Et Ils Basculèrent Dans Le Néant (VI)


Alexandre ignorait tout de la façon dont Julie s'y était prise pour créer cette diversion, mais, chose certaine, elle y était parvenue. Dès lors se frayait un chemin à travers la grande salle, fut un jeu d'enfant, sous couver de pénombre, ils étaient invisibles. Les yeux inquisiteurs des Un ne les fixaient plus, tournés vers l'estrade où Mark Lan, le PDG d'Inocorp, une branche de l'entreprise des Leroy, s'étalait en envolées lyriques sur son dernier projet. Non sans une grimace dans sa direction, le jeune homme s'était empressé de suivre le groupe. Il n'avait fallu qu'un ordre de Calliope pour que le chauffeur de la famille fasse démarrer la limousine en direction de l'immeuble au gigantesque L luisant dans la nuit.

— Il va nous falloir un peu de temps pour atteindre Leroycorp, prévint Calliope. Avec la célébration de la fête du printemps, il y a beaucoup de monde dans les rues.

Le Quatre hocha la tête sans en dire plus. Inutile, c'était assurément un jour de fête. Parée de lumière et de décorations sur le thème de cette saison providentielle, la Zone Ouest exultait de soulagement. Dans les secteurs les plus pauvres, les ventres deviendraient moins creux, les horaires de travail moins harassantes. Le temps d'une période, les tensions s'envoleraient pour se cristalliser de nouveau dès les premières baisses de température.

Mais je ne serais plus là, songea le jeune homme en suivant des yeux un couple de Un, vêtus de chitons blancs et de couronnes de fleurs.

Tant d'insouciance. À quoi pensaient-ils, quelles étaient leurs préoccupations à ces gens ? Savaient-ils que, loin des rues du Un se trouvait le Quatre ? Savaient-ils que demain, aux premières lueurs de l'aube, sa famille et celle de sa meilleure amie prendraient la direction de l'immense étendue sauvage qu'était le No Man's Land ? Que c'était là un espoir fou, mais un espoir tout de même ? Certainement pas, l'idée, même, de s'évader ne leur avait sûrement jamais effleuré l'esprit à eux, les privilégiés de la Zone.

Le rythme indolent de la voiture les berçait autant que le silence de l'habitacle, si bien qu'il dut lutter, pour ne pas s'endormir comme Sarah que les bras de Morphée avaient déjà emprisonnée.

— Nous sommes loin ? questionna Lucas dont la voix avait des accents ensommeillés.

— Peut-être à deux ou trois pâtés de maisons, lui apprit Julie en observant l'extérieur.

— Et Elisa est encore à Leroycorp au moins ?

Non pas que l'idée de se retrouver face à la jeune femme le réjouissait, elle lui avait toujours fait peur, mais l'hypothèse de faire le chemin pour rien l'angoissait. Il suffisait d'un rien pour que tout bascule et l'atmosphère bien que festive n'empêchait en rien les patrouilles de Paladins. Même dans le premier secteur ils étaient nombreux.

— Matthieu la retient comme il peut, il bloque les portes, verrouille les ascenseurs, ce genre de chose, répondit Calliope le nez plongé dans son B. I.

La réplique fit lâcher un rictus à Lucas. Le jeune homme s'attira un regard noir de Julie, qu'Alexandre se garda bien de commenter. Attiser une autre dispute dans leurs derniers moments ensemble n'était pas la chose à faire. À dire vrai, ils ne devraient même pas être là. Le groupe était simplement censé se tenir tranquille le temps d'une soirée, sans faire de vague. Pourtant, les choses ne semblaient pas vouloir se produire de cette façon. L'Empathe comprenait trop bien le son qui avait franchi les lèvres de son camarade, c'était là, la traduction fidèle de ce qu'il pensait lui aussi. Elisa était chanceuse. Plus d'une personne l'aurait déjà dénoncé, ici le prix d'un vol était la mort pour l'accuser. Le délateur, lui recevait le poids du voleur sous forme de couronnes, une aubaine pour certains, un devoir pour d'autres, l'acte de dénonciation n'avait au Royaume de Rose rien d'hors du commun.

Non, ce n'est pas de la chance, c'est de la loyauté, se corrigea Alexandre.

Et encore, ce qualificatif ne s'appliquait qu'à Julie et Sarah. C'est la peur qui avait fait agir les deux autres et lui-même. Il grimaça, se rappelant que Sarah lui avait reproché cette faiblesse au moment où il lui avait appris qu'elle était une Evoluée.

