Et Ils Basculèrent Dans Le Néant (III)

Mille odeurs flottaient dans la pièce. Le son du piano, guidant le reste de l'orchestre au bout à droite de la salle de réception et des parfums hors de prix des membres du Secteur Un et des quelques Deux triés sur le volet. Viandes, poissons, légumes et autres sucreries étaient disposés grassement sur les tables.

C'était outrancier.

Ici, on éructait son opulence aux visages des plus pauvres sans vergognes et cet état de fait donnait à Calliope envie de vomir. Elle se sentait sale dans sa robe de satin argent. Horrible d'appartenir au premier Secteur alors que les personnes qu'elle considérait comme ses amis venaient d'en dessous au regard de la loi du Royaume. Ils valaient tellement mieux que ces gens-là !

Et pourtant, elle se tenait droite, affichant avec grâce et pratique le masque d'une élite bien trop corsetée dans ses préjugés. Écoute avec tes oreilles, observe avec tes yeux, fuis si tu le dois, mais ne sors les griffes qu'en dernier recours, se répéta la jeune femme. Un mantra à défaut d'autre chose, mais un qui commençait à peser lourd. Elle expira longuement par le nez et un sourire caché trouva place sur ses lèvres. Oui, quoi de mieux que de se tenir droite ce soir, tant physiquement que dans ses convictions ? Cela n'avait rien d'inhabituel ; ses parents et elle effectuaient ce tour de force chaque année, mais la vue de Sarah, Lucas, Julie et Alexandre, ses camarades représentants du Quatre au sein de cette foule de marionnettes, lui plut davantage qu'à l'accoutumée.

Il était jouissif d'observer les traits de l'élite se tordre de disconvenance sans rien pouvoir objecter. On ne s'opposait pas aux Leroy, pas sous leur toit.

— Mes amis, déclara son père en délaissant sa place à ses côtés pour faire face à l'auditoire. Merci, merci d'être avec nous aujourd'hui. L'Hiver nous étouffe peut-être chaque année de son manteau de neige, mais le printemps revient toujours, aussi ce soir, nous faisons la fête !

— Festoyez, amusez-vous, car les saisons s'égrainent et désormais l'Hiver est loin, renchérit sa mère le regard pétillant, magnifique dans sa robe vert anis.

Des applaudissements polis leur répondirent, convenus et sans cesse dans la retenue. La norme en somme dans le Un. Et Calliope dut se mordre l'intérieur des joues pour ne pas éclater de rire à la vue de l'air profondément exaspéré de Sarah dans le fond qui venait de lever les yeux au ciel. Il était certain que ces comportements devaient être dépaysants pour elle, agaçant même, comme pour les autres. Dans le Quatre, faire la fête sonnait plus spontané et les applaudissements quand il y en avait étaient vrais, sincère et joyeux. Sans doute qu'ils auraient préféré être dans leur secteur ce soir, pourtant eux aussi se trouvaient là. Fiers à défaut d'être à l'aise.

Ils n'avaient pas le choix. Eux se devaient de remplir les engagements liés au mentorat des Leroy sur l'écurie des Chase et elle se devait de montrer l'exemple. Et puis, il s'agissait de sa dernière réception chez elle, après quoi elle devrait suivre Terrence à la Capitale, en outre, elle avait bien l'intention de s'amuser autant que faire se peut. Et si d'aventure quelqu'un venait à lui dire quoique ce soit, elle n'hésiterait pas à répliquer. Elle n'avait pas de griffes certes, mais elle avait toujours eu la langue bien acérée et mieux encore, elle savait s'en servir.

— Mathilde, Xavier !

La voix de Philéas la sortit de ses pensées en faisant courir un frisson de dégoût sur sa peau.

