Chapitre 3

— Et alleeeez ! Cul sec ! Cul sec !

Je me marre tellement que j'en ai mal aux joues. Les mains frappent sur la table en bois, les cris et les rires fusent sans discontinuer. C'est une soirée comme je les aime, dans la joie et la bonne humeur, avec le temps qui semble s'arrêter. C'est comme s'il n'y avait plus que nous, notre groupe si bruyant, mais si attachant quand on les connait bien. Même les nouveaux arrivants ne sont pas désagréables et je m'amuse plus encore en voyant Martin s'étouffer dans son verre qu'il tente maladroitement de vider d'un trait. Ses joues sont rouges, son regard brille et il s'appuie sur une de ses copines pour rester assis plus ou moins droit.

Les jeux alcoolisés mènent bon train depuis un moment et la tête me tourne plus que délicieusement. Les joints circulent toujours autour de la table, mais ont tendance à s'arrêter avant moi. J'en ai assez pris, de toute façon, parce que j'en suis à m'esclaffer bêtement à chaque mot qui s'élève. Me taire est trop chiant, alors je laisse libre cours à ma verve. Nino ricane, Enzo s'étrangle parfois avec sa boisson quand j'ai un mot de trop, Mathis a basculé en arrière sur le tapis et ronfle. Les filles gloussent autour de Martin et depuis quand y en a-t-il deux de plus qui essaient de lui grimper sur les genoux, d'ailleurs ? Le verre du brun claque sur le bois de la table et des sifflements s'élèvent. Sur son visage, je peux lire une petite fierté d'avoir réussi, malgré sa grimace. Je pense qu'il va bientôt gerber, les gars l'ont imbibé sans vergogne.

— Je refais pas ça, gémit-il. Au prochain, je dégueule !

Ah, qu'est-ce que je disais !

— Chiffe molle ! réplique Andréas à l'autre bout de la table.

— Je t'emmerde !

De silencieux à mon arrivée, il est devenu comme les autres et se lâche. Je ne peux pas m'empêcher de rire grassement. Le regard de Martin tombe aussitôt dans le mien, et je frémis malgré moi à l'insistance qui y réside, celle de n'importe quel mec bourré. En soi, c'est normal qu'il réagisse comme ça, moi aussi je m'agite au moindre son différent, mais son silence soudain me met étrangement mal à l'aise. Peut-être également parce que ce type a passé la soirée à me fixer bizarrement et à tourner la tête dès que je le prenais sur le fait. Je n'ai toujours pas trouvé ce que j'ai pu dire ou faire pour provoquer ce genre de comportement.

Je me fais sûrement des idées, songé-je en observant la façon dont Maelle dépose une flopée de petits baisers sur la joue de Martin, causant l'hilarité de celui-ci. Son week-end va bien se finir, à celui-là. Est-ce qu'il faut absolument être un minet pour mériter le regard d'autrui et espérer ne pas être seul en permanence ? Parfois, je me demande si mon caractère solitaire n'est pas là pour me rassurer sur ma condition. Seul, c'est bien... mais à deux, ce serait tellement mieux. Même pour lire un bon bouquin. Savoir que l'autre est présent, à ses côtés, à vaquer à ses occupations. Quelque chose de tranquille et posé. J'y pense souvent, entre deux siestes, et je me rappelle que ce serait invivable pour l'autre. Outre le fait que je n'intéresse définitivement pas.

— Next ! scande Nino en me sortant de mes réflexions. Le prochain vire la moitié de ses fringues !

Quelques voix s'élèvent contre cette idée, principalement du côté des filles, mais les autres paraissent plus que partants. Les inhibitions ne sont vraiment plus de la partie, semble-t-il. Nino lève une main.

— J'ai dit la moitié, calmez-vous, hein, vous enlevez ce que vous voulez !

— Gardez vos bites cachées ! ricane Enzo.

— Gros porc.

— Filez-moi une bouteille vide, l'autre a roulé sous le canapé ! Putain Rob, t'aurais pu l'arrêter !

— Flemme, je t'emmerde.

— Quelqu'un a vu les chips ?

— Je vais chier, je reviens.

Les verres tintèrent, des coudes s'entrechoquent et je m'alanguis un peu plus encore, les pieds sous la table, pris dans une torpeur que j'aime bien. Quand la bouteille est couchée pour la énième fois de la nuit et lancée, je suis distraitement le mouvement de son goulot tandis qu'elle tourne sur elle-même. Martin est le type le plus malchanceux de la soirée, il a perdu sur plus de la moitié des tours. Il a tellement bu que je me demande même comment il peut être capable de tenir assis, mais c'est probablement grâce à toutes les nanas qui le serrent de près. Comme des serre-livres, mais ça fait des serre-Martins.

— Oléééééé Rob ! À POIL !

Les yeux sombres de Martin reviennent sur moi comme s'ils étaient aimantés et je ne sais pas quoi faire de cette information. Quand je baisse les yeux, le goulot pointe vers moi et Enzo tire déjà sur la manche de mon tee-shirt en ricanant.

— Allez mec, fais pas ta fiotte !

— M'en fous, de toute façon il fait trop chaud dans ton appart !

Je romps le contact visuel avec Martin. Mon tee-shirt me rend aveugle pendant quelques secondes, le temps qu'Enzo prenne enfin la peine de m'aider, puis l'air moite me lèche la peau. Je frissonne, sans trop savoir pourquoi. Personne ne me regarde vraiment, ce n'est pas trop gênant. Et tout le monde se fout que le petit gros de service se tape ce genre de gage. Au mieux ça fait marrer. Autant continuer sur cette lancée.

