3 Sens Interdit
Harry empoigne Maria au-dessus du coude, puis l'incite à le rejoindre, son index tendu devant sa bouche.
Deux.
Trois pas.
Elle s'arrête net et écrase sa cigarette, il l'imite, puis Maria enlève ses talons pour les enfoncer sans délicatesse dans son sac à main. Le duo évolue en silence jusqu'au bout du couloir, dans une pénombre de plus en plus accrue, le souffle court. La pression artérielle s'envole.
Au bout, les toilettes, seule potentielle échappatoire. Une fois à l'intérieur, Maria ferme à double tour, tandis que Harry cherche, presque à tâtons, une issue de secours salvatrice. Elle tremble et tente en vain de reprendre une respiration normale, puis s'allonge sur le sol et scrute le couloir par l'espace sous la porte. Sa joue gauche se plaque sur le carrelage, dont le contact glacial inhibe tout son être.
Elle ouvre grand ses yeux bleus.
Sa gorge se noue.
La silhouette du tueur se dévoile, grand et costaud de primabord. Il vérifie l'ouverture des chambres une à une. Son client de la huit sort, l'engueule en italien et deux lumières des tirs du pistolet illuminent le couloir.
Le gars s'effondre.
Elle tressaille, puis claque des dents.
La silhouette enjambe l'obstacle.
Elle se relève, déboussolée, frigorifiée.
— Par là ! indique Harry à voix basse.
Il vient de débloquer la petite vitre du local, ce qui donne accès au trottoir. Elle s'avance tant bien que mal dans un noir presque complet, où seule la lumière d'un lampadaire éloigné autorise une perception visuelle minimale. Son cœur va exploser. Elle inspire un grand coup, puis expire. D'un signe rotatif de la main, il l'incite à accélérer la cadence.
Sur le lino, les pas réguliers du tueur sonnent de manière claire et limpide, tels les derniers instants de vie avant une mise à mort certaine. Sa proximité devient dangereuse.
Maria balance son sac à main, puis passe l'étroite ouverture grâce aux toilettes situées à l'aplomb. Elle atterrit sur ses pieds dans la ruelle, puis se hâte à rassembler ses effets personnels étalés sur le trottoir, à proximité d'un caniveau. La neige a fondu.
La poignée des toilettes tourne, deux fois. Harry s'extirpe de l'étroit cadre de la fenêtre, non sans difficultés, et rejoint Maria. Deux tirs silencieux, accompagnés de cette luminosité si caractéristique, explosent l'obstacle.
Ils entendent le fracas de l'ouverture forcée par le tueur. Pour réussir à faire ça, le chef de chantier déduit aussitôt l'utilisation d'un gros calibre.
— Vite, ma caisse !
Le duo court jusqu'au coin de la rue, Maria émet des râles de douleur, dus à ses pieds nus sur le bitume humide. Ils prennent à gauche, les quelques parcmètres défilent dans la course effrénée et ils atteignent la Dodge, pile sous un réverbère. Harry enfonce sa clé dans la serrure, un quart de tour vif s'ensuit et le clic de déverrouillage s'entend.
Toujours pas de signe du gorille, il s'installe avec précipitation et ouvre par l'intérieur la porte passager, en s'allongeant presque sur le banc une pièce du pick-up.
— C'est quoi, cette bagnole ?
Le démarrage sans ambiguïté offre à Harry l'occasion de montrer un majestueux regard de satisfaction avec les yeux plissés, si fier de sa Dodge B3B de 1951.
Elle cligne des yeux devant cette réaction inappropriée. Il s'engage d'un coup dans la rue, le rétroviseur côté conducteur explose.
— Ahhhhhhh ! crie Maria d'un aigu à percer les tympans.
Harry baisse la tête, mais maîtrise la situation, grâce à un coup de sang promulgué par une arrivée subite d'adrénaline. Maria, quant à elle, finit sur le tas de linge humide. Au sol, à côté de ses pieds, elle remarque le casque de chantier blanc. Elle se redresse après quelques secondes. Ils perçoivent des cris de piétons, témoins de la scène.
Vu le logo, au passage de l'éclairage public, c'est une grosse Mercedes-Benz grise qui les prend en chasse. Maria regarde devant, puis derrière, par intermittence, la peur au ventre.
— On fait quoi maintenant ?
— C'est toi qui m'as drogué ?
Sa question s'accompagne d'un geste rapide, afin de positionner le chauffage au plus haut débit.
Le ton est ferme.
La jeune femme tombe des nues, abasourdie par sa question. Un virage serré, elle s'accroche à la poignée au-dessus de la vitre. Les pneus grincent.
