Ordre et Chaos (I)

Il fallait s'imaginer un mur. Une barrière assez forte pour réprimer les pensées extérieures, et suffisamment flexible pour endiguer les siennes.

À la manière d'un élastique, de sorte que son bouclier mental se plie plutôt qu'il ne cède. C'était là, l'image que Sarah s'en était faite à l'instar d'Alexandre qui lui, avait choisi la bulle.

Et si les émotions laissaient une large marge d'interprétation concernant l'état de leurs émetteurs, on ne pouvait pas en dire autant pour les pensées. Elles plongeaient la jeune femme dans un tourbillon contre lequel il était difficile de lutter. S'enfonçant toujours plus loin en la Quatre, la menant dans des endroits où personne ne devrait normalement avoir accès. La laissant mal à l'aise, et parfois horrifiée.

Il y avait quelque chose de terriblement pervers dans le fait de pouvoir lire dans les pensées d'autrui. D'entendre les plus intimes de leurs convictions, sans qu'ils en aient conscience.

La pilote s'en serait bien passée.

Il était donc impératif que Sarah puisse contrôler sa capacité. Pour son confort et pour sa vie. Car elle n'oubliait pas les Blancs.

Comment les oublier.

Ils étaient plus nombreux qu'avant maintenant, plus armés aussi. Leurs pas laissant de grands sillons dans la neige couvrant son Secteur et les autres. Se promenant en hordes, comme à la recherche de proies. Comme Alexandre, comme elle...

Un long frisson parcouru la jeune femme, pas uniquement dû à la brise glaciale lui mordant le visage et elle sursauta en rouvrant les yeux, alors que la main de son meilleur ami se posait sur la sienne.

Quelque chose remua en Sarah. Un peu comme une certitude et son cœur partit au galop s'apaisa graduellement, emportant avec lui la sensation de peur qui lui nouait l'estomac. Seule une immensité de calme régnait en elle désormais.

La Quatre s'empressa de récupérer sa main, blanche comme un linge.

- Ne fais pas ça, s'il te plaît, souffla-t-elle, alors que l'effet de l'empathe sur ses émotions se dissipait.

Si ses propres pensées lui échappaient, Sarah tenait au moins à avoir le contrôle sur ses émotions. Même si celles-ci n'étaient pas au beau fixe.

- Excuse-moi. J'ai du mal à te savoir en peine et t'apaiser, c'est-

- Quelque chose dont tu avais pris l'habitude ?

Son meilleur ami ne répondit pas, n'osant pas même la regarder dans les yeux.

Un léger sourire étira les lèvres de la rousse.

- Merci, je sais que tu ne penses pas à mal, mais mes émotions sont la seule chose que je contrôle encore à part entière, alors n'essaye pas de les influencer.

Les yeux bleus de son ami accrochèrent les siens.

- Tu te débrouilles bien.

- Mais je diffuse, tu l'as dit toi-même. Je manque de constance et ma barrière s'effrite en quelques minutes.

- Sarah, tu n'as découvert ton pouvoir que depuis deux semaines ! Il m'a fallu des années avant de correctement maîtriser mon pouvoir. Crois-moi, tu te débrouilles bien.

Le brun lui offrit un sourire conspirateur, s'avançant légèrement vers elle.

- Si ça peut t'apaiser, je ne pense pas que tu diffuses à une très grande distance. Et nous n'avons pas choisi cet endroit au hasard. Regarde autour de toi, il n'y a personne. Tu n'as pas à avoir peur.

Une moue sur le visage, le regard gris de la pilote se perdit vers l'extérieur.

Là, dans la cabane dans l'arbre au-dessus du lac qu'avait construit son père de son vivant, tout allait bien. La vue lui offrait un paysage teint de blanc, nourrit en permanence par quelques flocons.

Tout n'était que silence.

Le lac, habituellement terrain de jeu pour les enfants, terrain de pêche pour les adultes avait été déserté. Une aubaine causée par le froid, les escouades et le couvre-feu.

Ils étaient rares, ceux à mettre le nez dehors.

Se désintéressant peu à peu de la vue, les yeux de la jeune femme dérivèrent une nouvelle fois vers son camarade.

L'espace d'un instant, Sarah avait bien cru que leur relation ne survivrait pas à cette révélation, mais ils l'avaient fait. Après tout, était-il vraiment possible d'oublier tant d'années l'un auprès de l'autre ?

Oh, bien sûr, ça n'avait pas été facile et la pilote s'était montrée incapable de ne pas lui lancer quelques piques, çà et là, les jours qui avaient suivi la découverte. Il n'empêchait que le jeune homme ne l'avait pas lâché. Dans ce capharnaüm, il était son guide et elle était plus que reconnaissante de l'avoir à ses côtés.

- On continue, se décida-t-elle, en cessant son inspection.

- Comme tu veux.

Je n'ai pas trop le choix, de toute façon, n'est-ce-pas ?

Alexandre acquiesça d'un sourire timide avant de rehausser ses barrières mentales, bloquant la jeune femme hors de son esprit.

Inspirant profondément, Sarah se ferma à l'extérieur.

Il fallait s'imaginer un mur, une barrière...

Les exercices durèrent ainsi jusqu'au milieu de l'après-midi. S'allongeant dans le temps et s'accentuant en difficulté.

Son meilleur ami n'était pas toujours tendre, voire même un peu autoritaire, mais la jeune femme n'était pas de celle qui renonçait facilement. Aussi, au bout de plusieurs heures, elle était désormais capable d'identifier Alexandre quand l'esprit de celui-ci venait glisser à l'orée du sien.