Bien qu'inévitable, Calliope se serait bien passée de sa présence, mais voilà qu'il arrivait déjà, son ridicule couvre-chef sur le sommet du crâne, boudiné dans son costume trois pièces, un verre à la main. Elle était encore bien trop présente dans sa mémoire, sa dernière rencontre avec l'Intendant du Roi dans la Zone Ouest. Sa soirée d'éclosion remontait à Quatre mois déjà, quatre mois qu'elle avait regardé s'écouler sans avoir une once de pouvoir sur leur dénouement. Sur cette scène là, elle s'était retrouvée dans l'ombre, spectatrice d'une immense farce dont elle était pourtant le personnage principal. Et savoir que Philéas en était l'instigateur la faisait bouillir de rage.

Elle l'observa du coin de l'œil serrer la main de son père avant que ses lèvres ne se posent sur la main de sa mère dans un baise-main qui, et elle le remarqua sans peine, dura un peu plus longtemps que la moyenne. Enfile ton masque, se serina-t-elle. Il le fallait oui, sans quoi elle risquait de se lâcher et de déverser sur eux tout, tout ce qu'elle pensait vraiment. Une perspective qui ne lui déplaisait pas, mais elle ne pouvait pas se permettre de fustiger l'Intendant alors que ses parents restaient dans la Zone Ouest.

— Calliope, s'exclama l'homme en écartant les bras dans sa direction avant de lui déposer deux baisers sonores sur les joues. Comme ta soirée d'éclosion doit te paraître loin, désormais !

— Si loin, en effet.

Le mensonge manqua de lui faire rouler des yeux.

— C'est une magnifique réception, je dois bien l'avouer, conversa Philéas. Bien qu'au vu des derniers évènements, je m'étonne un peu du choix de certains de vos invités.

La réplique fit bondir la jeune femme autant que le regard réprobateur que l'Intendant avait fixé sur ses amis à travers la foule. Qu'est-ce que cela pouvait bien lui faire ? S'il était si inconfortable pour lui d'être en leur présence, il n'avait qu'à partir. Libre à lui. La porte des Leroy était toujours ouverte, dans un cas, comme dans l'autre ! Surtout dans l'autre concernant Philéas de l'avis de la Un.

— Et pourquoi ça ? répliqua-t-elle avec froideur.

Le venin, trop présent dans sa voix, fit lever un sourcil à Philéas et figea une expression inquiète sur les visages de ses parents.

— Sarah, son frère et les autres sont mes amis. Ce fait ne vous a certainement pas échappé, Intendant !

— Certes, certes. Mais, il n'empêche que Mademoiselle Chase a fait énormément discuter d'elle ces derniers temps, et pas en bien ! Vous rendez-vous compte, foncer de la sorte sur ses concitoyens depuis sa moto ! Menacer un Inquisiteur et c'est sans parler de son impertinence à la fin de la précédente course, j'ai bien cru qu'elle ne s'agenouillerait jamais ! Et je ne parle même pas de son frère ! Savez-vous que c'est moi qui suis chargé de prévenir les proches quand il y a un décès dans le corps des Paladins de la Zone Ouest ?

Un rictus manqua de franchir les lèvres de Calliope. Quelle hypocrisie ! Jusqu'au pouvait aller l'arrogance et le sans gêne de cet homme ? Prête à lui déverser le fond de sa pensée, la jeune femme ouvrit la bouche uniquement pour se faire coiffer au poteau par son père. D'un pas leste, il s'était placé derrière elle et avait posé une de ses mains chaudes sur son épaule nue, la pressant doucement.

— La Loyauté et la miséricorde ont toujours été des piliers du Royaume, n'est-il pas normal qu'en ces moments troublés, celles-ci s'étendent à ceux qui en ont le plus besoin ? Notre rôle en tant qu'élite n'est-il pas de montrer l'exemple ?

Philéas n'eut pas le temps de répondre que déjà sa mère enchaînait, un sourire charmant sur les lèvres :

— Et il me semble que le comportement de Sarah, même un peu trop impétueux à grandement contribué à un essor de curiosité sur notre Zone. J'ai ouï dire que de nouveaux investisseurs c'étaient fait connaître, et que par le biais des paris engendrés par cette fameuse course, l'économie dans l'Ouest se trouvait à la hausse - puis, ce penchant en avant, une lueur maligne dans l'œil, elle ajouta - n'avez vous-même pas misé sur l'Écarlate ?

