Et Ils Basculèrent Dans Le Néant (VII)
Et merde, merde, merde, merde !
Ce truc était un putain de labyrinthe !
— Par où ? rugit Elisa en ouvrant en fracas une porte avant de dévaler les escaliers se trouvant derrière. Par où ?
— Hurler sur mon frère ne le fera pas travailler plus vite, siffla Arthur avec colère.
— Non, en fait, ça m'angoisse, renchérit ce dernier.
— Rien à foutre ! Par où ?!
— La porte sur ta gauche.
Fiévreuse, la Maraudeuse pivota dans cette direction avant de fondre sur la poignée. Si vite, que l'impact contre celle-ci manqua de partir en arrière. Fermée, encore ! Un frisson de terreur parcouru Elisa. Les mains tremblantes, elle s'acharna quelques instants sur la barre antipanique, qui refusa de céder avant d'opter pour une solution plus radicale. Par trois fois, elle se jeta sur la porte, hystérique. Non, non, non ! Que le Roi emporte Matthieu, que le Roi les emporte tous ! Qu'ils pourrissent tous au sein du No Man's Land !
— Qu'est-ce que tu fous, je croyais que cette porte était ouverte !
— Elle l'était, chouina Perceval. Ton ami vient de faire s'effondrer mon programme !
— Ce n'est pas mon ami, répliqua sèchement Elisa dont la mention de Matthieu enserra douloureusement la poitrine une seconde fugace.
La voix de Margaut, acerbe, se manifesta à son tour dans l'oreillette de la Quatre :
— Ouais, mon cul ! Si c'était pas le cas, tu lui aurais mis une balle dans le pied à lui aussi !
La lèvre supérieure d'Elisa se releva en une grimace mauvaise. Elle se mordit la langue pour ne pas inonder de juron la chasseuse. L'Anonyme n'avait ni raison ni tort, elle ne se posait simplement pas la bonne question. Est-ce que Matthieu valait le coup de gaspiller du plomb ? Non, assurément. Un coup de crosse en plein visage avait suffi à le mettre hors circuit afin qu'elle puisse s'emparer de la sphère. Aurait-elle dû le frapper plus fort ? Oui, probablement, considéra-t-elle en faisant rouler ses lèvres l'une sur l'autre. Sans les interruptions du blondinet, elle serait déjà sortie de ce bourbier, mais une balle ? Oh par le Roi, non ! Celles-ci coûtaient bien trop cher, autant les garder pour ce qui comptait, et la cible d'Elisa était toute trouvée. Dès qu'elle en aurait l'occasion, la Maraudeuse lui percerait la peau, là, juste au niveau du cœur. Après tout, elle l'avait déjà fait, recommencer serait facile.
Alors qu'elle se perdait dans ses fantaisies morbides, au loin, une porte s'ouvrit. Elisa se tendit immédiatement, les sens en alertes. Sa main se porta dans le bas de son dos, où son revolver reposait tandis que le filet des voix lui montait aux oreilles. Elle siffla de colère en les reconnaissant. La petite fouine avait cafté !
— Et merde !
Elle fit un pas en arrière pour se coller au mur.
— Quest ce qu'il y a ? s'enquit Arthur
— On a de la compagnie, répondit-elle sans trop savoir pourquoi. Cela ne le concernait pas, du moins pas vraiment.
— Elle dit vrai, confirma Perceval. Cinq personnes viennent de pénétrer dans le bâtiment.
Tu parles d'un travail de couverture, même pas fichu d'empêcher des gens d'entrer ou d'ouvrir des portes convenablement. Le petit binoclard était loin de faire le point face à Matthieu se désola Elisa. Et les autres alors, montaient-ils ou s'enfonçaient-ils plus loin dans les étages inférieurs ? Les voix se faisant plus lointaines lui indiquèrent qu'ils avaient choisi la seconde option. Sans doute allaient-ils retrouver le Trois, histoire de savoir ce qui lui était passé par la tête. La Quatre avait donc un peu d'avance, tant mieux, tomber sur eux ne faisait vraiment pas partie du plan. Le cœur battant, elle attendit. Il fallut peu de temps au groupe d'Anonymes pour identifier les nouveaux venus. Calliope et Sarah en tête. Rien de bien étonnant, les deux jeunes femmes vivaient depuis longtemps dans la lumière. Elisa, elle, avait toujours préféré l'ombre. C'est dans l'obscurité qu'elle travaillait, qu'elle exultait, loin des yeux, des oreilles et des bouches trop ouvertes. Et pourtant, ils l'y avaient débusqué et voilà ou elle en était maintenant.