Certes, le fait qu'il soit seul avec elle rendait la chose infiniment plus simple, mais la répétition avait permis à Sarah d'observer quelque chose. Il y avait comme...une résonance, une marque distinctive dans l'esprit de son meilleur ami qui lui donnait la certitude qu'il s'agissait bien du garçon qu'elle connaissait depuis des années. Une empreinte mentale du brun.

Un tressaillement dans sa barrière mentale lui indiqua la présence du jeune homme dont l'esprit, clair et calme, titillait l'orée du sien.

Un fin sourire releva le coin des lèvres de la rousse et alors qu'elle pliait son bouclier vers l'arrière, elle attrapa le regard bleu d'Alexandre. Qu'il tente donc, elle était prête.

Se concentrant au maximum, Sarah attendit patiemment l'attaque mentale de son camarade qui s'exécuta quelques instants plus tard, un sourire malicieux aux lèvres.

Le mur de la pilote absorba l'impact, non sans un léger mouvement, mais il tint bon et c'est non sans une certaine fierté qu'elle repoussa son assaillant tant et si bien, que celui-ci finit sur le dos.

- Désolée, s'amenda la jeune femme, penaude, alors qu'il usait de ses coudes pour se redresser, un sourcil relevé dans sa direction. Mais c'était pas mal, non ?

- Tu sais ce que j'en pense, non ? Arrêtons-nous là, si tu veux bien.

Alexandre se remit sur ses fesses et glissa deux mains dans le sac qu'il avait avec lui.

- J'ai faim et j'ai soif.

Le brun lui tendit un thermos qu'elle s'empressa d'ouvrir. Une goulée du liquide suffit à la faire tousser.

- Qu'est-ce que...qu'est-ce que c'est que ça ? Questionna la Quatre en luttant contre une nouvelle quinte.

Prudente, elle amena le thermos à son nez. Il se dégageait du contenant, des effluves puissants, lui brûlant les yeux et les narines bien qu'elle parvint à distinguer une légère touche sucrée.

- De la liqueur ? De prunelles ?

- Mon père la préfère forte. C'est l'une de ses dernières bouteilles.

La rousse lui passa la bouteille, la gorgée qu'elle avait avalée auparavant lui incendiant encore le palais et la langue.

- À quoi boit-on ?

Son meilleur ami l'observa un instant, et elle fut saisit d'une brusque envie d'envahir son esprit afin de savoir ce à quoi il pensait. Se mordant la lèvre, elle n'en fit rien et étudia silencieusement son ami tandis qu'il descendait d'un trait une large portion de l'alcool.

- À toi, à moi. À notre survie présente et future.

Son ton était redevenu sérieux, son regard sombre, lointain. Et quand il se reposa sur la pilote, il était imbibé de larmes.

Le souffle de Sarah eut un sursaut.

- Si tu pleures, je pleure, chuchota la jeune femme.

Le rire que laissa échapper le brun, sortit étranglé. Ses épaules se mirent à trembler et la Quatre s'avança pour se saisir de sa main libre.

- Oh, Alex,...Je ne lis pas dans les émotions et tu m'as fait promettre de ne pas lire tes pensées. Alors dis-moi ce qu'il ne va pas ?

- J'ai peur, Sarah.

Trois mots sortirent de ses lèvres avant d'être remplacés par un filet continu de pensée terrifiantes, ou se mêlait peurs et doutes. La jeune femme acquiesça mentalement, effleurant doucement l'esprit tourmenté de son ami du sien, tentant tant bien que mal de lui procurer réconfort et soutien par ce biais dérobé.

Les mots lui faisaient défauts. C'était Alexandre qui savait parler.

Quand la tempête se fut calmée et que les larmes se furent taries, elle lui lança :

- Viens avec nous. Alex, si ce que dis Elliot est vrai, le sérum est en train de te tuer ! Combien de temps penses-tu tenir encore comme ça ?

Elle pressa sa main. Ce n'était sans doute pas là, la solution tant attendu par le jeune homme, mais c'était là, la seule que la pilote avait à lui offrir.

- Viens avec nous, toi et tes parents, accompagnez nous par-delà le Mur. Traversons le No Man's Land ensemble.

- Alors tu pars vraiment ?

- Oui...Je n'ai encore rien dit à maman et Lucas concernant...ma mutation, mais nous partons.

- Quand ?

- Après la soirée des Leroy. Le lendemain, c'est la fête du printemps, la surveillance des Paladins sera exclusivement tournée vers l'évènement. Ce sera plus simple de se frayer un chemin à travers le filet.

- Et Max, et Julie, et les autres, souffla le jeune homme.

À la mention de sa moto, dernier souvenir de son père, Sarah tressaillit.

Son autre main vint rapidement se poser contre sa poitrine, ses doigts froids agrippant l'enregistreur pendu à son cou à travers le tissu de son haut.

- Il y a des choses que l'on doit parfois laisser derrière pour aller de l'avant. Je ne peux pas laisser ma famille et peut-être que nous arriverons à convaincre les autres de nous suivre.

Car seule, on est capable de rien ou presque, chuchota la voix d'Aaron à son oreille.

Une seconde fois, elle pressa la main de son meilleur ami.

- Viens avec moi !

Une hésitation lui répondit, s'étira même, jusqu'à ce qu'enfin, Alexandre ne cède.

- Je viens...

Les yeux bleus du Quatre plongèrent dans ceux gris de sa meilleure amie avant de dévier vers la bouteille.

- À toi ?

- À nous !

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