9 Bad Trip
Allongée sur son lit, Emmy feuillette les pages de l'album. Un stylo noir se déplace entre ses phalanges. Les photos ne mentent pas pourtant et affichent des sourires radieux. Un sentiment de gâchis et d'incompréhension l'a submergé, surtout depuis la vidéo d'hier matin, au tribunal. Un papier vierge se retrouve sur un bloc cartonné et elle commence à écrire.
"Papa,
Maman,"
Ses yeux deviennent rouges et brûlent, tant les larmes ne semblent pas vouloir se tarir. La tristesse a élu domicile dans son être et la peine du divorce la dévore telle la gangrène.
"La douleur est trop lourde..."
Sa gorge se noue.
L'afflux d'air semble lui manquer, suivis de légers tremblements. Elle attrape le paquet de mouchoirs sur la table de chevet, tandis qu'un énième exemplaire en papier vient rejoindre les autres sur le drap. Quelques larmes humidifient le bas de la page qu'elle écrit.
Des auréoles s'étendent.
"... j'ai juste envie de mourir !"
L'adolescente de quinze ans referme l'album, puis se lève à côté du lit. Son père, malgré tout, lui manque. Son Harry, qu'elle portait tant dans son estime. Elle s'avance vers la fenêtre, enlève ses écouteurs et la chanson Nothing else matters s'entend. Emmy décale le rideau, une grosse quantité de neige dévale sur Philly. Sur le petit meuble en merisier, à gauche d'elle, se trouve son portable.
Il s'allume.
Son index déverrouille l'écran tactile par son empreinte.
Quatorze heures.
Un SMS.
"J'ai ta dose."
Elle l'éteint, tout comme sa musique, et enfile un pull, puis récupère la lettre. Son écriture devient presque illisible.
"Désolée pour le chagrin que je vais vous causer, mais c'est trop pour moi. Je voudrais juste que tout redevienne comme avant.
Je vous aime."
Elle met ses quelques phrases dans une enveloppe, qu'elle positionne sur le meuble.
Elle tremble.
Elle se charge d'un épais manteau, puis vérifie une énième fois que l'argent nécessaire se trouve toujours dans la poche intérieure. Un de ses avant-bras essuie à nouveau ses yeux, lorsqu'une lumière à l'extérieur l'interpelle.
Des gyrophares.
Elle s'approche de la fenêtre.
Les aboiements des deux Dobermann, avec leurs vigiles respectifs. En cause, deux types qui ferment les portières d'un véhicule de police. L'un d'entre eux revêt une tenue de service, ce qui incite les agents de sécurité à s'éloigner, chacun d'un côté. L'autre, très grand et d'une silhouette élancée, le rejoint, insigne en main.
Emmy entrouvre la fenêtre.
Elle perçoit les voix d'Henry James et de sa mère, sans toutefois réussir à comprendre leur échange, puis elle se hâte à refermer car le moment de quitter sa chambre lui semble opportun. L'instant d'après, elle foule le couloir recouvert d'un épais tapis de velours blanc. Le gros temps impacte la luminosité de la journée, ce qui joue en sa faveur dans la réussite de sa tentative de sortie.
Ses pieds n'émettent aucun son dans l'escalier. Une fois en bas, Emmy s'immobilise et observe un moment d'attention.
Son cœur s'accélère.
Ça discute toujours devant la porte entrouverte, tandis qu'une certaine fraîcheur s'engouffre dans la maison. Elle poursuit son chemin en direction du bureau de son grand-père, où la porte, déjà ouverte, lui octroie un accès facile à la grande pièce. Plusieurs tableaux ornent les murs, des achats passionnés pour des chefs d'œuvres de différents courants. Le parquet ne craque pas, sous son poids plume. À nouveau, un coup d'œil par la fenêtre.
Ils vont entrer.
Elle se hâte.
Emmy saisit la poignée du tiroir du haut, et dans le fond, elle le sait, sur la gauche, se trouve la clé. Cette dernière donne accès à l'extérieur du domaine, par la piscine couverte.
Des pas en sa direction.
Elle s'accroupit derrière le bureau en chêne massif, puis se faufile dessous. Son portable sonne.
Son rythme cardiaque s'accélère.
Elle l'éteint. Quelle imbécile !
Elle déglutit.
Cette démarche, elle la reconnait entre mille. Henry James s'approche, il se trouve tout près.
Il fait le tour.
Emmy ferme les yeux.