Ne tenant pas particulièrement à se remémorer ce moment difficile, le Quatre s'enfonça plus profondément à sa place. La banquette de cuir noir de la limousine glissait sous ses fesses à cause de son costume, à moins qu'il ne se tienne mal. La voiture luxueuse et silencieuse de Calliope tranchait radicalement avec la vieille camionnette a essence de son père. Celle-ci ne tournait pas beaucoup, une ou deux fois tout les trois mois, mais l'essence était quelque chose de rare, les puits de pétrole s'étaient depuis longtemps épuisés. L'antique carcasse n'en avait plus pour longtemps ; d'après son père encore un cycle de saison et se serait fini.

— Julie, appela-t-il dans un chuchotement, ne voulant pas attirer l'attention de ses camarades.

La jeune femme tourna ses grands yeux noisette vers lui. Oh qu'il aimait ces yeux-là !

— Pourquoi ? Questionna-t-il.

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi est-ce que tu as tant insisté pour qu'on se rende à Leroycorp ?

— Je n'ai pas eu l'impression d'avoir insisté ! répondit-elle, ses sourcils se relevant en une surprise qu'Alexandre savait fausse.

Avec les émotions, on ne le trompait pas, ou presque pas. Avec Julie c'était toujours compliqué.

— Oui, c'est vrai, exposa-t-il calmement. Tu as laissé Sarah insister pour toi.

Le sourire malin que la jeune femme tenta de dissimuler en baisant la tête ne lui échappa pas, pire, il le fit se rembrunir.

— Tu as raison, fit-elle. Et ça a marché, non ?

— Tu n'as pas répondu à ma question...

— Parce qu'il doit forcément y avoir une réponse !? Je ne peux pas te répondre simplement que j'ai agi par amitié ?

— Tu es bien trop raisonné pour ça ! C'est dangereux !

— Je le sais ça !

La voix de Julie, habituellement si douce, claqua comme du métal froid et Alexandre ne put s'empêcher de la dévisager.

— C'est dangereux pour tout le monde, Elisa, les autres, toi, moi ! Notre vie est ainsi faite !

— Oui, et c'est justement pour ça qu'il est important de mesurer les risques ! s'emporta Alexandre.

Encore une fois le poids de son secret lui pesait. Le jeune homme était parfaitement conscient de la dangereusité de la vie qu'ils menaient tous et toutes. Mais, là où Calliope, Julie, Elisa, Matthieu et Lucas avaient un minimum de marge de manœuvre, lui et Sarah devaient supporter le poids d'une double épée de Damoclès au-dessus de leur tête. Sujets du Roi et Evolués, pouvait-il y avoir pire statut ? Il voulait vivre, il voulait que tout le monde puisse vivre et ce jeter tête la première vers le danger réduisait considérablement les chances de mener à bien ce projet pourtant si ordinaire, si simple. Était-ce mal, ce qu'il demandait là ?

— Elisa avait le choix !

— Et toi aussi ! T'ai-je mis une arme sur la tempe, Alexandre ?

— Elle n'était pas physique, mais c'était tout comme. Dès lors ou tu as imbriqué Sarah là-dedans !

Un feu liquide rongeait le jeune homme. Il étouffait et ce vif échange était la seule chose qui lui permettait d'évaporer les flammes sous sa peau.

— Et comment cela aurait-il pu en être autrement, nous avons toujours évolué ensemble ! Tu veux remettre les choses en perspective ? Car à la base, si Matthieu n'avait pas prévenu Lucas, nous ne serions pas ici, ils auraient très bien pu se taire !

Leur échauffourée, peu discrète, rebondissait contre les parois du véhicule si bien que Calliope, Lucas et Sarah, désormais réveillée, fixaient sur eux des regards prudents.

— Pour information, glissa lentement Lucas, j'ai prévenu uniquement par correction, idem pour Matthieu. Désolé, mais je suis du côté d'Alexandre.

— Et pourtant, tu es ici, non ! répliqua la médecin.

— Car comme il l'a fait remarqué, tu nous as quelque peu forcé la main.

Julie repoussa ses cheveux blonds d'un mouvement agacé.

— Eh bien la fin justifie les moyens.

— Tu parles comme elle fit remarquer Alexandre, amer.

Un silence glacial ponctua sa réplique que Calliope brisa quelques instants plus tard, calme, mais non dépourvue de froideur :

— Eh bien, je suis ravie de voir jusqu'où s'étirent votre loyauté et votre amitié. Mieux vaut tard que jamais, comme on dit.

