2 Pièce à conviction

Oh oui !

Oh oui !

Chevauche-moi mon étalon !

La vidéo tourne en boucle dans la tête de Harry Bosco. Installé à la cafétéria Old Nelson, en face du tribunal Family Court, le chef de chantier tente de se rappeler cette nuit-là, en vain.

Plus fort ! ohhh la la !

Quelle honte. De toute façon, la vidéo ne manque pas de l'identifier en train de s'envoyer en l'air avec cette prostituée, une certaine Maria Mancini, c'est indéniable. Il revoit encore son superbe pare choc rebondir, au gré des mouvements de hanches.

Il entend encore les quelques rires moqueurs en provenance de la salle d'audience, mais relativise ceux-ci, sans grande importance face à la tristesse exprimée par Emmy. Il perçoit encore les sanglots de sa fille de quinze ans, dans les bras de sa mère, Janice James, et ça lui brise le cœur.

Puis le verdict est tombé, comme une évidence. Beau-papa a fait appel à l'avocat de la famille, comme à l'accoutumée. La décision du juge, qu'il soupçonne corrompu, qualifie son acte d'adultère, sans même chercher plus loin.

Du coup, la procédure de divorce enclenchée par Janice se termine en apothéose : une pension alimentaire de mille cinq cents dollars et un droit de visite, d'une heure, toutes les deux semaines.

Du délire, ça ne lui fait plus que mille balles pour vivre dans le mois. Quel logement décent vous trouvez à ce prix-là à Philly ? Aucun.

Les gens défilent le long de la 15 th Street, sous les parapluies, bonnets et parkas en tous genres, dans une sorte d'arc-en-ciel en variation constante. La pluie tombe drue depuis ce matin. Quatorze heures arrive et la circulation se densifie. Il sursaute lorsque son ami, et avocat par la même occasion, l'interpelle.

— Eh, calmos mon gars. Tu vas te faire péter le cœur. Tiens, voilà ton café bien noir, sans sucre.

— Merci, Raphaël.

L'homme s'assied en face de lui et prend une gorgée du liquide. Harry entoure la tasse de ses mains. Les petites colonnes de fumée s'échappent et embaument le lieu de cette odeur d'Arabica. Sur sa droite, posé sur le banc en cuir marron foncé, son casque de chantier blanc.

— D'où elle sort cette saloperie de pièce à conviction ?

Son ton est dur, agacé au plus haut point.

— Écoute mec, j'en sais rien, la partie adverse ne m'a pas prévenu ! Calme-toi.

— Me calmer, tu déconnes non ? C'est mon beau-père qui est derrière tout ça. Ouais, un traquenard, une mise en scène, qui vise à me déshonorer.

— Ex beau-père, Harry.

Un soupir d'exaspération s'ensuit. Il boit deux grosses gorgées et repose la tasse. La colère ne retombe pas.

— Elle n'était même pas là, la putain !

Les gens autour les scrutent. Encore des jugements infondés, ça renforce son état déjà irascible.

— Bon, il se peut que je dégote plus d'informations de mon côté, de par un gars qui me doit une faveur. Le type en question travaille dans l'administration policière.

— Et ?

— Il semblerait que les deux flics qui t'ont coffré ce soir-là soient hors circuit.

Harry relève les sourcils et ouvre en grand ses mains.

— Comme par hasard, à la bonne heure. Là, c'est pareil, m'arrêter pour état de délire sur la voie publique, c'est douteux. Ça pue le coup monté, je te dis.

— T'étais à poil, Harry, à poil ! T'imagine l'inquiétude de Janice, deux jours sans nouvelles de toi. Et d'après les analyses, t'avais une grosse dose de GHB. C'est courant dans les boîtes de nuit.

— Ouais, ouais, c'est vraiment frustrant de ne se rappeler de rien. On m'a foutu ça dans un verre, c'est certain.

— Ben peut-être, mais t'exhiber de cette manière dans la supérette, j'te dis pas le tableau ! Chez Gonzo ça s'appelle, sérieux ? C'est quoi ce nom au passage ? Bref, mets toi à la place du gérant. Le type a pris une de ces trouilles et il a appelé les keufs illico, normal quoi ?

— Af, je peux pas lui en vouloir. J'aurai fait pareil, je suppose.