À ces mots, l'intendant devint cramoisi, ses pommettes se teintant fortement.

– Je... c'est-à-dire.

Maladroitement, il tamponna ses grosses joues humides à l'aide de son mouchoir de poche et la Un dû détourner le regard pour ne pas manquer d'éclater de rire. Voilà qui était agréable. Pris la main dans le sac ! Alors qu'il ferme donc son grand bec !

Un raclement de gorge embarrassé permit à l'homme de retrouver un peu de contenance.

— Quoi qu'il en soit...

— Quoi qu'il en soit, nous tenons tous de même à vous présenter nos excuses pour l'emportement de notre fille, n'est-ce pas ? déclara doucement son père en jetant à la Une un petit regard entendu.

Il s'en fallut de peu pour qu'elle fasse la moue, mais Calliope dont les leçons étaient gravées dans sa mémoire força un sourire. Inutile de s'aliéner les puissants ou plus précisément les plus influents qu'elle et ses parents.

— En effet, pardonnez-moi. J'ai défendu mes amis avec un peu trop de zèle, j'en conviens.

Il n'empêche qu'elle ne le regrettait absolument pas !

— Bah !

L'intendant balaya son excuse d'un revers de main.

— Il met d'avis que vous en aurez besoin une fois à la Capitale. Je ne pouvais rêver mieux pour représenter notre belle Zone là-bas. Ce qui me fait m'interroger, où se trouve votre prétendant ? Lord Quarth serait-il souffrant ? 

Tout comme Philéas, Calliope promena son regard sur l'assemblée qui s'agitait entre les tables, cherchant la silhouette de ce prétendant qui, avec les mois écoulés, était tant bien que mal devenu son fiancé. Elle ne le trouva pas, et bien qu'un brin étonnée, la Un s'en retrouva ravie. Moins elle voyait Terrence, mieux elle se portait.

Non pas que le jeune homme s'était fait trop présent ses derniers temps. Il vaquait habituellement à ses occupations loin des Leroy, mais toujours assez prêt pour assister aux évènements, réunions ou autres conférences qui requéraient sa venue. Les repas, eux, se déroulaient dans un silence tendu. Son père bouillait encore de colère contre le petit lord tout comme Calliope et toute la diplomatie de sa mère n'était pas parvenue à rendre ces moments plus sereins. Pour autant, dès qu'ils étaient ensemble ; les discussions prenaient aussitôt des airs de duels, lui affichant constamment une expression sardonique et elle refusant éternellement de courber l'échine et il fallait bien l'avouer, cela finissait par la fatiguer.

— Il n'est pas souffrant, rassurez-vous ! Je m'en vais de ce pas le chercher ! Si vous voulez bien m'excuser ?

Elle n'attendit pas de réponse, trop heureuse de pouvoir quitter l'Intendant du Roi sous couver de partir en quête de Terrence.

D'un pas souple, elle traversa la salle, glissant avec grâce entre les invités. Calliope avait toujours ce sourire faux sur le visage. Ce masque que la jeune femme avait depuis longtemps apprit à poser sur ses traits et ses pensées et c'est à l'aide de celui-ci que la Un parvenait à se montrer courtoise. Pour ce qui concernait l'amitié, elle ne trouvait chez les membres de l'élite aucune personne digne de ses affinités. 

Plus d'une fois, on l'arrêta pour la complimenter sur sa coiffure, son maquillage, sa robe ou son parti et sur la chance qu'elle avait de se rendre avec lui a la Capitale. On était tout mielleux, tout gentils, tout dévorés d'une jalousie qu'on cachait sous des montagnes d'éloges et d'exclamations ravies.