— Je t'ai jamais drogué. On m'a juste payé pour m'occuper de toi, c'est tout.
— Et t'as pas posé de questions ? T'as pas trouvé ça louche ?
Son regard reste concentré sur la route. Elle s'agace.
— Écoute papy, quand on me donne dix fois la rémunération ordinaire, je cherche même pas à comprendre. En plus, si tu veux savoir, c'était le pied !
— Ben tant mieux pour toi, parce que pour moi, depuis, c'est l'enfer.
Elle secoue la tête, l'heure, à sa montre, affiche pile dix-huit heures. Harry pousse son antiquité jusqu'au plus loin de ses performances, ça sent le caoutchouc brûlé.
— Il est toujours là. Les flics vont pas tarder.
— Je sais, merci pour l'info.
— Je te préférais stone. T'es toujours ronchon comme ça ?
La Dodge file, pieds au plancher, Harry devine quelques véhicules entre eux et le tueur. La forme des phares de la Mercedes-Benz lui permet de la repérer avec précision.
La nuit est devenue complète, au bout de la rue, le feu passe, par chance, au vert. La grosse cylindrée grappille encore de l'espace. Harry traverse l'intersection et file tout droit vers l'échangeur afin de s'engager sur l'Interstate 322.
— Ah, mais t'es fou, c'est un sens interdit ! Tu sais pas lire ? Ahhhhhhh !
La Dodge passe de justesse entre les lourds blocs de béton et percute les grilles de chantier, qui se retrouvent valdinguées sur l'asphalte.
L'antiquité poursuit sa course folle et Harry maintient le cap. Il connaît l'endroit comme sa poche, sa voiture de service, une Seat Combi, passe à chaque fois au même endroit ici. C'est lui le chef de chantier de la rénovation du Commodore Barry Bridge. Un élément défectueux du pont, d'une dizaine de mètres, doit arriver lundi prochain, afin de le remettre en service.
D'un empâtement plus large, des étincelles jaillissent sur les flancs de la Mercedes-Benz, lorsqu'elle tente sa percée entre les deux blocs de béton.
— Merde quoi. J'y crois pas ! crie Maria, les mains dans sa perruque noire.
Mais le véhicule poursuit sa traque.
— Merde, merde, merde ! Je sais pas moi !
Harry devine la panique dans le ton de sa voix, presque enroué. Il engage son véhicule au-dessus de la Delaware River. Depuis deux mois qu'il bosse ici, il se sent presque capable d'exécuter le trajet les yeux bandés.
Le tueur les colle au train.
Ils passent la grue mobile stationnée sur le côté. Harry effectue alors un tête-à-queue mémorable, le volant tourne à pleine vitesse sur la droite. Il serre les dents et le frein à main à bloc.
Elle ne tient plus et termine sur lui, la tête sur ses cuisses, dans un abominable tournis.
Le quarantenaire contrebraque et la Dodge s'immobilise.
La Mercedes-Benz a suivi.
Trop bien suivi.
La Mercedes-Benz s'envole dans les airs.
Elle laisse une traînée de gomme fumante due à un freinage d'urgence bien trop tardif.
La voiture termine sa course dans le fleuve.
Maria Mancini sort, met ses talons à la hâte, puis manque de trébucher à sa sortie de la Dodge. Elle est abasourdie par ce qui vient de se produire. Elle s'approche du bord, mal éclairé par des lampadaires bien trop sporadiques. Elle pose une main sur sa bouche, puis sort une cigarette de son sac à main et l'allume avec un briquet assorti, qui se trouve au fond de celui-ci. Plusieurs tentatives lui sont nécessaires pour y parvenir. Elle tremble et inspire à maintes reprises.
Harry la rejoint, à quelques pas du vide, la pression artérielle à la limite de la rupture.
— C'est dingue quoi ! Comment ? Comment t'as pu faire un truc pareil ? je veux dire, je sais pas moi, mais bon, à un moment donné, je sais pas moi, faut réfléchir. Je sais pas moi...
— Ben là tu flippes, c'était lui ou nous. J'ai préféré nous. C'est aussi simple que ça.
— Ben, je sais pas moi...
— Arrête et monte dans la caisse. On se tire de là.
Maria consume sa cigarette à l'excès, puis s'installe dans la Dodge. Harry manœuvre et emprunte un étroit passage de service, maintenu afin que les ouvriers puissent circuler d'un côté à l'autre du pont. Ça passe juste pour le véhicule. Une fois de l'autre côté, il accélère à nouveau.
— Tu, tu connais les lieux ? C'est bien ça ? Je sais pas moi ?
Il esquisse un sourire, puis acquiesce. Il lui tend son portable.