— C'est pire qu'un braquage Harry. Un braquage avec un type encagoulé, un flingue à la main, ça, dans les bas-fonds de Philly, c'est monnaie courante. Mais un type nu comme un ver et tenant à peine debout.

— Ben crois-moi, ça m'agace.

— Alors, d'après mon informateur, impossible de remettre la main sur les deux flics concernés. L'un d'entre eux a disparu de la circulation, volatiliser. Si tes déductions sont bonnes, on lui a fait fermer son clapet pour de bon. Un peu trop curieux, tu vois ce que j'insinue ? Quant à l'autre, tout laisse à penser à un changement d'identité et il demeure introuvable chez les forces de l'ordre.

— Ah, ça, ça m'intéresse, Raphaël.

L'avocat, d'origine mexicaine, lui glisse alors un bout de papier. Le ton de la discussion redescend et s'apparente au murmure. Les deux hommes se rapprochent, les visages au-dessus de la table.

— Tu as là l'adresse du motel à l'origine de l'enregistrement, chambre douze, l'avocat de la partie adverse a bien été obligé de me la donner. Fais très attention et discrétion, discrétion, parce que tout ça sent le roussi.

— Tu me connais, répond Harry, une main enfoncée dans son épaisse barbe presque grise.

— Ouais, je te connais, depuis notre enfance mec, d'où mon inquiétude. T'es impulsif, trop impulsif !

Son index, tendu, cogne à plusieurs reprises le bois de la table. Harry range le bout de papier plié en deux dans sa poche de jeans.  

— Excellent travail, Raphaël.

Harry s'envoie le reste du café dans le gosier, puis met son casque de chantier sur la tête et se lève. Il dépose un billet de cinq dollars sur le plateau.

— La question qu'il faut que tu te poses est celle-ci, Harry. Qu'as-tu bien pu découvrir de si compromettant pour qu'Henry James veuille te mettre hors circuit ? Un document, un truc sans signification particulière, réfléchis, tu possèdes la réponse quelque part en toi.

— Ben, je sais toujours pas. Garde la monnaie, faut que j'y aille.

— Mais enfin... Tu peux crécher chez moi si tu veux.

— Sans-façon, je trouverai bien quelque chose. À plus.

L'instant d'après, Harry se retrouve dans la rue, noyé dans la foule. Il traverse le passage piéton et rejoint sa Dodge noire. Le GPS de son portable lui indique le trajet jusqu'au motel "The Blue Bird". Puis deux sms s'affichent.

"J'espère que ça s'est bien passé Harry. N'oublie pas, demain, à huit heures précises, on a rendez-vous au City Hall avec Monsieur le Maire. Gros projet mon pote. Allez, à plus."

— Ah, c'est bon, je sais.

"Viens chercher tes affaires, maintenant Harry".

— Et merde ! Manquait plus que ça pour clore cette journée.

Le motel peut attendre, récupérer ses derniers effets personnels reste prioritaire. Il s'allume une clope avec son Zippo, l'aspire presque à la hâte, puis expire la fumée par les narines. S'ensuit un vif coup d'œil dans le rétroviseur, et la Dodge démarre en trombe.

Une demi-heure plus tard, il se retrouve devant la grande grille de la villa James. Il connaît très bien l'agent de sécurité, Jack. Cet homme blanc, la cinquantaine, n'est pas commode. Harry baisse la vitre par la poignée manuelle.

— Salut, Jack. Je viens une dernière fois pour prendre mes affaires.

— Salut, Harry. Je sais, oui, du coup, inutile de rentrer dans la villa, Janice a tout balancé par la fenêtre, précise-t-il avec un léger sourire de satisfaction.

Harry secoue la tête. La grille électrique s'ouvre à petite vitesse et la Dodge pénètre dans la propriété. Dix hectares, un terrain de golf, une piscine couverte, et tout le tintouin qui va avec ça. Il s'arrête à proximité de l'entrée, formée d'une grande rotonde, avec une magnifique fontaine en son centre. Un tas de vêtements et de couvertures trône sur le côté enherbé. Pour couronner le tout, des flocons commencent à apparaître.

Harry sort, furax.