— J'enlève encore un truc ? demandé-je à Nino. Ça fait la moitié, là !

— Tes chaussettes ? me suggère-t-il. Comme ça, t'en sors deux, il t'en reste deux.

— Il reste deux quoi ?

— Ton slip et ton froc, ça fait deux. Dis-moi que t'as mis un slip, putain.

— Commando !

— Raah, t'es dégueu, ça râpe la bite et ça coince les poils !

Je ricane. Mon caleçon se porte bien, au chaud sur mon cul, mais Nino n'en saura jamais rien. Mes chaussettes volent un peu plus loin et mes pieds nus frottent sur le tapis. Pas désagréable, malgré la sensation cotonneuse de l'alcool. Pour la peine, je déboucle rapidement ma ceinture, sous le regard faussement scandalisé de Enzo.

— La moitié, on a dit ! Exhibitionniste !

— C'est trop serré, lâche-moi, j'ai mal au bide.

Oh, c'est bien mieux ainsi ! Je gémis de soulagement, attrape le clin d'œil amusé d'un de mes potes à mon contentement bienheureux et observe la bouteille qui tourne encore et encore pour désigner le prochain à quitter ses vêtements. Je tapote sur mon ventre rond d'une main. L'avantage dans les soirées telles que celle-ci, c'est que personne ne dira rien sur ma corpulence, quoi qu'ils en pensent, et j'apprécie de ne pas avoir à affronter des regards désapprobateurs. Oh, j'aurais bien quelques mots à rétorquer, évidemment, je n'ai pas trop la langue dans ma poche si je m'y mets, mais c'est mieux comme ça.

Enfin, si on omet Martin et son insistance qui sont de retour, surtout qu'il est plutôt inexpressif comme gars... ou timide ? C'est peut-être juste ça, le pauvre mec ne doit pas connaître grand-monde à part les filles qui ne le lâchent pas depuis le début. Elles ont disparu depuis peu, d'ailleurs, retranchées dans la chambre de Enzo pour dormir sans avoir à nous subir. Nino a baissé la musique pour éviter les plaintes du voisinage, mais les voix sont difficiles à moduler à ce stade de la soirée.

— Rob !

Les cris qui résonnent me font quitter Martin des yeux et je reste un moment immobile en découvrant le goulot de nouveau pointé vers moi. J'ignore combien de fois la bouteille a tourné depuis tout à l'heure, parce que j'ai dû partir dans mes pensées pendant quelques bonnes minutes. Mathis a perdu sa veste et sa chemise et Phil fait tourner ses chaussettes en ricanant. Il est démonté.

— Quoi ? grogné-je. Je suis déjà à moitié à poil, on a dit qu'on montrait pas nos bites !

— Mais non, abruti, tu zones ou quoi ? Tu vas dans le placard !

— Le... quoi ? Je m'appelle pas Harry Potter !

— « Sept minutes au paradis », glousse Maelle qui a survécu aux autres filles. Merde, t'as rien suivi !

— C'est quoi encore ce jeu ? marmonné-je.

— Ben, on t'enferme dans un placard avec quelqu'un pendant sept minutes.

— Et ?

— C'est tout.

— Mais c'est de la merde, non ?

Ce n'est pas vraiment comme si ça allait être intéressant d'être coincé avec moi, mais ce n'est pas vraiment mon problème. J'ai chaud, je suis crevé, je pue sûrement de nouveau tellement on sue dans ce salon-étuve et j'ai des relents de bière. Sept minutes, ça va être long. Avec de la chance, c'est Nino qui va être choisi, ce con sourit beaucoup trop pour que ce soit normal. Ça va être le bordel. Avec une fille, ce serait peut-être un peu gênant au début, mais je peux toujours lancer deux-trois blagues pour détendre l'atmosphère. Je suis le pote marrant, après tout. Pas le mec qu'elles se rêvent.

— Mais non, c'est trop drôle ! T'as pas vu ça dans les séries ?

— Je regarde pas ces merdes-là, merci.

Y'a pas de magicien ni de dragon dans les sitcoms.

— On sait jamais ce qui peut arriver en sept minutes, ajoute Maelle en levant son verre dans ma direction.

— J'm'en fous, dis-je en haussant les épaules.

Et, vraiment, je m'en moque.

Enfin, un peu moins quand Nino relance la bouteille, moins assuré et franc qu'au début du jeu, même moi je peux le voir. Elle tourne, tourne, tourne, et... pointe vers une tête brune qui me titille depuis le début de la soirée.

Martin.

Martin et ses grands yeux brillants qui se lèvent pour me toiser de nouveau, avec un minuscule sourire. Ah, bien. Peut-être que ce type est un connard et va me mettre ma misère en privé pendant sept minutes, en fait, mais je me redresse tout de même sous les exclamations de mes amis.

Ce n'est qu'un petit placard.

Étroit, mais ça je m'en rends compte trop tard lorsque je m'y glisse, butant contre un balai. Le corps mince de Martin s'insère entre le mien et l'autre paroi du cagibi. Ses pieds cognent contre un seau, ses mains s'agrippent à ma peau nue quand il perd l'équilibre. Ses vêtements sont un peu rêches contre mon ventre, son jeans frotte dru sur ma hanche lorsqu'il bouge. J'ai conscience de sa présence, bien plus que je ne le devrais.

Son regard me happe, plus intense qu'il ne le devrait, puis la porte se referme, nous plongeant dans l'obscurité.

Il n'y a plus que nos respirations.

Martin expire plus profondément

Ses mains n'ont pas bougé.

Mon cœur bat un peu fort.

Ce ne sont que sept longues minutes, songé-je, probablement très loin du paradis.



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