Elle se laissa bercer par le son des paroles des Anonymes. À croire que l'adrénaline laissait place à la fatigue, plongeant la jeune femme dans une léthargie traîtresse et vicieuse. C'est la voix d'Honoré qui la tira de ce semi-coma, son timbre graveleux faisant repartir le cœur d'Elisa dans une danse colérique.
— Vont-ils devenir un problème ?
La Maraudeuse ouvrit paresseusement les paupières. Qui ça ? songea-t-elle. Les Chase, Alexandre, Calliope, Julie et Matthieu ? De qui se foutait-il ? Non, ils n'avaient jamais été un problème, elle ne leur avait jamais laissé prendre cette place. Ni aucune autre d'ailleurs. À peine des amis, des outils tout au plus. « À trop s'entourer, on finit toujours par se rendre vulnérable » c'était l'une des premières règles qu'elle avait retenues.
— Je te parle, gamine. Vont-ils devenir un problème ?
— Non, répondit-elle à haute voix, mâchoire crispée.
— Bien. Je n'aimerais pas à avoir à mettre ma menace à exécution, Yeux d'Argent.
Elisa ne répondit rien. Son estomac venait de plonger dans l'abysse, et sa langue était trop pâteuse pour lui permettre de sortir quoique ce soit. La tête lui tourna. C'était inutile. L'épée de Damocles au-dessus de sa tête, la jeune femme s'en souvenait très bien, elle pouvait la sentir, car elle faisait se dresser les poils sur ses bras et l'arrière de sa nuque. Mais ce n'était pas assez, terriblement pas assez, puisqu'il avait été décidé qu'en cas d'échec, la brûlure de l'acier, c'est Louise et Jimmy qui la sentirait. Un rire hystérique s'échappa de ses lèvres.
Oh ça non, Elisa ne gaspillerait pas une seule de ses balles pour ces pseudos amis, non. Son acier à elle irait se loger directement dans le crâne d'Honoré. Et si d'aventure les autres ne touchaient ne serait-ce qu'un cheveu de son frère ou de sa sœur ; elle inondrait le No Man's Land, de leur sang, elle les traqueraient jusqu'au-delà du Mur s'il le fallait. Mais en attendant, elle avait une mission à terminer. Avec un peu de concentration, il lui suffirait peut-être d'un saut, se dit-elle en ouvrant sur son reflet dans la vitre, une paire d'yeux dénuée de leur habituelle couleur verte. Après tout, d'après eux, ses yeux d'argent valaient leur pesant d'or...
***
De l'or au poignée, voilà ce qu'elle avait, et jamais Elisa n'avait été si heureuse de retrouver le poids de son Bracelet d'Identification. Ses pas en étaient plus légers si bien qu'elle atteignit le Nid en moins de temps qu'elle le faisait d'habitude. Qui sait, elle s'autoriserait peut-être un coup de cette bouteille de vin en provenance du Un qu'Alix avait eu tant de mal à avoir, pour fêter le renouveau de son petit frère. Il était si bon de voir son frère après son injection, les joues colorées d'un rose bienvenu, capable de courir, et d'observer Louise, les épaules moins voûtées, plus légères, sans le poids des responsabilités. La Maraudeuse laissa en place le sourire qui s'était épanoui sur ses lèvres en pénétrant dans le bar. L'air y était chaud bien qu'humide, il avait beaucoup plu dans la Zone Ouest après le retour d'Elisa de par delà le Mur si bien que l'eau s'était infiltrée jusque dans le bâtiment enseveli. Le bruit de ses pas dans les flaques ne dérangea en rien les discussions bruyantes des patrons du bar d'Alix. La jeune femme se faufila vers le bar et s'installa sur l'un des tabourets. Le comptoir avait été délaissé au profil des tables mangeant l'espace de la salle. Son esprit nota que les clients étaient plus nombreux que d'habitude. Le changement lui fit parcourir les visages du regard et saluer d'un mouvement de tête rapide quelques Maraudeurs familiers, la règle ne voulant qu'on ne s'y attarde pas trop. S'ajustant sur son siège, elle quitta les badauds des yeux pour leur tourner le dos et ses doigts entamèrent un rythme régulier sur la planche de bois séparant religieusement Alix de ceux qu'elle servaient. Dix minutes maintenant qu'elle attendait, un délai bien trop long pour la barwoman qui mettait toujours un point d'honneur à accéder le plus rapidement possible aux requêtes des clients.