C'était absolument répugnant ! Et ce qui l'était encore plus, c'est que, pour éviter toutes futures gênes à ces parents, elle faisait de même... La délivrance vint d'une de ses pairs, voilà que la fille Barthélémy se mouvait à la périphérie de sa vision, droit vers les Chase. L'héritière Leroy s'excusant promptement auprès de ceux qui lui tenait le crachoir et s'élança rapidement vers ses amis du Quatre.

N'y pense même pas, pimbêche !

Ce n'était pas la première fois, que Charlotte Barthélemy, du haut de ses talons vertigineux, s'en prenait directement ou par une voie détournée à eux. La jeune femme savait très bien que la loi du Royaume interdisait de contredire un « supérieur », mais Calliope n'entrait pas dans cette catégorie ! Dommage.

Le visage de Sarah était si rouge quand elle arriva que Calliope craint un instant que son amie implose. Et que dire de Lucas ? Son regard vert s'était considérablement assombri et les doigts qu'il avait resserrés sur ses biceps étaient devenus blancs. Tous deux se détendirent un peu au moment où elle tapota l'épaule de l'autre Un.

— Oh, quelle plaisante surprise, Callie !

— Calliope, rectifia immédiatement la susnommée.

— J'étais justement entrain de parler de vous.

Elle se tourna une nouvelle fois vers la fratrie et tout en promenant son attention sur eux de haut en bas, débita suffisamment fort pour qu'on puisse l'entendre :

— J'expliquais à vos amis, qu'il s'agissait certainement là, de votre dernier acte de charité envers eux, du fait de votre situation. C'est donc l'ultime occasion pour qu'ils goûtent à un aperçu de ce qu'ils n'ont pas chez eux ! Quelle déception !  

Derrière le masque qu'elle portait pour l'élite, le sourire de l'héritière des Leroy eut une légère contraction, un sursaut motivé par une colère froide contre sa pair. Celle-ci avait sur le visage un éclat insolent. Un de ceux que Calliope se serait bien vu effacer d'une gifle cinglante, mais comme la Un le savait pertinemment, les mots étaient parfois tellement plus blessants qu'un simple geste. Ainsi, Barthélemy voulait jouer, soit. Elle jouerait.

— Oh, roucoula-t-elle. Ma chère Charlotte, n'ayez crainte, vous n'avez pas fini d'entendre parler de mes actes de charité. Il me serait trop désagréable qu'ils vous manquent. C'est pourquoi j'ai la ferme intention de vous inviter à la Capitale le plus rapidement possible, puis elle ajouta en prenant dans ses mains celles de la jeune femme. De la sorte, vous aurez l'occasion de goûter à un aperçu de ce que vous n'aurez pas chez vous !

Mieux qu'un coup portait a la figure, la réplique claqua au visage de la fille Barthélemy avec force, transformant son air hautain en une mimique ridicule à mis chemin entre une grimace et une expression de totale surprise.

Lucas dans le dos de son interlocutrice, dût dissimuler le rire qui le prenait sous une quinte de toux tandis que Sarah se détournait en mordant sa lèvre inférieure pour ne pas rejoindre le fou rire de son aîné.

— Passez une excellente soirée, ajouta Calliope alors que la silhouette de l'héritière des Barthélemy disparaissait à grands pas dans la foule le plus loin possible d'eux, les oreilles rouges de l'humiliation qu'elle venait de subir.

La jeune femme inspira un grand coup. Qu'il était bon de châtier ceux qui le méritaient. Et qu'il était agréable de voir des visages chaleureux, de retirer son masque et de retrouver la simplicité de l'amitié. Elle adressa un sourire penaud aux Chase.

— Pardon pour elle, je vous garantis que l'on n'est pas tous comme ça.

— Ne t'en fais pas, va. Ce n'est pas un peu de bave qui va nous salir plus que l'on ne l'est déjà, la rassura Lucas.

Sarah soupira :

— Peut-être, mais j'ai une question. Crois-tu que si je lui avais envoyé mon petit four en pleine tête, on m'aurait jeté d'ici rapidement ?

La brune éclata de rire.

— Très certainement, mais ça m'aurait bien fait rire !

