15 Perte de raison.


La mort et la vie se mélangent.

Où se trouve le présent ? Altéré par des bribes de souvenirs du passé ? Lorsque le temps s'évade, qu'il demeure une variable dont la perception même s'affranchit de ses obligations primaires, quelle référence aussi infime soit-elle reste une valeur sûre face au sable qui coule en direction de la mort ?

La question demeure sans réponse pour Emmy. Des minutes ? Des heures ? Des jours peut-être qu'elle se trouve prisonnière dans ce container ? Aucune idée.

Elle grelotte et gémit lorsqu'elle perçoit un fort mal de crâne qui l'anime, de même qu'une douleur à l'avant-bras droit encore engourdi.

La mort, par overdose d'héroïne, vient de rater son coche.

Le souvenir du froid glacial qui s'incruste jusqu'au plus profond de son être, la ressuscite en quelque sorte. Sa toux, ainsi que le goût du vomi qui reste imprégné dans sa bouche ne manquent pas de lui rappeler que le sang coule toujours dans ses veines. Les paupières lourdes tentent de défier les lois de la gravité, mais le constat du réel qui l'entoure a tout des attraits du néant.

Le noir domine, lugubre, oppressant. Le peu de luminosité qui arrive à se frayer un passage dans le container, provient des quelques fissures sur un angle à proximité d'elle. Le premier regard qu'elle croise, ébène, ne se discerne que lorsque Emmy sursaute, due à l'ouverture brutale des portes du container, dévoilant la jeune femme asiatique accroupie en face d'elle.

Trois types déboulent, munis de battes de baseball. Impossible de les définir dans une clarté trop faible. Les faisceaux lumineux en provenance des torches éclairent les humains à l'agonie et Emmy remarque qu'ils possèdent tous des traits orientaux.

Sans un mot, ils se dirigent vers elles et les chopent par les cheveux. La jeune femme à ses côtés depuis le début, se retrouve traînée vers l'extérieur. À peine le temps de réaliser ce qui se passe qu'Emmy subit le même sort. Elle crie, tente de riposter, gesticule, en vain. La drogue inhibe encore ses facultés. Dans la foulée, les épais flocons dévalent sur son visage.

La vie ne tient qu'à un fil au final.

Elles gisent à plat ventre dans le manteau neigeux et le réverbère délivre des possibilités de reconnaissance des lieux inespérées. Leurs tortionnaires appuient leurs têtes dans le blanc glacial. Les regards de Chue Lee et de la blonde s'ancrent, et le constat est sans appel ; sauf miracle, elles ne tiendront pas dans cet enfer. Les cheveux de la jeune femme bridée ressemblent à un champ de bataille, tout comme ceux d'Emmy, mais elle ne se souvient pas qu'on le les lui aient coupés.

Elles entendent un bruit lourd qui, par déduction, indique la fermeture du container. Emmy gémit lorsqu'on la relève par le peu de tignasse encore présente, puis serre les dents. Son cœur va exploser. Les expirations rapides condensent. Son amie de circonstance se voit enfiler un sac sur la tête, ce qui ne manque pas de lui arriver l'instant d'après. Le noir, presque total, s'accapare la place dominante, mais au-delà de tout, la sensation d'étouffer prend le dessus.

La mort reste à l'affût, comme une délivrance finale qu'elle souhaite encore.

Respirer, respirer.

La neige craque. Dans la foulée, elles se retrouvent assises l'une à côté de l'autre à l'arrière d'un véhicule. D'après la hauteur de la marche, Emmy en déduit un gros pick-up. La voiture se met à rouler et elle compte les virages, les arrêts, le bruit des clignotants, mais tout s'embrouille dans sa tête.

Elle bouge ses doigts et touche ceux de son amie éphémère, qui s'agrippent aux siens, s'entrecroisent doucement et révèlent une crispation encore plus intense que la sienne. La chair de poule envahit son être, tandis que quelques larmes dévalent jusqu'à atteindre son menton. Les phalanges se serrent, comme pour s'accrocher à un espoir fugace.

La vie, leur procure cet instant magique et hors norme. Une force, plus qu'une faiblesse.

Avancer, y croire, même si on s'approche de l'utopie. Tout à coup, cette relation discrète insuffle une envie de voir le jour demain, et le jour d'après, de vieillir, de se battre coûte que coûte. Emmy sait que son portable lui a été pris, logique. Mais peut-être que son message, du moins, en a-t-elle seulement envoyé un ? Tout reste confus dans ses souvenirs, elle ne sait plus et mélange le réel de l'imaginaire. Elle renifle et tremble de plus en plus.

Le pick-up s'immobilise et l'angoisse monte d'un cran. Un véhicule plus lourd se gare à côté d'eux, puis des portières claquent. Emmy essaie de capter des mots, mais entre le bruit des moteurs et les essuie-glaces en mode intermittent, elle n'arrive à rien de concret. Cependant, par l'élévation des échanges vocaux, leurs ravisseurs semblent confrontés à un problème.