L'agacement d'Elisa se mua en inquiétude tenue, ses doigts tapant avec davantage de vélocité sur le bois dur. Elle avait vu les verres sur les tables, sentit le houblon et la gniole dans l'atmosphère, alors où était Alix ? Sa tension diminua légèrement à l'arrivée de Nini. C'était un tout petit bout de femme, celle-là. Rendue à moitié folle par la Purge, elle ne s'exprimait plus que par des gémissements décousus. Une tante, une grand-mère de la barwoman ? La Quatre ne s'était jamais embêtée à demander.
— Bonjour, Nini, salua Elisa en observant un sourcil relevé, la petite vieille trottiner jusqu'à elle, clopin-clopant.
Il était si inhabituel de la voir de ce côté-ci du bar. Nini gémit et de ses mains froides, agrippa la manche de la jeune femme.
— Qu'est-ce que tu as ? Alix ne peut pas s'occuper de toi ? questionna la jeune femme qui tenta d'extirper son vêtement des mains de la petite vieille.
Son contact l'avait toujours un peu dégoûté. L'état de faiblesse qu'affichait cette femme épouvantait Elisa. Jamais elle ne devait devenir ainsi, si peu en contrôle, si peu autonome, trop faible, trop proie. Jamais.
Un gémissement pressant s'échappa des lèvres de la folle qui tira la Maraudeuse avec elle. La Quatre se laissa faire avec une certaine réserve. Elles contournèrent le bar pour pénétrer dans l'arrière-cuisine. L'eau y inondait le sol, charriant dans son sillage des voluptes rougeâtres qui ne l'étonnèrent pas. La vue du sang ne l'effrayait pas, elle avait déjà trop fait couler ce rouge autour d'elle comme si de rien n'était pour ça. Quant à cette odeur métallique, elle lui était familière, presque réconfortante. Pourtant, cette fois, l'instinct d'Elisa lui murmurait que quelque chose n'était pas normal.
— Nini, ou est Alix ? répéta la jeune femme d'un ton devenu neutre.
Un gémissement pathétique lui répondit, venant de plus loin et les yeux d'Elisa dévièrent immédiatement de l'ancienne, ses pieds la guidant plus rapidement vers le fond, éclaboussant le bas de son pantalon d'eau vermeille. Derrière elle, de ses petits pas pressaient, Nini suivait aussi vite qu'elle pouvait et la Maraudeuse l'entendit se cogner contre les ustensiles de cuisine qui dérivaient sans but dans la salle de crédence blanche. Une unique lucarne illuminait l'arrière-cuisine, à hauteur de terre, si bien que même ici, la lumière était tenue. La Quatre plissa les yeux et déchiffra finalement la silhouette recroquevillée d'Alix sur le sol. L'eau de la rivière du No Man's Land, déviée pour servir les activités du Nid s'écoulait abondement sur son corps abandonné par un tuyau perçait. Elisa se figea alors que Nini s'accroupissait près de la barwoman, se basculant d'avant en arrière au rythme de ses gémissements. Les boucles brunes de sa camarade de beuveries étaient trempées. Plus d'eau ou de sang, Elisa était incapable de le dire, mais elle savait son visage roué de coups.
Sa gorge lui parut trop étroite quand elle déglutit et mâchoire et poings serrés, elle s'accroupit près des deux femmes. Alix n'était plus qu'une masse humide et poisseuse de sang et la changer de position fut une torture. Pas tellement à cause de son corps, lourd comme un poids mort, mais parce que chaque mouvement, aussi minuscule soit-il provoqué une vague de gémissement chez les deux femmes. La mâchoire d'Elisa se crispa un peu plus. Elle déchira un bout de son coupe-vent et entreprit de nettoyer le visage d'Alix. L'ouvrage lui parut interminable. La Mauraudeuse lui parla tout du loin, lui posant des questions d'une voix la plus neutre possible : Qui lui avait fait ça ? Quand ? Pourquoi ? Combien ? La violence ici, c'était comme une grande sœur, elle vous prenait par la main le jour au vous entriez sous terre et vous guider dans les recoins les plus sombres. C'était nécessaire, obligatoire pour gagner sa croûte, mais s'en prendre à Alix était totalement illogique c'est par elle que tout passé, le troc, la gniole, les missions... Et si un taré avait dans l'idée de tout foutre en l'air, il fallait que quelqu'un s'occupe de lui, et vite avant que tout s'effondre. Elle ou un autre ça n'avait pas d'importance, mais il fallait qu'Alix parle !