— Rhoo, déclara la rousse. Quelle déception, ajouta-t-elle dans une imitation plutôt convainquant de la Barthélemy.

Une nouvelle fois, Callie sourit. Un geste naturelle qui lui faisait du bien.

— Je t'en pris, Sarah, mange. Ne te prive pas à cause d'elle.

— Oh ne t'inquiète pas. Je peux et je vais engloutir un peu de tout ce qui se trouve sur ces interminables tables ! Quoi ? Ne me regarde pas comme ça, c'est toi qui m'a dit de prendre des forces ! martela-t-elle pour son frère. Hé, ce ne serait pas du poulet la-bas ?

— Ta soeur n'est pas croyable.

— Je ne suis pas sûr que ce soit le mot, fit Lucas un légère moue sur le visage. Tu sais, tu n'étais pas obligée de d'interposer comme ça entre nous...

— Et manquer de rendre la monnaie de sa pièce à cette prétentieuse. Excuse-moi ! rit-elle.

Lucas se mordit les lèvres et l'héritière des Leroy perdit son sourire :

— Tout va bien ?

— Je ne suis pas malade, si c'est ce que tu demandes. Je ne me sens juste pas à ma place, soupira avant de glisser une main dans ses cheveux un air ennuyé sur le visage.

— Ne dis pas ça ! se fâcha Callie. Il n'y a pas d'histoire de place !

— Correction, il ne devrait pas y avoir d'histoire de place, mais c'est le cas, c'est comme ça.

Cela l'attristait, mais Lucas avait raison. Elle secoua la tête.

— Je ne vois pas Alexandre et Julie, ou sont-ils ?

Le frère de Sarah lui indiqua un endroit d'un mouvement de menton et le suivant des yeux, la brune tomba effectivement sur les deux autres. Ils dansaient et cette vision rehaussa la bonne humeur de la jeune femme.

— Par le Roi, je n'aurais jamais crû voire ça. Lequel des deux...?

— Alexandre, figure-toi.

— Fantastique ! C'est « enfin » le début de quelque chose !

Ravie, elle chercha les pupilles vertes de Lucas qui détourna immédiatement le regard. Il se racla la gorge.

— Sans doute... Désolé, je te laisse. Je dois vérifier ce que fait ma sœur.

— Tu as peur qu'elle s'attire des ennuis ?

— Sarah est la définition des ennuis, ces temps-ci !

— Alors, tu comprends pourquoi je suis intervenue tout à l'heure...

— Menteuse va, je pensais que c'était pour rendre la monnaie de sa pièce à cette fille !?

— C'était peut-être un peu des deux, conclut la jeune femme taquine.

Lucas lui adressa un sourire par-dessus son épaule et il fondit la masse pour retrouver sa sœur. 

Tout en le suivant des yeux, Calliope se saisit d'un verre sur le plateau d'un des nombreux serveurs. Discrets, fantômes parmi les bons vivants, ces hommes et ces femmes, membres du Secteur Quatre ou Trois virevoltaient entre les corps avec autant d'élégance que les danseurs au centre de la pièce. C'était ses parents qui avaient donné un travail à toutes ces personnes là ou plus d'un Un ou d'un Deux aurait refusé

— Merci.

Le cocktail lui fit du bien, elle s'en rendit compte alors qu'elle prenait sa première gorgée, mais il faisait chaud dans la salle, et ce malgré les fenêtres ouvertes. Son palais expérimenté décela sans peine, le sirop de rose dissimulé sous le mélange de rhum et de gentiane. Un subtil rappel, un souvenir pour tous de Philéas sans doute. Gloire au Royaume de Rose, songea-t-elle amèrement.

— Voilà donc la raison pour laquelle vous me désavouez !

La voix, proche de son oreille la fit sursauter et elle pivota prestement. Terrence se tenait devant elle, séduisant dans son costume bleu canard malgré un petit air renfrogné qui disparût aussi rapidement qu'il était apparut pour laisser place à un caractéristique sourire en coin.

