Adèle
"Ça a commencé dans une cabine d'essayage. Avec ce fichu pull qui m'allait pas et mon reflet dans le miroir.
Et puis, il y a eu cette fichue caméra. La fois où tu m'as envoyé le capture d'écran de ma tête dans cette conversation Instagram en Facetime. Avec ma tête bizarre, là. Celle où il y avait mes grosses joues et mes boutons en plein écran. Ces détails m'ont sauté aux yeux d'un coup. Et c'est là que ça a été le déclic.
Au début, il s'agissait juste de perdre un peu de joues, de ventre et de cuisses. C'est le contrat que je m'étais passée avec moi même, histoire de me mettre sur mes gardes. "Tu fais gaffe, m'étais-je prévenue. On joue pas avec ce genre de conneries."
Au début, ça a plutôt bien marché. J'ai arrêté le sucre. Je me suis empêchée de chiper dans les placards, même en état de stress. J'ai filé la plupart de mes desserts à mon pote à table. J'ai arrêté de finir les assiettes des autres au self. Au début, tout allait bien. Pendant deux semaines.
Mais, justement, c'était que le début.
Un jour, c'était pendant un contrôle de maths, je me suis rendue compte que j'avais fait de beaux progrès en calculs mentales. Je n'ai mis que deux secondes à comprendre que mon entrainement venait de tous les repas où je comptabilisai la somme des calories de tous les éléments sur mon plateau.
Ce jour là, j'étais fière parce que cette histoire d'amaigrissement semblait m'être utile partout, même en maths.
Et puis une fois, je me suis lancée un défi. J'ai avalé une pomme, une banane, un bout de pain et un yaourt sans sucre au matin et je n'ai rien mangé d'autre de la journée.
Ce soir là, j'avais faim mais j'ai décliné le yaourt qu'on m'a proposé. À minuit j'étais fière. J'avais tenu toute la journée sans céder à la tentation.
Alors j'ai recommencé le lendemain. Pomme, banane, pain, yaourt sans sucre. J'avais faim dès 8h45 mais j'ai tenu. Toute la journée. Et le soir j'étais fière. Fière de ne pas avoir lâché.
Et puis je me suis dis que puisque l'estomac était élastique, il fallait l'habituer. Alors c'est ce que j'ai fait. Au bout d'une semaine, je n'avais presque plus faim à midi et à la fin des deux premières semaines, j'étais capable de ne plus manger avant au moins 21h. Je me souviendrai toujours de ce sentiment de fierté quand je me disais "Bravo, t'a réussi."
Mais un matin, il n'y avait plus de banane, alors j'ai fait sans. Pomme, yaourt sans sucre et pain.
J'ai eu un peu faim vers 17h mais je l'ai vite oublié, tant je voulais tenir jusqu'au soir et pouvoir me féliciter d'avoir tenu.
Le mieux dans tout ça, c'est que je commençais à perdre des joues.
Mon père n'a pas racheté de bananes avant les trois jours suivants. Mais comme disent certains "on s'habitue à tout". Alors même quand les bananes sont réapparues, je n'en ai pas repris. Ça aurait été revenir sur ses pas, faire marche arrière, régresser.
Au lieu de ça, la semaine suivante, j'ai tenté de supprimer le yaourt.
C'était plus dur. Je l'ai senti passé. Je me suis remise à avoir faim dès 10h. Mais je ne voulais pas lâcher. Alors j'ai obligé mon ventre à s'habituer.
Il m'a fallu exactement 13 jours pour me remettre de l'arrêt du yaourt. C'est normal, ça fesait moins de gras pour la journée.
Mais j'ai tenu le coup, par la force de la persuasion.
Le pire, ça a été le pain. J'ai du faire plus de quatre tentatives avant de pouvoir y arriver. Mais j'ai tenu. Vraiment. Mais il m'a fallu du temps. Des fois, je prenais encore une clémentine vers 16h, quand ça n'allait vraiment pas.
J'étais tellement absorbée par ces conneries de calories, que j'en oubliais le reste. Mais en un mois, j'avais perdu mes joues. Tant mieux. Ce qui m'inquiètait plus, c'était les retards de règles, mais j'avais l'habitude.
Deux semaines sont passées et je tenais mes journées avec une seule pomme dans le ventre et une clémentine à quatre heure.
Je ne me suis rendue compte de rien jusqu'à ce foutu mercredi de février.
Je lisais un article sur les règles. J'en étais à la partie sur les retards quand je suis tombée sur une phrase qui restera gravée dans ma tête à jamais : "Un retard de règles peut être occasionné par le fait d'être enceinte ou une sous-alimentation." J'ai ricané. Je n'avais jamais eu de copain depuis la petite section et question sous-alimentation, je me considérais plus comme l'inverse.
J'ai fermé le magazine et je suis partie faire autre chose. Mais cette phrase ou plutôt ce mot "sous-alimentation" est resté gravé sans que je m'en rende compte.
Et puis en tombant sur un bouquin que je lisais encore il y a deux ans, je me suis souvenue de l'histoire qu'il racontait.
Je pense qu'au point où j'en suis, tu as du comprendre où je voulais en venir, mais je vais te demander de m'écouter jusqu'au bout.
Il y a donc eu ce livre dont le thème était l'anorexie. Ça fait bizarre de le dire. Pas parce que c'est un mot bizarre, mais plutôt parce qu'on ne l'utilise d'habitude qu'à la troisième ou deuxième personne du singulier. Mais c'est une vérité qui prend une telle place dans ma vie à présent que je suis obligée de la dire telle qu'elle est parce que ça n'arrive pas qu'aux autres.
La preuve, moi même je suis anorexique.