Elles sursautent, dû à un tir en provenance de l'extérieur qui les glace d'effroi. Le pick-up secoue lorsque le conducteur reprend sa place.

— Fait chier, merde !

Sa voix, d'un grave enrouée, ne manque pas d'authenticité pour le coup. La voiture roule à nouveau, au pas, et se retrouve sur une route de mauvaise qualité. Les phares de l'autre véhicule éclairent de manière irrégulière l'habitacle. Les mains se serrent encore un peu plus, comme pour s'accrocher à une présence, à une vie, à un destin commun, puis tout s'arrête et le froid s'engouffre à l'ouverture des portes. Les mains se retrouvent séparées, arrachées vers cet extérieur brutal.

Respirer, respirer.

Elles restent debout et une forte odeur de brûlé se détecte. Ça s'agite. Quelqu'un émet de faibles sons.

— Vous pouvez faire quelque chose ?

— Rien d'efficace. Prenez sa caisse et amenez-le à l'hôpital.

— Et je dis quoi ?

— Ben t'inventes quelque chose, on s'en fout au final, mais il a besoin de soins urgemment.

Le type à la voix grave soupire, puis s'affaire à la tâche. L'autre type passe devant elles, il dégage une légère odeur d'eau de Cologne. Les prisonnières sont poussées jusqu'à l'autre engin, puis montent quelques marches métalliques afin de finir à l'arrière, dans un grand espace. Une aiguille pénètre leur peau, à tour de rôle, et le sédatif ne tarde pas à faire effet.

La mort, va-t-elle gagner son duel ?

Le réveil lui explose la tête, encore plus que la fois précédente. En tant que junkie, sa tolérance à tous ces produits, qu'ils soient anesthésiants ou d'autres natures, lui permet un retour conscient plus rapide qu'un patient lambda.

Elle cligne des yeux à la lumière des néons et scrute les lieux. Par déduction, l'endroit s'apparente à un semi-remorque aménagé en salle d'opération. À côté d'elle, la jeune fille aux yeux bridés se trouve allongée sur un lit médicalisé, tout comme elle. La pauvre dort encore. Emmy place une main en guise de protection, face à cet éclairage trop fort. Une violence douleur dans le bas du dos la saisit, telle une lame qui pénètre son corps.

La blonde souffre, puis gémit. Garder le silence dans ces conditions devient insoutenable. Dans un réflexe de junkie, elle attrape un petit plateau en inox à portée de main et mord dedans. Son rythme cardiaque s'envole, sa mâchoire maintient une pression maximale durant plusieurs secondes, jusqu'à ce que le mal s'estompe. Elle enlève l'outil de sa bouche et poursuit son effort, afin de se retrouver assise au bord du matelas. L'horizon tangue et Emmy s'agrippe aux barres métalliques. Elle accuse le coup, mais tient bon. Ses pieds nus touchent le sol et elle se met debout.

— Merde, ils nous ont fait quoi ces connards ?

Des outils trônent sur une petite table chirurgicale entre les deux lits, des scalpels et des outils d'intervention imbibés de sang se dévoilent dans un bac. Elle suffoque presque, tandis que l'équilibre revient, petit à petit, à la normale. Quatre pas et elle pose une main sur l'épaule de Chue Lee, puis effectue des mouvements de va-et-vient afin de la sortir de son sommeil.

Rien.

La blonde contourne le lit et s'approche d'un coin lavabo. Son reflet dans le miroir montre son état physique proche d'un mort-vivant. Sa longue tignasse se réduit maintenant à des pics en vrac et le pire s'associe au trou de mémoire lié à ce moment-là. De quoi d'autre ne se souvient-elle pas ? La douleur dans le bas du dos la lance à nouveau, elle serre les dents et s'agrippe de toutes ses forces à la céramique. Quelques secondes et ça redevient supportable. Elle inspire un grand coup, puis se tourne et marche jusqu'à Chue Lee.

La vie leur octroie une chance inespérée.

Emmy retourne jusqu'à son lit et attrape le plateau en inox, puis réitère son initiative auprès de son amie, et enfin ça fonctionne. Elle cligne des yeux à son tour et se tord de douleur. Emmy lui montre l'objet, mime l'action, puis la jeune femme l'imite.

Les minutes défilent et la jeune asiatique reprend des couleurs. Emmy l'aide à se relever, puis la soutient en station debout. Elles exécutent quelques pas ensemble, la blonde la lâche et Chue Lee vomit. Un torchon propre ne manque pas et vient essuyer sa bouche avec délicatesse, la jeune asiatique la remercie d'un geste avec ses mains jointes.