— Quoi donc, Terrence, l'alcool ? Je vous en pris, il m'en faudrait bien plus dans le sang pour commencer à vous accepter.

Il éclata de rire. Un vrai, sans duperie manifeste et Callie maudit la seconde où elle en fut ravie.

— Pas ça, je parlais de Chase !

— Lucas ? Ma parole, est-ce que je sentirais une pointe de jalousie ? Non, pardonnez-moi, un manque de confiance, peut-être ?

Les yeux du jeune Lord pétillèrent et la jeune femme devina immédiatement qu'ils venaient de mettre en route un énième duel verbal. Si ces joutes la fatiguaient, elles étaient pourtant devenues courantes, et alors que sa vie se trouvait bousculée, elle découvrait dans cette habitude une sorte de réconfort.

Une nouvelle fois, il rit.

– Non, Calliope. Croyez-moi, lui et moi nous sommes deux êtres totalement différents, il n'y a pas de comparaison à faire.

Dubitative, elle le fixa. S'engagea alors un jeu de regard qui ne cessa qu'au moment où Terrence se pencha pour déposer un baiser sur sa joue. La Un en resta interdite !

- Que venez-vous de fa-

-Nous sommes cernés par les loups, Calliope. Il est l'heure de maintenir les apparences. Aussi, vous m'accorderez bien cette danse, la coupa-t-il en lui présentant sa main.

La jeune femme gronda, puis à regret abandonna son cocktail pour se saisir de la main de celui qui était désormais son fiancé.

— Ne refaites plus jamais cela ! persifla-t-elle alors qu'il l'entraînait vers le centre de la pièce.

— Vous parlez du baiser ? glissa le jeune homme en saluant au passage ceux qui les laissaient passer.

Fronçant les sourcils, elle s'attarda sur son visage. Voilà qu'il arborait un sourire charmant maintenant, le même qu'elle revêtait actuellement. Oh, quelle belle paire de comédiens ils faisaient ensemble ! Était-ce elle ou les conversations étaient plus tenues ?

— Oui, je parle du baiser !

— Oh je vous en prie Calliope, ce n'était que votre joue, vous pourrez vous offusquer de la sorte quand je flânerais sur vos lèvres. Il lui jeta un coup d'œil. Une perspective qui me laisse rêveur.

— Eh bien continuez donc de rêver !

Ils poursuivirent le chemin tout sourire. Et alors qu'ils se postaient au centre de la salle, juste en dessous du lustre qui projetait ses lumières mouvantes un peu partout; elle constata les premières notes d'une valse qui s'élevaient déjà. La jeune femme manqua de bouder. Un Menuet aurait été plus à son goût, elle tournait suffisamment en rond avec Terrence comme cela. Trop tard, cependant, car il posait sa main droite sur sa hanche et elle la sienne sur son épaule.

— Où étiez-vous ?

— Cela vous intéresse ? Vous aurais-je manqué ?

— Pas le moins du monde, mais j'avais cru comprendre que vous faisiez partie de ces êtres qui se repaissent de la lumière et de l'attention ?

Elle évitait délibérément son regard, ayant jeté son dévolu sur un grain de beauté près de son oreille. Ses pupilles vertes, alors qu'ils partageaient une si grande proximité physique était hors de question. Non pas qu'ils la mettaient mal à l'aise, mais la jeune femme avait remarqué quelque chose qui l'attristait. Tous deux se déplaçaient avec fluidité et aisance sur le sol de marbre et si Calliope s'était toujours vue douée, il fallait bien remettre ses lauriers à Terrence qui se trouvait être un formidable cavalier. Mais, et c'est cela qui rendait la brune perplexe, il l'était peut-être trop. Réglés comme une horloge, du papier à musique ou une leçon apprise par cœur, ses mouvements manquaient d'âme. Et lorsque cette lueur coléreuse, cet éclat d'indifférence ne trouvait pas leur place, ses yeux en étaient dépourvus également.

Si, cela la mettait mal à l'aise, finalement.

— Ce n'est pourtant pas moi qui posais sur l'estrade en début de soirée.