— J'en fais quoi ?
— Je sais pas moi. Tu vas sur le net, cherche-moi un lieu qui se nomme le scorpion, ou le scorpion rouge, ce genre de choses. S'il te plaît. Et excuse-moi de m'être emporté, t'es qu'un pion dans cette affaire. Calme-toi, Maria.
— Ben ce nom-là, c'est celui d'une boîte de nuit, à Camden, indique-t-elle en écrasant son mégot dans le cendrier. Le Scorpion ça s'appelle.
— À Camden ? Pourquoi je sais pas ça ? s'exclame-t-il, les doigts en extension sur le volant.
— Le choc générationnel, on va dire. Tu dates un peu, voilà tout. D'ailleurs, on est vendredi, ça va pas tarder à ouvrir. Le temps de s'y rendre, si personne nous arrête, et on sera bon. Je sais pas moi.
— Ça marche, répond-il, ses fins sourcils gris levés. Tu dis toujours ça quand t'es stressée ?
— Je dis toujours quoi ?
— Laisse tomber, à nous Camden.
Maria ramasse les deux albums et attache sa ceinture de sécurité.
— Je peux ?
— Si tu veux, c'est plus que des souvenirs maintenant, une époque heureuse désormais révolue.
Elle allume la loupiote dans l'habitacle et regarde les photos, pages après pages.
— C'est trop mignon. J'aimerais bien être maman un jour.
— Tu devrais. Je suis certain que tu serais merveilleuse.
— Merci. C'est gentil ça.
— Mais je le pense.
Elle continue de feuilleter. Elle trouve cette discussion trop bizarre.
— Dis-donc, c'est le luxe chez toi.
— Ex chez moi. Le pognon vient du côté de mon ex beau-père, et cet enfoiré a le bras long.
— Désolée, c'est ce qu'on a... ?
Sa question est accompagnée par une gestuelle de l'index, dans un va-et-vient explicite entre elle et lui.
Il acquiesce.
Elle grimace, un peu gênée.
— Dis-m'en un peu plus sur la personne qui t'as engagée pour cette, euh, prestation ?
— Le type ne parlait pas. Pas grand, maigre, je dirais, pas facile à déterminer sous son long manteau gris. Un chapeau de cowboy et une moustache toute fine. C'était y a trois semaines environ, je faisais le tapin, non loin du Blue Bird.
— Pas un mot, tu dis ?
— C'est bien ça, il avait un petit carnet à spirales. Il écrivait dessus et me montrait ses réponses ou ses questions, on communiquait comme ça. J'ai eu un acompte de la moitié de la somme, une fois mon travail terminé, j'ai trouvé une enveloppe de glissée sous la porte de la chambre. Voilà tout.
La Dodge deccèlere à l'approche de l'échangeur suivant, le virage se serre et s'allonge, la sortie de l'Interstate passe sous celui-ci, par un pont. Les panneaux indiquent les travaux en cours et la fin du tronçon fermé au public. L'éclairage ne délivre pas une lumière optimale.
Harry immobilise la voiture devant les grilles de chantier et les lourds blocs de béton. Le réverbère semble défectueux, seul un début starter, jaune, diffuse une ambiance un peu glauque. Des bandes Ferrari se distinguent, tendues entre les blocs. À droite, à proximité d'un local technique, un clochard, interpellé par le bruit du moteur, se redresse hors de sa maigre protection cartonnée. Il semble avoir élu domicile dans un petit abri, utilisé pour un container à ordures.
— Manquait plus que ça.
— T'inquiète. Occupe-toi des grilles de travaux, je regarde avec ce pauvre homme.
— Comme tu veux.
Les portières claquent. Harry commence à déboîter deux grilles de chantier d'un socle mobile commun, puis les ouvre vers l'intérieur. Maria s'approche du sans-abri, talons aiguilles, allure sexy naturelle, sans même y prêter attention, sa démarche finit le tableau. Son attention se porte sur une tourterelle qui disparaît sous la gouttière, rien d'alarmant au final. Puis elle s'accroupit en face de l'homme, emmitouflé dans une superposition de couches de pulls, deux gros manteaux couronnent l'accoutrement vestimentaire.
Le SDF sourit lorsqu'elle s'approche près de lui. Il ajuste son gros bonnet. Elle sort un billet de cent dollars de son sac à main et le lui tend.
La Dodge, toujours feux éteints, passe la délimitation et se gare à proximité. Harry revient pour tout refermer.
Le clochard cligne des yeux.
— Vous, vous êtes un ange ? C'est ça ?
Ce qualificatif lui va droit au cœur. Elle se rend compte qu'elle a froid, puis souffle dans ses mains jointes.
