Toutes les fleurs ont des épines (I)


Le soleil déclinait derrière les nuages quand sa mère entra dans sa chambre, teintant le ciel d'orange.

Madame Leroy était d'une grande beauté dans sa jeunesse. Fine, élancée, des cheveux d'ébène soulignés par des yeux noisette dont Calliope avait hérité. Les traits de sa mère avaient avec la force de l'âge mûri en une grâce qui lui seyait parfaitement.

D'un geste, sa mère renvoya sa camériste qui lui ceignait sa robe.

Une robe somptueuse, pourpre bordée d'or, lui ceinturant la taille pour s'épanouir à ses pieds.

- Vous pouvez y aller, Hedwige, je me charge du reste.

Avec un sourire, elle remercia la femme de chambre qui dans une courbette s'éclipsa de la pièce.

- Assieds-toi.

Calliope s'assit sur la chaise que lui tirait sa mère face à sa coiffeuse.

Depuis combien de temps ne m'a-t-elle pas brossé les cheveux ainsi ? s'interrogea-t-elle interdite.

D'ordinaire, c'était Hedwige, qui s'occupait d'elle, sa mère bien qu'aimante était bien trop prise par ses devoirs. En tant que membre de l'élite, elle avait le droit de travailler et assistait donc son mari à la direction du conglomérat.

Tous deux n'étant présents que par intermittence auprès d'elle, Calliope, dès un très jeune âge, s'était formée une carapace lui permettant de supporter l'isolement et sa solitude.

Aussi fut-elle prise au dépourvu alors que sa mère s'activait dans son dos. La visite était sans aucun doute sérieuse.

S'attardant fugacement sur le reflet de sa mère dans le miroir, Calliope vint à penser que le moment était peut-être venu pour partager son ressenti.

- Je ne veux pas vous accompagner ce soir, murmura-t-elle.

Sa mère cessa un instant son mouvement avant de poser la brosse et de faire pivoter le fauteuil de sa fille vers elle.

- Ma Calliope, fit-elle en s'agenouillant devant elle. Une vie ne se construit pas qu'avec ce que l'on veut, elle se fait aussi avec ce que l'on doit. Et il nous faut parfois faire des choses que l'on ne veut pas. C'est une suite de concessions entre les deux pour arriver à un équilibre.

- Mais... Je ne veux pas y aller.

- Quel enfant tu fais.

La mère entraîna la fille jusqu'à son lit où elles s'assirent toutes deux.

- Tu as eu seize ans il y a peu, au regard du Royaume et du Roi, tu es une femme faite, et tu te dois d'être présentée comme telle désormais.

L'esprit de Calliope se vida un instant. Ses mains se crispèrent l'une sur l'autre et elle inspira fortement.

- C'est donc de cela qu'il s'agit, mère. Vous avez l'intention de me marier ce soir.

-Non, non, bien sûr que non !

Madame Leroy prit le visage de sa fille entre ses mains et, après une hésitation, ajouta :

- Pas dans l'immédiat, du moins.

Calliope suffoqua un instant.

Elle avait toujours su plus ou moins que ce jour arriverait, mais elle avait gardé en elle l'infime espoir que, peut-être, son père pourrait y remédier. Enclin qu'il était à faire les choses comme il le voulait. Voilà qu'à présent cet espoir s'évaporait.

Devant l'air totalement dépité de sa fille, madame Leroy reprit avec douceur tout en lui glissant une mèche de cheveux derrière l'oreille.

- Je sais que le mariage est une idée terrifiante, surtout à seize ans. Et ce n'est certainement pas le rêve de toutes les jeunes filles, crois-moi, j'ai eu ton âge. Mais, ajouta-t-elle en relevant le menton de Calliope pour la fixer du regard. S'il nous est impossible de changer les lois faites par les hommes, il ne nous est pas impossible de changer l'homme lui-même.

Calliope dévisagea sa mère d'un air circonspect.

- Que voulez-vous dire ?

Un petit rire s'échappa des lèvres de Madame Leroy.

- Il fut un temps où ton père n'adressait même pas un regard aux membres du Quatre ou du Trois.

La jeune fille écarquilla les yeux de surprise. Cela lui paraissait inconcevable, la totalité de leur personnel justement provenait de ces deux Secteurs. Et son père avait – du moins devant elle- toujours fait preuve de gentillesse et de respect à leur égard.

Elle ne chercha pas à contredire sa mère, sachant qu'elle était de ces femmes à ne jamais rien prononcer à la légère. Et la surprise passée, Calliope sentit monter en elle une vague de curiosité.

- Racontez-moi, s'il vous plaît !

Ses parents étaient très avares concernant leur passé, Calliope ne connaissait presque rien de leur vie avant qu'elle ne naisse. Lorsqu'elle posait des questions, ses parents changeaient invariablement la discussion, ou prétextaient avoir du travail. Elle avait, en de rares occasions, entendu ses parents citer telle ou telle connaissance, le nom d'un parent : George. Mais c'était là à peu près tout.

- Il y a un temps pour tout et ce n'est pas celui-ci, mais je te raconterai. En attendant, lève-toi, ton père est dans le salon et nous avons un gala qui nous attend.

Calliope suivit sa mère dans sa robe vert émeraude jusqu'au salon, en se résignant. Ce n'était pas ce soir encore qu'elle aurait des réponses à ses questions.

Dans leur spacieux salon, femmes de ménage et majordomes s'étaient rassemblés le long des colonnes de marbre blanc, pour voir partir leurs employeurs.