— Pourquoi tu n'es pas allée chercher quelqu'un plus tôt ! s'hirrisa Elisa contre la vieille.
Nini se mit à braire comme un âne, les yeux écarquillés et la jeune femme parvint à peine à entendre Alix par dessus son vacarme.
— Je suis désolée, balbutia-t-elle à travers des lèvres devenues bleues. Je suis désolée, j'ai été obligée de leur dire. Je suis désolée.
— De quoi, de quoi tu es désolée ? De qui tu parles ?! la pressa Elisa en se saisissant du visage d'Alix.
— Je suis désolée, je suis désolée, je suis désolée...
— Hé ! Hé ! rugit la Maraudeuse par-dessus son épaule en direction de la salle commune. On a besoin d'aide ici ! Ramenez vos fesses !
Alix pesait de plus en plus lourd sur les bras d'Elisa et puis il y avait trop de blessures, qu'elle était incapable de bander, encore moins soigner. C'était Julie la médecin, pas elle. Oh par le Roi, certainement pas elle. Alix n'avait décidément pas de chance.
— Hé, vociféra une nouvelle fois Elisa.
Mais un silence tonitruant lui répondit de là-bas. Pas de bruit de pas précipités, de cris pour lui dire que les incapables avaient entendu, rien, que dalle et cela fit tourner la tête de la jeune femme, alors qu'une pensée horrible commençait à sinuer en elle. Ses muscles craquèrent quand elle se leva, laissant Alix et la vieille au milieu de l'eau qui crachait encore furieusement son dégoût de la scène par le tuyau ouvert. Sa main trouva instinctivement son poignard alors qu'elle avait progressivement vers le silence inquiétant. Ils étaient tous là, assis encore, les visages tournaient vers elle quand elle entra. Et ils l'observaient, la jaugeaient, comme une proie, avec des yeux de prédateurs. Et ils étaient quoi, vingt, peut-être plus. Pour la première fois depuis près de trois ans, le cœur de la jeune femme pialliat de peur ; et les poils sur sa nuque se dressèrent d'eux-mêmes quand sur sa droite, un raclement de gorge lui fit tourner la tête.
Ce fut comme si la glace l'emprisonnait quand ses yeux accrochèrent les siens, froids, et son regard promesse d'un futur désagréable. Elle se sidéra elle même, alors que cerné de toute part, elle parvint à lâcher un bruit nasal de dédain quand Honoré déclara :
— Tu n'as vraiment pas de chance, gamine !
Les secondes qui s'égrainèrent ensuite firent traîtres et le corps d'Elisa agit d'instinct poussé par une envie de vivre autant que par l'adrénaline. Elle bascula de l'autre côté du comptoir sans s'en rendre compte, évitant de peu une chaise prête à s'abattre sur elle par-derrière. Elle gratifia le lâche d'un coup de poignard en plein visage, lui arrachant un hurlement de douleur. Celui qui vint ensuite, reçut une bouteille en plein front juste avant qu'elle ne se mettent à fuir.
— Cours, Joker, cours ! ricanna Honoré dans son dos, nous adorons chasser ! Cours, Joker !
***
— Joker !
Elisa fit un nouveau bond, la voix glaciale du chef des Anonymes la tira de ses souvenirs autant que la porte qui s'ouvrait en fracas à l'autre bout de l'étage, laissant apparaître une escouade de Paladins. Presque surprit de la voir la, seule.
— Eh bien, ça me paraît simple, déclara Honoré. Sois c'est toi qui te prend un coup de blaster en pleine tête ici, soit c'est moi qui en met une dans le crâne de Louise et Jimmy... Quel est ton choix, mon lapin.
Des larmes de rage inondèrent les yeux d'Elisa alors qu'elle tournait les talons pour fuir à nouveau. Fuir et encore fuir, comme la proie qu'elle était devenue, avec dans son dos, le souffle d'une autre meute, tout aussi froide, tout aussi mortelle.
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