Ce qui est étonnant, c'est que je n'ai jamais eu de nausée ou de trucs dans ce genre qui sont souvent des symptômes communs. Moi, j'avais même plus faim, j'avais des retards de règles de deux semaines et je ne flottais même pas dans mes vêtements.
Au début, je n'y ai même pas cru quand je me suis mise à douter.
Alors j'ai eu une idée pour créer une sorte de test. J'ai piqué un morceau de chocolat dans l'armoire et je l'ai posé devant moi.
Je n'ai ressenti aucune envie d'en manger, comme si le sucrée n'avait plus aucun intérêt.
Mais j'ai essayé de le manger quand même. Alors j'ai porté le carré de chocolat à ma bouche.
Pour le coup, c'était étrange. Il m'a paru trop sucré. Ça brûlait presque la langue. Et puis même quand je l'ai avalé, le goût est resté dans ma bouche. Pour l'effacer, j'ai bu un verre d'eau.
Puis un deuxième.
Et un troisième.
Jusqu'à ce que le souvenir du goût chocolaté disparaisse de ma langue.
Lorsqu'il m'a semblé s'être évacué, je suis sortie de la cuisine.
Ce n'est que deux heures plus tard, que j'ai vomi. Ce n'est pas moi qui me suis forcée à vomir. Vraiment. C'était involontaire. C'est sorti tout seul. J'ai juste eu le temps de courir aux toilettes.
Je me souviendrai toujours du goût qui m'est resté dans la bouche. Un mélange de pomme et de chocolat avec l'amertume qui accompagne souvent le vomi.
C'est en voyant le liquide jaune - ce qu'on appelle la bile, je crois - que je me suis dis "putain, j'ai rien à vomir enfaite".
Je pense que c'est à cet instant que j'ai vraiment pris conscience de ce qui se passait dans mon corps et aussi dans mon cerveau.
J'avais arrêté de manger et je ne pouvais plus m'y remettre.
Ce soir là, j'ai fais des recherches sur l'anorexie. J'ai lu des documents, des conseils, des interviews, des sondages, des reportages et à chaque fois que j'avais fini un article, la vérité s'ancrait en moi.
"Anorexique. Je suis anorexique."
La vérité, c'est que sur le coup, on ne s'en rend pas bien compte. Ni de ce que cela représente, ni qu'on l'est vraiment.
Ce n'est que lorsqu'arrive le contre-coup que ça frappe vraiment en plein visage.
Il paraît qu'il faut en parler à quelqu'un. Alors c'est ce que j'ai fait parce que je crois que je serai incapable de tenir toute seule."
Adèle leva yeux vers Alexandre.
Il avait les sourcils froncés et le front plissé.
- Tu veux dire, que... Que tu es... Malade ?
Adèle hocha la tête.
- Et qu'est-ce que je peux faire pour t'aider ?
Son amie prit une grande inspiration.
- Écoute, commença-t-elle, je ne peux pas en parler aux filles parce que ça fait des années qu'elles ont peur que je tombe dans ce...euh... ce truc là et je leur avais promis de pas le faire. Je ne veux pas les décevoir parce que j'ai pas réussi à tenir ma promesse.
Je ne peux pas le dire à ma soeur parce que je suis sûre qu'elle ne pourra pas s'empêcher de le dire, soit aux filles, soit à mes parents.
Je ne peux pas le dire à mes parents parce que ma mère voudra me forcer à manger, que ça finira en pleure et qu'elle s'inquiétera tellement qu'elle en parlera à tous ses collègues.
Enfin, je ne peux pas me le dire à moi-même parce que j'ai encore du mal à le concevoir et à l'accepter.
Alors je m'en remets à toi et, je l'espère, à ton soutien.
Alexandre hocha la tête.
- Bien sûr, qu'est-ce que je peux faire pour t'aider ?
- Ça tient en deux points...
- Je t'écoute.
- Le premier est que tu m'autorises à faire une chose...
- Vas-y.
Adèle s'approcha de lui et enserrant de ses bras la taille d'Alexandre, se sera contre lui. D'abord un peu surpris, le garçon enveloppa à son tour les épaules de la jeune fille et posa son menton sur le sommet de son crâne.
- Allez, ça va le faire. Je suis là, on va y arriver...
Adèle ne bougea pas mais accepta d'y croire.
Et puis la jeune fille relâcha son étreinte et Alexandre libéra ses épaules.
- Le deuxième point, continua-t-elle, est que tu m'accompagnes à l'infirmerie et que, s'il te plaît, tu restes, juste pour avoir quelqu'un avec moi quand il faudra tout reraconter à l'infirmière. Ils vont essayer de m'envoyer dans des centres pour anorexique et boulimique en me traitant comme une petite chose malade mais je ne veux pas y aller. Je veux continuer à vivre avec vous, je veux rester dans la société, je veux garder ma vie d'avant en remontant la pente.
Je veux rester la personne forte que les gens voient en moi.
Mais pour ça je vais avoir besoin de toi.
Alexandre hocha lentement la tête, comme s'il cherchait à s'imprégner de chacun des mots d'Adèle.
- Je suis là et je ne te lâcherais pas, répondit-il.
Et il passa amicalement un bras sur ses épaules.
- Je reste avec toi, ok ?
Adèle hésita encore un instant et hocha la tête.
- Ok.
Tous deux se dirigèrent vers le bâtiment et alors qu'ils allaient passer la porte, Adèle se passa le mot magique en boucle.
"Il reste avec toi, ok ?"
- Ok, marmonna-t-elle comme pour elle-même. Ok.
Tout serrait "ok" tant qu'Alexandre serait là.
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