Son père, en face d'un imposant miroir, semblait se débattre avec la cravate de son costume. Grand et sec, des cheveux aussi noirs que ceux de son épouse et sa fille, lorsqu'il les vit toutes les deux dans le miroir, il se retourna et écartant les bras dans un geste désabusé, il soupira :

- Je suis à la tête d'un conglomérat regroupant pas moins de deux cent mille personnes devant lesquelles je peux prononcer des discours sans trembler et je suis pourtant incapable de mettre une cravate !

Calliope pouffa derrière sa main alors qu'Hedwige sa femme de chambre sortait des rangs pour venir en aide à son employeur. sa mère comme elle l'avait fait avec elle dans sa chambre, remercia celle-ci et entreprit d'aider son mari.

- Oh, merci, Mathilde ! Fichu machin !

- Mais de rien, très cher. Je n'ai encore jamais vu un homme parvenir à mettre une cravate tout seul, aurions-nous devant les yeux le seul point faible de la gent masculine ?

- Pauvre de nous dans ce cas. Peut-être devrais-je retirer toutes mes cravates de notre penderie, qui sait ? Tu serais bien capable de m'étrangler avec durant mon sommeil !  s'exclama son père.

- Hum, je n'oserais pas, tu sortirais les griffes ! répliqua sa mère, joueuse.

Tandis qu'ils s'esclaffaient, Calliope observa ses parents d'une tout autre perceptive. La discussion qu'elle avait eue avec sa mère tournait en boucle dans sa tête.

Comment un homme aussi chaleureux et enclin à rire à propos d'une cravate peut-il avoir un jour était assez hautain et imbu de lui-même pour détourner le regard de la vue d'un Quatre ou d'un Trois ? songea-t-elle, incrédule.

Ayant sans doute senti son regard sur lui, son père leva les yeux vers elle.

- Viens là, demanda-t-il avec un geste du doigt.

Elle obtempéra et son père put poser ses mains sur ses épaules nues.

- Tu es magnifique, ma chérie.

Il y avait de la fierté dans les yeux de son père, mais aussi et Calliope le distingua rapidement de la tristesse. Elle déglutit :

- Merci.

- Que fait-on lorsque quelque chose nous déplaît ? lui demanda-t-il alors.

Elle fut tentée de sourire. Il lui posait cette question depuis qu'elle avait sept ans et cela à chaque fois qu'elle était contrariée. Se pouvait-il qu'il ait entendu la discussion qu'elle avait eue avec sa mère auparavant ? C'était à croire que Mr Leroy pouvait entendre tout ce qui se passait chez lui, même s'il n'était pas dans la pièce.

- Nous enfilons notre masque.

Son père sourit.

- Et ensuite ?

- Écoute avec tes oreilles, observe avec tes yeux, fuis si tu le dois, mais ne sors les griffes qu'en dernier recours.

Aussi étrange que pouvait paraître la métaphore, Calliope la répéta d'une traite, comme une bonne élève et les yeux de son père brillèrent de fierté de nouveau.

- Bien, dit-il avec tendresse. Tout le monde possède un masque, Calliope. Un visage de façade que l'on met en société pour éviter de montrer ce que l'on pense vraiment. Enfile le tiens et voilà tout ce que les autres pourront voir. Personne alors ne pourra te blesser, personne !

Les lèvres de Calliope tremblèrent. Elle savait qu'une fois la porte de chez eux franchie, commencerait une longue période pendant laquelle ses « prétendants » engageraient d'interminables discussions pour avoir sa main, et son père aurait alors l'obligation d'accorder sa bénédiction à l'un d'entre eux. D'ici un an ou peut-être deux, elle serait forcément une femme mariée et cette idée la terrifiait !

- Papa, maman, j'ai peur !

Ses parents échangèrent un regard avant d'attirer leur fille unique dans leurs bras. Coincée ainsi entre eux, elle sentit leurs trois cœurs battre fortement à l'unisson, et après que son père lui murmurât d'être forte et courageuse, ils s'écartèrent l'un de l'autre au son d'un reniflement.

Par le Roi ! pensa-t-elle, mortifiée.

Avec tout ça, Calliope en avait oublié la présence de leurs employés et de toute évidence, la petite scène les avait émus. Certains se mouchaient discrètement et des yeux humides les regardaient avec une certaine douceur.

Embarrassée d'avoir été vue aussi vulnérable, ses joues se teintèrent de rose et elle fit de son mieux pour adopter l'attitude distinguée de l'élite une nouvelle fois.

Son père pour dissiper sa gêne s'éclaircit la gorge alors que sa mère se contenta d'un léger sourire.

- Par ailleurs, Hedwige, j'ai cru entendre que votre fils était tombé malade.

La femme de chambre de Calliope sursauta, prise au dépourvue.

- Oui, oui, en effet.

- Dans ce cas, rentrez chez vous, il me semble que trois adultes en bonne santé ont bien moins besoin de vous qu'un petit garçon malade, déclara son père.

- Prenez autant de temps qu'il faudra, Hedwige, renchérit sa mère.

La voix étranglée d'émotion, la femme de chambre de Calliope se répandit en remerciements et l'adolescente releva vers ses parents un regard empli d'admiration et de gratitude.

Ils étaient rares, les gens du Un à faire preuve d'une telle gentillesse à l'égard des sous-Secteurs.

- Il en va de même pour vous tous, déclara son père en faisant circuler son regard parmi ses employés. Vous pouvez partir, prenez votre soirée, nous allons rentrer tard, et je ne tiens pas à vous faire attendre ici. Vous avez bien mieux à faire ! Et non, Bérénice ! ajouta-t-il avec un sourire amusé. Il est inutile que vous restiez pour nous préparer un repas pour ce soir, ne vous inquiétez donc pas !

- Nous serons parfaitement nourris au gala, ma chère, confirma sa mère.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top