— Qui sait. En tout cas, c'est pas vraiment le paradis ici. Allez vous acheter à manger, une bonne bière aussi, moi, c'est ce que je ferai.
L'homme accepte volontiers l'argent et l'engouffre dans une poche intérieure de son manteau.
— Vous inquiétez pas, je vous ai jamais vus, ni vous, ni votre copain, ni sa caisse, ni même le lampadaire. Vous avez ma parole m'dame.
— Merci monsieur. Bon courage.
Il acquiesce et la regarde rejoindre la Dodge. Harry vient de tout remettre en place et l'antiquité prend la direction de la discothèque.
Vers vingt-une heures, ils se garent à proximité de la boîte de nuit. Le duo s'approche du hall d'entrée, deux blacks, costard cravate, des videurs, surveillent les gens qui affluent en nombre maintenant.
— Eh, tes papiers toi !
Harry s'immobilise.
— Je, je les ai pas sur moi.
— Ça va les gars, il est réglo, c'est mon client pour cette nuit, et on a juste envie de s'amuser un peu.
La belle plante connaît tous les endroits de ce genre, les deux types la reconnaissent aussitôt.
— Ah, Maria, bien entendu alors. Allez-y. Je t'avais pas remis.
Elle baisse sa tête à proximité de celle de Harry et l'embrasse avec vigueur. Il relève ses sourcils. Puis elle le prend par une main, afin d'accéder à la discothèque. Le quarantenaire est un peu déboussolé par le volume sonore de la musique d'ambiance eithy's. Le dancefloor est plein à craquer, les corps se tortillent et se déhanchent dans un vertige sensuel non usité pour le barbu.
Maria l'entraîne entre tous ces corps brûlants, dans une montée de testostérone et de progestérone très prononcée. La jeune italienne lève ses bras au-dessus d'elle, le regarde, et se met à gambiller. Ses formes généreuses se dévoilent et disparaissent au gré des lumières intenses des boules à facettes. Harry tente de reprendre ses esprits et se laisse aller dans cette danse qu'il qualifierait de très érotique.
Il finit par poser ses mains sur ses hanches, elle se mord la lèvre inférieure.
Il n'en peut plus, son cœur va exploser.
Elle s'approche encore plus près, on ne peut pas plus près d'ailleurs. Sa poitrine se dévoile à hauteur de ses yeux. Il sent une montée d'hormones mâles et, d'un coup, la musique change de rythme.
Elle éclate de rire et l'extirpe hors du dancefloor, afin de rejoindre une des innombrables petites tables basses en verre, qui occupent la circonférence de la grande salle où ils se trouvent. Le canapé est agréable, il s'affaisse dedans et soupire d'aise. La musique reste beaucoup trop forte à son goût.
Maria interpelle un serveur et lui demande deux whiskies, la bouche contre son oreille, puis lui donne l'argent. Il lui rend la monnaie.
Harry tente de remettre un peu d'ordre dans sa tête après toutes ces émotions peu communes. Sur la table basse, plusieurs boîtes d'allumettes personnalisées, comme celle du Blue Bird. Ça vient bien d'ici. Nul doute que le metteur en scène de sa prestation avec Maria fréquente cet établissement. Il regarde autour de lui et détaille les potentiels hommes correspondants à la description.
Maria lui tend un verre de whisky, tandis qu'elle s'en envoie une bonne gorgée. Puis elle le rejoint dans le canapé et approche son visage du sien.
— C'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin, Harry. D'ailleurs, le type ne doit certainement pas se pointer ici dans son vestimentaire mi cowboy.
— Je m'en doute bien. Mais des fois, de fil en aiguille, sait-on jamais.
Après avoir terminé leurs verres respectifs, Harry décide d'aller questionner un des barmans. Le duo s'accoude au comptoir. Le type, crâne rasé, habillé chic, laisse deviner une masse importante de tatouages en partie visible des extrémités non couvertes. Il s'approche de Harry, qui lui tend la vis à bois trouvée dans la chambre du Blue Bird.
— Ça vous dit quelque chose, ce genre d'élément ?
Maria écarte les mains, stupéfaite par sa requête, puis s'allume une clope.
— Ben oui. On m'a jamais posé ce genre de question, mais si. J'ai comme qui dirait une passion pour la rénovation de meubles anciens.
Elle expire une colonne de fumée dans une expression proche de la consternation.
— Peu de gens s'en servent. Si vous cherchez des utilisateurs comme moi, le mieux serait de prendre contact avec le vieux Nelson. Il tenait une petite boutique de meubles anciens à Philly, les retapait, mais la clientèle aisée se faisait rare. Son affaire n'était plus rentable et la banque a saisi son bien. Le type a tout perdu.