Elle suffoque presque.
Son grand-père prend un porte-documents, puis le place dans le tiroir qu'elle convoite.
— Monsieur,
Emmy identifie la voix de Sarah, une des servantes.
— Oui.
— Café ou thé pour vous ?
— Peu importe, faites au plus simple. Je dirais café pour tout le monde.
— D'accord Monsieur.
Henry repart vers la porte d'entrée et l'accès se verrouille. Emmy est prise au piège. Elle sort en rampant et tente de reprendre ses esprits. Elle se relève, ouvre le tiroir, puis saisit la clé. La curiosité l'emporte alors sur la raison et le fameux porte-documents se retourne dans ses mains, elle l'ouvre. Plusieurs papiers officiels s'étalent sur le plateau en chêne. Malgré une faible clarté, Emmy arrive à lire.
Un ticket de pesée d'un container, en provenance de Chine.
Un numéro surligné : AD 1489
Un lieu de dépôt : le port de Philadelphie. Entrée nord.
À chaque feuille, l'entête de la Trask Corporation.
Elle n'en a jamais entendu parler.
D'autres feuilles concernent des frais de douanes, avec plusieurs noms d'inscrit, ainsi que les numéros de portables de chacun. Elle regarde vers la porte, de peur qu'elle s'ouvre, puis range le contenu à sa place initiale, remet le porte-documents dans le tiroir et le ferme. Beaucoup de questions fusent dans sa tête.
Et si son père avait dit vrai au tribunal ? Et si Henry James était bien un escroc ? Et si...
Elle secoue la tête, afin de revenir à la réalité. L'instant d'après, elle saute dans la neige de par la fenêtre. Elle sait que les deux gardiens font leur ronde, comme à l'accoutumé, mais les éviter va devenir plus compliqué. Le froid la saisit d'emblée. Après un coup d'œil presque inutile, tant le rideau neigeux a envahi les lieux, Emmy prend la tangente. Elle longe la villa, s'arrête au coin et ses cheveux se couvrent d'une couche blanchâtre. Elle traverse, grelotte.
Un chien aboie, une fois.
Puis deux.
Elle est repérée.
Emmy entre dans la piscine couverte, se déshabille à la va vite et plonge nue dans l'eau. Le gardien arrive à son tour avec le Dobermann en laisse.
— Oh. Désolé, miss Emmy. Je savais pas que vous étiez ici.
Seule sa tête sort de l'eau. Les quelques vaguelettes ne permettent au vigile que d'entrevoir la nudité de la jeune femme.
— Pas de soucis. Qu'est-ce qui se passe ?
— Les flics sont là. Rien de bien méchant d'après la formulation de l'agent fédéral Malone.
— Le FBI ? Ça semble plutôt important alors ?
— Vous... Vous en faites pas, miss Emmy, dit l'homme en reculant, face à la sortie de l'eau de cette dernière.
Déployant sa superbe silhouette d'un mètre soixante-dix, le gardien se retrouve presque hypnotisé par sa beauté, puis il referme vite la porte d'accès. Elle n'en revient pas d'avoir fait ça. Décontenancée par sa prestation, elle se sèche avec une des nombreuses serviettes de bain mises à disposition. Une fois rhabillée, l'adolescente se dirige vers le fond de l'infrastructure et elle utilise la fameuse clé, puis sort. La porte donne un accès direct à l'extérieur, Emmy la referme avec soin.
Le tableau se rapproche du féerique, dû au manteau neigeux qui recouvre la ville. Les grands chênes d'Amérique, positionnés en bordure de la propriété, trônent majestueusement et le blanc semble les enrober d'une robe de soie. Emmy sort son bonnet noir d'une poche et le met.
Ses traces de pas ne restent pas longtemps visibles. Deux intersections plus loin, un chasse-neige se dévoile, tout feux allumés. Elle décide d'interpeller le conducteur, qui s'arrête, puis baisse la vitre.
— Faut pas rester ici m'dame. C'est l'enfer qui s'abat sur Philly.
— Je voudrais aller vers le port. Ça serait possible ? Je peux vous payer. S'il vous plaît.
L'homme semble embêté par la proposition.
— Allez, montez, je vais faire une exception, mais le règlement me l'interdit.
Elle ne se fait pas prier et grimpe côté passager, tandis que la chaleur de l'habitacle diffuse une température agréable. Emmy lui tend un billet, qu'il refuse.