— Oh je t'en prie Calliope, tu es sur le point de quitter la Zone, ils seront loin tes « amis » du Quatre ! s'exaspéra Lucas.

D'un mouvement unique, ils se tournèrent vers Sarah.

— Je suis ivre, répondit la pilote alors qu'ils se répandaient en grognements frustrés.

Penaude, elle releva les mains en signe d'apaisement.

— Écoutez, je ne prendrais pas parti parce que ça serait franchement hypocrite. Je ne dis pas que ce que l'on fait n'est pas dangereux, mais je ne dis pas non plus que cela devrait nous dissuader d'y aller. Enfin, vraiment ! J'ai foncé dans une foule de Paladins sur un bolide allant à plus de cinq cents kilomètres-heure pour toi, ajouta la jeune femme en se tournant vers son frère.

Se saisissant de la main de son frère, elle enchaîna :

— Tu as assumé le poids d'un soulèvement, tu en as littéralement les marques sur le dos parce que tu as refusé de nous mettre maman et moi en danger. Julie, tiens un hôpital clandestin dans sa cave avec sa mère, Calliope et sa famille soutiennent ouvertement les Secteurs les plus bas, organise des soupes populaires et finance l'écurie depuis des lustres. Matthieu est entré au cœur du système informatique du Royaume alors qu'il n'avait même pas dix ans, Elisa braconne au nez et à la barbe des Blancs, je suis sûre qu'elle a déjà affronté des ours... OK pas des ours, peut-être des loups, ou des pumas, on a des pumas ici ?

Alexandre ne put s'empêcher de sourire devant l'étendue de sa tirade. Elle n'était pas croyable. L'amusement laissa cependant place à la tendresse et à la reconnaissance quand elle prit son poignet entre ses doigts.

— Et toi, tu es toi ! Des risques, ont en prends tous les jours, pourquoi il devrait y avoir deux poids, deux mesures...

Elle n'ajouta rien d'autre. Pas de grand fait d'armes pour lui, il se suffisait à lui-même, c'est ce  qu'il lisait dans les yeux de sa meilleure amie. Pas besoin d'être capable de sentir les émotions non plus, Sarah était un livre ouvert et ce qui lui était donné de voir dans ses pupilles grises lui serra la gorge. La colère sourde qu'il avait éprouvée quelques instants auparavant venait de fondre comme neige au soleil, enfin il reprenait connaissance. Au sens littéral, comme s'il venait de sortir de transe. Sarah aurait-elle usé de sa capacité d'une façon ou d'une autre ? En y réfléchissant, il avait bel et bien senti remuer en lui, cette sensation familière, ce picotement caractéristique sous forme d'appel d'Evolué à Evolué. Il trembla légèrement avant d'être surpris par Lucas.

— Parfois, je me demande ce qui te passe par la tête, déclara-t-il bourru en attrapant sa sœur dont il enfouit la tête contre sa poitrine. Elle balbutia une indignation contre ce traitement trop rustre son goût.

— Doucement, elle est ivre, rappela Calliope un petit sourire en coin.

— Je pense que nous venons d'assister à un moment de lucidité, expliqua Julie en riant à moitié.

Voilà qu'ils étaient tous guillerets maintenant ! Les nerfs les lâchaient-ils ou bien autre chose ? Lui, peut-être ? Baissant sur ses mains un regard perplexe, il serra et desserra tour à tour les doigts. Un contact physique lui avait toujours était nécessaire pour user de son empathie, mais cela était-il toujours le cas ? Se pourrait-il que sa capacité se soit encore accrue ? La sensation que leur porte de sortie se rapetissait encore revint au galop peser sur son estomac.

— On est tarés, lâcha-t-il. Totalement tarés.

— Très certainement, acquiesça Lucas avec un soupir.

— Alors, questionna Julie. Une dernière pour la route ?

Les lèvres d'Alexandre se pincèrent, la pression sur son ventre s'accentua légèrement tandis que les picotements sur sa peau se faisaient plus lointains à mesure que la voiture reprenait la route.

— D'accord, céda-t-il la bouche sèche. Un dernier risque pour la route.

Quel choix avait-il ? Il sentait pourtant amèrement qu'il s'agirait loin de là du dernier risque qu'il prendrait. Car certaines choses doivent se produirent, lui avait glissé le vieil homme près de l'arbre, il y a plusieurs nuits de cela. Et plus le temps passait, plus Alexandre avait la terrible sensation que celles-ci grandiraient en risques. Finalement, tout ce qu'il espérait c'est que jamais ceux-ci ne sonnent comme le dernier de leur vie...

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