Deux albums photos finissent de rejoindre le champ d'épandage. Il les ramasse aussi sec.

— Merde quoi, Janice ! Pourquoi faire ça ?

Son ex sort la tête de la fenêtre de la chambre, en sanglots.

— Connard, espèce de gros connard ! Tiens, prends ça aussi.

Elle enlève son alliance et il la réceptionne au vol. Un sentiment de gâchis l'envahit.

— Et enlève ton casque de chantier, c'est ridicule, à croire que tu dors avec !

Il ramasse ses affaires et les balance sur la banquette du pick-up, côté passager, puis envoie valdinguer sa protection par la même occasion. En partant, il aperçoit Henry James qui le regarde s'éloigner par une fenêtre. Il sort de la propriété. Au passage de la grille, Jack lui fait un au revoir des plus détestables, avec une mine triste pour couronner le tout. Il prend la direction du sud de la ville, vers le Blue Bird.

Avec les bouchons, trois heures de route s'écoulent, et Harry s'enfonce dans les quartiers peu recommandés du sud de la ville. Ici, les ordures jonchent les rues. Des mendiants secouent leurs boîtes de conserve, afin d'obtenir un don quelconque, en désespoir de cause. Quelle vie ! Ça porte peine à voir. La neige semble baisser d'intensité lorsqu'il se gare à proximité du néon bleu. Dessus, un piaf, genre pélican, doté d'un long bec de la même couleur, clignote, en trois rangées qui s'illuminent à tour de rôle. Il est sans conteste arrivé à destination.

L'instant d'après, il tapote ses Méphisto sur le bas de porte, puis entre. Une épaisse fumée s'échappe vers l'extérieur. Le Hall d'entrée est plutôt restreint et constitué d'un brouillard tenace, sur la droite, le réceptionniste fume un cigare. La pièce est embaumée par l'odeur du tabac de Havane, non-désagréable à son goût.

Le type tousse plusieurs fois.

— Bonjour. Je sais pas si vous me reconnaissez ?

Le gars écrase alors son mégot à côté de la quinzaine de cadavres déjà présents. Il le toise de haut en bas, puis relève les épaules d'un geste furtif.

— Non, pas que je me souvienne. En même temps, il passe beaucoup de monde ici, et de toutes origines confondues. Blacks, blancs, jaunes, grands, petits, plus ou moins bizarres, etc.

Harry sort le bout de papier que son ami lui a donné.

— Je voudrais jeter un œil à la chambre douze s'il vous plaît. C'est possible ?

Le gars, vêtu d'une salopette et d'un t-shirt Guns & Roses, fouille sous le comptoir et lui tend la clé. Le radiateur électrique de la pièce fait un raffut qui dénote une fin de vie probable. L'appareil semble extraire le maximum de son potentiel autorisé.

— Par contre, c'est trente dollars la nuit.

Harry déduit l'impossibilité d'une négociation et lui donne l'argent.

— Je ne resterai pas, je pense.

— Faîtes comme bon vous semble, je ne m'occupe pas des affaires de mes clients, c'est la devise de la maison.

— Au passage, ça vous dit rien, il semblerait qu'une vidéo ait été tournée à mon insu dans cette chambre.

Le type éclate de rire, puis tousse.

— Si vous saviez tous les trucs débiles et filmés dans mon humble demeure, vous partiriez de suite. Y a même des films pour, enfin, vous voyez ce que je veux dire ?

Harry esquisse un sourire forcé, plus proche d'une grimace. Le gars place un énième cigare dans sa bouche, puis prend une petite boîte d'allumettes personnalisée. Il balance en arrière le carton de protection, puis casse un des bâtonnets. Il l'allume par un coup vif sur le bas et s'emploie à fumer sa délicatesse. Harry sort une clope à son tour.

— Je peux vous taxer d'une allumette ?

— Sans problème.

Une flamme apparaît, puis il aspire quelques bouffées de sa cigarette et éteint le bâtonnet dans le cendrier. Harry attrape alors le petit paquet blanc, avec deux bandes rouges dessinées dessus. Au centre, à l'avant, sur cette partie rabattable en guise de protection des allumettes, le dessin d'un scorpion, d'une couleur identique.