— Moi, c'est Emmy Bosco. Et toi ?

Elle exprime quelques signes et la blonde comprend son handicap : muette, mais pas sourde. Elle lui montre leurs habits respectifs, pliés sur une chaise. L'instant suivant, elles retirent leur une pièce puis se rhabillent tant bien que mal.

Emmy s'attend à une porte fermée, mais la chance leur sourit, elle s'ouvre et elles sortent dans le déluge neigeux. Le pick-up est toujours là et elles découvrent que l'endroit qu'elles viennent de quitter est un semi-remorque. Le duo marche et passe devant un container éventré qui dégage encore cette odeur de brûlé. Sans s'attarder, les deux jeunes femmes accélèrent leur évasion entre les immenses tas de ferraille. Les fronts se plissent face à la peur qui les gagne. Elles regardent partout, s'arrêtent à tour de rôle, à cause de cette abominable douleur qui revient, sans concession, jusqu'à finir à genoux. Emmy l'aide à se relever, puis vice-versa lorsque son tour arrive. Elles atteignent les grandes grilles de la casse Hendrix.

Mal refermées.

En raison de la neige et du gel, une des grandes portes se retrouve libre et donc juste attachée par une grosse chaîne et un cadenas. L'entrebâillement leur permet de passer entre. Emmy l'aide à se relever, tandis que Chue Lee grimace et semble accuser le coup. La blonde la tient par la main, l'encourage de murmures et l'entraîne jusqu'à la route. Pas de voitures à l'horizon, puis Chue Lee claque des dents.

— Allez, on va trouver de l'aide. Quelqu'un va bien finir par s'arrêter.

Des phares illuminent le tarmac, dont la granulométrie de la neige scintille sous leur effet. Emmy tend un bras et gueule à l'aide, mais en guise de réponse, elles n'obtiennent que des coups de klaxon.

— C'est pas vrai !

Surmotivée par cette chance inouïe, elle entraîne son amie, qui se tient le ventre, le long de la route. Elles zigzaguent entre les congères et les amas de neige créés par les intervenants de la voirie. Un quart d'heure s'écoule, personne, pas une âme qui vive. Le duo traverse une intersection et enfin un véhicule apparaît et daigne à s'arrêter. Elles montent à l'arrière sans se faire prier. Chue Lee se tord de douleur.

— Vite, à l'aide monsieur. 911, s'il vous plaît, on vient de s'évader d'une casse et...

L'homme leur tend un portable.

— Oh merci ! Des gens sont détenus dans un container, c'est de la folie !

Emmy se concentre et appelle la police. Aucune tonalité, elle regarde le réseau, inexistant.

— Merde ! Pouvez-vous rouler, afin de capter un signal, avec le mauvais temps, ça passe mal par endroits.

Le conducteur ne tarde pas à exécuter son souhait. Son amie, recroquevillée sur la banquette, perd du sang du nez. À chaque seconde qui s'égrène, Emmy commence à se demander sur qui elles viennent de tomber, le type ne montre aucune sensation. Elle saisit la main de Chue Lee et l'incite à se redresser. Les regards suffisent pour comprendre que la blonde n'a pas l'intention de moisir ici.

— Pouvez-vous vous arrêter ici ?

La voiture s'immobilise presque, que déjà la porte côté Chue Lee s'ouvre. Elles sortent, puis se retrouvent à courir à nouveau, dans une rue annexe. Le véhicule les poursuit.

Ça capte !

911.

La tonalité, Emmy dit "au secours", puis, éblouie par les phares, se fige, une main devant les yeux. La violence de l'impact la propulse à plusieurs mètres, elle gît au sol, inerte, du sang s'écoule de sa bouche. Chue Lee rampe jusqu'à elle. La silhouette du conducteur se définit dans la lumière des feux de croisement. La jeune asiatique reçoit une piqûre dans le bras et s'endort, puis le mystérieux personnage attrape son portable. Quelqu'un pose des questions. La réponse s'exécute d'un ton grave et exagéré, afin de dissimuler du mieux possible sa voix d'origine.

— De la part du Scorpion Rouge pour l'agent FBI Malone. Il doit se rendre à la Zone industrielle, proche du fleuve Delaware. Emmy Bosco s'y trouve, faîtes vite.

La communication s'arrête net. Avec la même seringue, la personne pique Emmy et lui met le reste de la dose de GHB. Elle ne réagit pas. Une vérification du pouls détermine que son cœur bat toujours.

— Putain, par quelle malchance tu te retrouves ici toi ? J'y crois pas.

L'instant d'après, la blonde se retrouve traînée, puis adossée contre un container à ordures, quant à Chue Lee, c'est le coffre de la grosse cylindrée qui l'accueille. Le véhicule du tueur au scorpion quitte les lieux.

Et la mort dans tout ce fiasco ? Et si...

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