— Vous avez de la chance, le dépôt se trouve à proximité du port. J'ai fini mon service, je m'y rends pour qu'un collègue prenne le relais.
— Merci en tout cas.
Le véhicule reprend son itinéraire. Après quelques minutes, le chauffeur remonte le tablier et rejoint l'Interstate 95, en direction du nord. Emmy envoie un message à son dealer.
« On se retrouve au port. »
Elle n'en est pas à son coup d'essai, en ce qui concerne la consommation d'héroïne. Elle l'a toujours sniffé, mais aujourd'hui, elle veut une intraveineuse. Tout ce qu'elle désire, c'est planer une dernière fois, puis disparaître dans un ultime bad trip, comme ils disent dans le jargon. D'ailleurs, son fournisseur sait qu'elle recherche un aller simple et il semble partant.
Le temps s'égrène.
Sa mère ne va pas tarder à s'apercevoir de sa disparition. Le chauffeur reste concentré sur la route. La position maximale du ventilateur empêche une compréhension nette de la musique en provenance de la radio. Emmy remet ses écouteurs et The unforgiven percute ses oreilles. Elle observe l'activité humaine qui défile sous ses yeux verts et se referme à nouveau sur elle-même, dans sa tristesse persistante.
La circulation devient lente, tandis que les essuie-glaces ne tarissent pas de vivacité dans leur trajectoire de va-et-vient. Le chauffeur la secoue avec délicatesse par l'épaule, ce qui la sort de son sommeil, Emmy sursaute, puis cligne des yeux et essaie de remettre de l'ordre dans ses idées, alors que le port se devine. Les précipitations tendent à s'atténuer. Elle remercie l'homme et descend de la déneigeuse, l'instant d'après, le véhicule disparaît peu à peu.
Un peu déboussolée, elle attend, puis s'impatiente.
Il arrive enfin.
Elle rigole à son accoutrement.
— Ben quoi ? dit-il en relevant la visière de son casque de moto.
— En fait, on y pense pas toujours, mais mine de rien ça protège du froid.
Le jeune Mexicain rigole à son tour.
— T'as le blé ?
Elle acquiesce et sort l'argent avec hâte, alors que son cœur s'accélère. Il compte et valide la somme, puis lui montre la seringue d'héroïne.
— Tu veux de l'aide ?
— Oui.
— Ça me regarde pas, mais tu devrais y réfléchir à deux fois.
Elle prend son dû.
— Tu connais un moyen d'entrer dans le port ?
Il fait un signe de la tête dans la direction à suivre. L'instant d'après, ils empruntent une rue déserte dans un secteur d'entreprises, et au bout d'une centaine de mètres, le mexicain s'enfile entre deux hangars. L'étroitesse du passage interdit presque à la neige d'y élire domicile, seule des traces blanchâtres saupoudrent le bitume.
Le tronçon s'assombrit.
Aldo s'arrête, puis son index pointe le fond du passage.
— Au bout, le grillage qui délimite le port a été coupé, en rapport avec le passage fréquent des junkies.
Emmy lui tend la seringue.
Il la prend.
Son rythme cardiaque s'emballe presque au rush à venir.
Le mexicain tapote sur l'objet et pousse un peu sur le piston, afin d'en évacuer l'air, tandis qu'Emmy sort son bras gauche du manche du manteau, puis expose son membre par dessous celui-ci. Elle s'adosse contre une paroi et se laisse glisser jusqu'à l'asphalte.
Son excitation arrive à son comble.
Il s'accroupit à côté d'elle.
— N'oublie pas d'effacer nos messages et de me supprimer de tes contacts.
Elle le fait de suite.
Il devient nerveux. La seringue expose une taille surdimensionnée.
Aldo retrousse le pull.
— Vas-y, bon sang !
Il la pique.
Elle exécute un petit mouvement de recul, puis sourit, comme soulagée.
Il pousse le piston.
Doucement.
Elle ferme les yeux et inspire profondément. Ça commence déjà à planer. Pris de remords, il s'arrête aux trois-quarts et décide de sortir l'objet. Il ne veut pas la tuer. Il est déjà allé trop loin. Elle ne remarque rien, puis gémit, tandis que ses paupières deviennent lourdes. Il lui murmure à l'oreille.
— Bon trip.
Elle répond par un sourire d'extase. Le rush dévale et prend possession de son âme. La silhouette du dealer disparaît dans l'étroit couloir. L'euphorie reste courte, à peine une minute, puis c'est la "descente", elle "cogne les clous".