— Vous n'avez pas répondu à ma question, nota-t-elle alors qu'ils tournoyaient d'un bout à l'autre de la salle.

Devant le silence que son partenaire de danse lui offrit, elle osa attarder ses yeux sombres sur son visage, comme elle s'en doutait, le regard du jeune Lord était lointain, perdu. Lui non plus ne la regardait pas.

— Eh bien qu'avez-vous ? Vous semblez étrangement moroses tout d'un coup. Ne venez-vous pas de me dire que nous devions sauver les apparences, mettre un sourire ne vous ferez pas de mal, fit-elle en relevant un sourcil. Après tout, il s'agit là de notre dernière danse.

Les coins des lèvres de Terrence tressaillirent.

— Oh, Calliope. Notre dernière danse ici, sans aucun doute. Mais ne vous y trompez pas ! Tout ce qui est arrivé avant, le temps écoulé jusqu'à présent n'était qu'un interlude, un simple prologue. C'est maintenant que commence la véritable histoire, acheva-t-il en agrippant son regard.

La brune se tendit dans ses bras, mais s'il le sentit, il n'en fit rien et replaçant un sourire affable sur son visage, le jeune homme augmenta le rythme de leur valse.

— J'espère que vous avez les nerfs bien accrochés ma chère, car ce qui va suivre sera bien pire que ce que vous avez pu vivre jusqu'ici. J'imagine que la liberté que m'a offerte votre Zone va me manquer un peu...

— S'il vous est si désagréable de rentrer chez vous, pourquoi le faire ! Vous êtes un homme, ce n'est pas comme si vous n'aviez pas le choix !

Contrairement à moi, se retint d'ajouter la jeune femme tandis que butée, elle prenait les devants et faisait croître un peu plus la cadence. Autour d'eux les couleurs étaient devenues floues, de vagues tâches distendues. Terrence eut un rictus.

— Par le Roi, dans quel monde vivez-vous ? Êtes-vous à ce point naïve ? Bien sûr que nous rentrons à la Capitale. Mon père a une fâcheuse manie à vouloir garder à l'œil ses investissements.

Elle le fusilla du regard.

— Plaît-il ? J'ai eu l'impression que vous referiez de ma personne comme étant un investissement ! siffla-t-elle.

La colère la fit passer discrètement à l'acte et elle poussa sur le pouce qu'elle avait contre son épaule, juste à la jointure de la clavicule du jeune homme pour lui faire mal. Les représailles furent immédiates et elle sentit la main du roux se resserrer fermement sur sa hanche, la faisant expirer un hoquet douloureux tandis qu'il grimaçait. Un point partout donc.

— Vous, moi, qui sait ? Je ne pense pas qu'il y ait de différence.

— Je pense que vous êtes lâche.

Un rire mauvais le secoua. La jeune femme s'attendait à trouver cet éclat de colère dans ses yeux verts quand il planta son regard dans le sien, mais elle n'y découvrit qu'un intérêt déconcertant.

— Et vous alors, questionna-t-il. Que feriez-vous si vous étiez à ma place ? Si vous étiez un homme ? Si vous aviez le choix ?

— On à toujours le choix, répliqua-t-elle. Le fait d'être un homme ou une femme ne devrait pas entrer en ligne de compte.

Il haussa les épaules et elle pinça les lèvres.

— Mais puisque vous voulez savoir, soyez au courant que je me battrais. A votre place, je partirais, je ferais quelque chose !

— Vraiment ?

— Oui, vraiment ! Vous en doutez, c'est pourtant le choix que je ferais !

Terrence émit un hum, et relâcha la pression sur sa hanche alors que leurs pas se faisaient moins rapide, la valse approchant de la fin.

— Comme vous l'avez dit, nous avons toujours le choix, mais ce n'est pas vraiment ce qui importe. Non, le plus significatif, c'est de savoir si oui ou non, on est prêt à en assumer toutes les conséquences. Alors je vous le redemande Calliope, le feriez-vous vraiment ? 

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