— Bonsoir agent Beauchamp, reprend-elle quelques secondes plus tard. Je m'appelle Grace, comment puis-je vous assister ?
— J'appelle pour signaler un accident en Louisiane, sur la route près de l'ancienne plantation Saint-Pierre. Un homme est grièvement blessé ; Eliakim Día, 34 ans, au volant d'une Toyota Carmy rouge de 2018, immatriculée...
« C A R - 756 », m'indique Améthyste, le regard larmoyant et les mains jointes.
Je répète après elle :
— Charlie, Alpha, Romeo, sept-cinq-six. Le véhicule a chuté dans un ravin après une violente sortie de route. Vous devez envoyer des secours immédiatement.
— Ranger Beauchamp...
Le léger blanc qui traine avant qu'elle poursuive annonce qu'elle a capté l'incohérence.
— Pardon, mais... Votre appareil borne actuellement au 4212 Tanglewood Drive, à Fort Worth. Pouvez-vous me confirmer qu'il s'agit bien de votre localisation actuelle ?
— Oui, je... je suis bien à mon domicile, au Texas. Écoutez, je sais que ça peut paraître étrange, mais croyez-moi sur parole, il s'agit d'une urgence vitale. Eliakim Día est le veuf de ma défunte sœur. Il habite la Nouvelle-Orléans et est actuellement en grave danger.
Le silence n'est encore entrecoupé que par les doigts de l'opératrice qui pianote sur son clavier.
Effectuant sans doute une montagne de vérifications supplémentaires, elle finit par reprendre, pragmatique :
— Très bien, Ranger. J'envoie une équipe sur place immédiatement.
Incapable de contenir mon soulagement, je souffle d'une voix fébrile :
— Merci, Grace.
___
Rhum Barbancourt : marque de rhum haïtien.
*Créole haïtien : Mon Eliakim a besoin de toi.
.
Personnages introduits :
• Séraphin Lucien Beauchamp / 36 ans / médium / frère ainé d'Améthyste.
• Améthyste Naomi Beauchamp, épouse Día / morte à 28 ans / sœur cadette de Séraphin.
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