— C'est un type bizarre qui m'a offert ça y a quelques semaines. Pas grand, l'air maigrichon, petite moustache et chapeau de cowboy. Plutôt chelou le gars, mais ça tombe bien car mon briquet a rendu l'âme.

Harry enregistre l'information, puis repose l'objet et s'engage dans le couloir desservant les chambres au même niveau. Il remarque que le lino est déteint. Ces lieux ne lui rappellent rien du tout. L'endroit devient sombre, à peine si on peut déchiffrer les numéros aux portes. Au passage de la huit, des gémissements de plus en plus forts, accompagnés d'un bruit de vieux ressorts de lit, indiquent de suite la nature de l'action.

La douze, enfin, il entre, allume et ferme derrière lui. Un lit trône au milieu de la chambre et correspond bien au visionnage de la pièce à conviction. Une armoire à côté de l'entrée et un accès sur la droite, où l'on devine la salle de bain. Le néon, défectueux, saute par intermittence et de manière régulière, dans des démarrages sonorisés qui ratent à chaque reprise.

Harry s'allonge sur le lit, comme dans la vidéo, et imagine Maria Mancini sur lui, dans ses amples mouvements de hanches.

— Bordel, tant qu'à faire, j'aurai au moins pu m'en souvenir, mais même pas !

Il s'assoit au bord, les mains enfoncées dans sa courte et dense chevelure grisâtre, puis redresse la tête et regarde en direction de l'espace au-dessus de l'armoire. Vu l'angle, l'enregistrement de la caméra ne peut pas provenir d'autre part. Il s'approche et éclaire avec la torche de son portable. Deux petits trous se dévoilent dans le plafond, mais rien d'autre. Son intuition semble confirmer le coup monté.

Des cris de joie se font entendre de l'autre chambre, puis du silence. Harry secoue la tête, désemparé. Il s'allonge alors et dirige son faisceau lumineux sous le meuble. Quelque chose attire de suite son attention, une vis à bois.

— Eh, salut toi. Il semblerait que ton propriétaire t'ait oublié.

Il la récupère et l'analyse. Harry, en plus de sa qualité de chef de chantier, possède aussi des talents de bricoleur indéniables. Il reconnaît une vis de type bronzate, peu utilisée, et d'ailleurs, on n'en voit jamais lorsqu'il s'agit de menuiserie moderne. En effet, sous l'effet des tournevis automatiques, les splits lâchent à chaque fois.

La piste reste à étudier, car l'indice peut s'avérer intéressant. Il se relève, sort et referme la porte. Il aperçoit alors une jeune femme, celle de la huit. Avec le peu de luminosité qui se diffuse dans le couloir, en provenance du hall, il peut tout de même admirer les formes généreuses de celle qui est en train de finir de s'habiller. Elle tire à plusieurs endroits sur sa mini-jupe.

Il arrive à sa hauteur, elle prend un rouge à lèvres de son sac à main et applique l'objet sur sa bouche. Ses jambes sont interminables et vêtues d'un collant sombre, au bout, des talons aiguilles.

— Salut, t'as du feu ?

— Salut, bien sûr.

Harry sort son Zippo, un clic métallique se fait entendre et elle place le bout de sa cigarette sur la flamme. Elle le regarde avec insistance, elle est envoûtante. Il lui semble probable qu'elle porte une perruque noire, avec une jolie coupe au carré.

Thanks.

Elle fait bien une tête de plus que lui.

— Pourquoi vous me fixez comme ça ? On se connaît ?

Elle expire une longue colonne grise, tandis que lui fait rougir le bout de sa clope, avec une intensité marquée, dans ce peu de clarté.

— T'as l'air de m'avoir oublié, Maria Mancini.

Harry s'étouffe presque et tousse à plusieurs reprises. Il n'en croit pas ses yeux.

— Ben au moins, j'te fais de l'effet, dit-elle d'un air presque amusé.

Un bruit les interpelle, en provenance du comptoir. Au passage d'hommes, qui se trouve dans leur champ de vision, le gérant Guns & Roses vient de s'effondrer au sol. Le duo aperçoit un bras tendu et le haut de son corps, une mare de sang s'étend. Il vient de prendre une balle en pleine tête.

Leurs regards se figent, suivis d'une chair de poule, et la peur déboule au plus profond de leur être.

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