— Ça m'intéresse, oui. On peut le trouver où ?
Le barman écrit l'adresse et le numéro de portable d'Elias Wellington au dos d'une carte scorpion de la boîte de nuit. Harry lit.
— Sept, Camden's Paradise ? C'est où ça ?
— Si vous voulez être tranquille, y a pas mieux que ce petit site illégal de mobile-home. C'est l'un des pires endroits où crécher, racaille, bandes rivales, combats, vols, viols, et j'en passe. Même les keufs ne s'y rendent pas.
Harry sourit.
— Mais c'est parfait. C'est pile l'endroit qu'il me faut.
Maria écrase sa cigarette à peine consumée.
— Mais t'es cinglé ou quoi ?
— Mais pas le moins du monde.
— J'hallucine, dans quoi je me suis embarquée ?
— Y a presque toujours de la place là-bas, vu les conditions abominables, précise l'homme.
— Ça marche, merci beaucoup pour l'info.
Il met un pouce en l'air. Harry s'en va. Elle a un bref moment d'hésitation, mais après avoir pesé le pour et le contre, décide de le suivre. Elle accélère la cadence à la sortie de la boîte de nuit et lui emboîte le pas.
— Mais comment je vais faire moi ?
— Comment ça ?
— Je ne vais tout de même pas passer le plus clair de mon temps à rien faire. Et mon job ?
Il démarre la Dodge, le chauffage souffle pleine bourre. Elle met la ceinture de sécurité, soucieuse de la suite. Il réfléchit un instant.
— Écoute, j'ai une solution pour toi.
— Vas-y, dis toujours. Je m'attends à tout avec toi.
— Bon, quelqu'un, mon ex beau-père, je pense, veut notre mort.
— Quel scoop. J'avais pas remarqué. Faut que je me tire loin, très loin d'ici.
— Ils te retrouveront toujours Maria. Il faut faire le plus improbable à leurs yeux.
— C'est à dire ?
— Rester dans les parages et essayer de les coincer.
— Je suis reconnaissable à des centaines de kilomètres à la ronde bébé.
— Encore mieux.
Elle lève un sourcil. Cet homme-là lui fait chavirer le cœur avec ses idées peu orthodoxes.
— Je te propose une nouvelle vie, une nouvelle identité, nouvelle coupe de cheveux, nouveau look, et nouveau travail.
— Sérieux ? Pour faire quoi ?
La Dodge s'engage sur le bitume.
— Je travaille dans une grosse boîte de travaux publics. On recherche une secrétaire efficace. Les deux présentent croulent sous le boulot.
— Moi, secrétaire ? Tu veux rire ?
— Je suis très sérieux. Je connais un type, il est un peu bizarre, à voile et à vapeur, tu vois le genre ? Il tient un magasin de fringues et, à l'occasion, me fournit des papiers d'identité, des documents, cartes vertes si nécessaire, pour les travailleurs illégaux. On ne peut pas se permettre ce genre de problème lors d'un contrôle inopiné.
Elle baille.
— Laisse-moi la nuit pour y réfléchir.
— J'ai un rendez-vous au City Hall demain matin, un nouveau projet. Mais tu pourrais te présenter vers onze heures à l'entreprise.
— Pfff, je peux plus raisonner là. On verra.
Elle pose sa tête contre l'épaule de Harry et ferme les yeux. Il sort son portable et appelle le propriétaire du site Camden's Paradise.
Le quidam répond de suite, malgré l'heure tardive, l'échange est jovial. Deux heures plus tard, la Dodge éteint ses phares en face du mobile-home quatorze. Elias se pointe, lunettes de soleil sur la tête, et il le salue dans un bruit de bling-bling à la poignée de main.
— Elle dort ?
— Oui.
— Bon, j'ai mis des draps et des couvertures sur le lit. Je vous trouverai dès demain soir un groupe électrogène pas cher et fonctionnel. Le type d'à côté, dans la douze, vient d'emménager aussi.
— C'est vraiment super sympa.
— Pas de soucis, Harry. Allez, je vous laisse vous installer. Bonne fin de nuit.
— À vous aussi.
— Pas de vouvoiement, Harry, on est une seule et grande famille.
— Ça marche, merci à toi.
— Cool, je te kiffe, papy.
Harry prépare le lit avec la torche de son portable, puis prend Maria dans ses bras. Elle s'accroche à son cou, à moitié réveillée. Il l'amène dans le lit et la recouvre. Harry referme tout et la rejoint, dans une ambiance glaciale.
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