Une heure plus tard, Emmy se réveille en sursaut et elle se sent mal. Elle regarde autour d'elle, l'horizon tourne et sa perception des distances, comme celle de la réalité, se trouve fortement altérée. Elle tente de se lever, puis retombe.
Elle vomit.
Après un instant, elle réitère sa tentative et réussit à se tenir debout grâce au mur, puis remet son bras congelé dans le manteau.
Elle tremble.
Elle secoue la tête une fois.
Elle baille.
Elle commence à marcher vers le grillage délimitant le port, à seulement une dizaine de mètres.
Le ciel semble être le sol.
Le sol semble être le ciel.
Elle zigzague. Tantôt, elle s'aide d'une paroi, tantôt, elle arrive à exécuter quelques pas. Elle se demande pourquoi la manifestation de la mort se fait attendre ? Elle s'agrippe au grillage. La respiration devient de plus en plus compliquée. Elle finit par passer de l'autre côté. La jeune femme erre, tel un zombie, et tente de remettre de l'ordre dans son esprit.
Les flocons, moins intenses, donnent l'impression de flotter dans les airs, alors qu'elle souffle sur ses mains. Des containers empilés se dressent dans son champ de vision altéré.
Sa gorge est sèche.
Sans comprendre pourquoi, elle se rappelle le numéro lu sur le document de son grand-père, AD 1489. Le froid la gagne et son portable, en mode silencieux, vibre.
« Maman » s'affiche, de même qu'une ribambelle de messages et d'appels manqués.
L'apathie la submerge.
Elle continue d'avancer, tant bien que mal et son cœur se serre alors qu'elle cherche le fameux numéro. Le container peut se qualifier de blanc, bien qu'avec la neige et son état actuel elle ne puisse le certifier. Quant à sa taille, elle est incapable de la définir. À sa perception altérée, les autres, autour, semblent identiques. Elle tourne autour de cette caisse métallique, puis tente de déglutir, sans vraiment y parvenir. Ça tourne un peu moins. Un vent glacial circule dans les entrailles du port. Emmy essaie de se concentrer sur le chiffre du container au sol.
Elle ferme les yeux un instant, les réouvre, puis en prenant de l'air, découvre le même numéro d'inscrit dessus. Une odeur nauséabonde empeste les lieux, suivie d'une sensation très bizarre qui l'envahit. La chair de poule apparaît, sans qu'elle soit affectée pour autant. Emmy revient sur ses pas et tape plusieurs fois sur les portes en fer, paumes ouvertes, puis elle distingue un épais cadenas en guise de verrouillage.
Discerner la réalité reste compliqué.
Elle sourit bêtement.
Elle cogne deux fois de plus, poings fermés, puis gueule.
— Ahhhhhhh, y a quelqu'un ?
Elle trouve sa question débile et rigole dans la foulée. On dirait une folle. Ses mains émettent des douleurs, ce qui résulte en une grimace, puis elle serre sa mâchoire. Cependant, une petite voix, en provenance de l'intérieur du container, arrive jusqu'à elle.
— Choulou de*.
Emmy se pétrifie sur place, suffoque, puis tente de reprendre une certaine lucidité.
Ses poils s'hérissent.
Elle recule de plusieurs pas.
La terre tourne toujours de trop.
Elle marche en enfer, c'est ça, en enfer.
Elle rebrousse chemin.
Même si ses sens sont altérés, c'est bien une peur bleue qui la submerge maintenant. Elle court vers le passage. Tout se bouscule dans sa tête. L'instant d'après, elle se retrouve dans l'étroit couloir entre les hangars. Elle se déplace n'importe comment.
Elle fuit.
Elle vient de croiser le diable.
Elle se vautre sur le sol gelé et tente de reprendre une once de lucidité, puis remarque qu'elle n'arrive plus à marcher et vomit à nouveau. Après ce moment, son cœur s'emballe, tandis que l'effet du surdosage fait son apparition. Elle se retourne.
Elle a encore peur.
Elle la sent arriver maintenant.
Elle vient la prendre.
La mort est aux portes de son âme.
Dans un dernier sursaut de survie, Emmy extrait son portable et écrit un texto à son père.
HELP.
Elle plisse le front.
Un mal de ventre apparaît, puis elle perd connaissance.
* Choulou de : À l'aide en chinois.
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