10 Choulou de
Les pieds, dans la boue.
La chaleur l'étouffe, tandis que l'eau, sale, dépasse les chevilles. Les piqûres de moustiques amplifient le dur labeur, alors que le soleil vient toucher l'horizon, puis se reflète dans toute sa splendeur à la surface des vaguelettes de la rizière. Chue Lee finit de repiquer sa dernière petite "botte".
Elle se redresse et geint au mal de dos engendré par cette désagréable position, puis cligne des yeux. En effet, sa vision, exposée à l'importante luminosité de la journée, requiert un temps d'adaptation afin de retrouver une certaine normalité. L'instant d'après, elle rejoint les autres travailleurs en bordure, sur la diguette.
La jeune femme de vingt ans s'essuie le front, puis détache son turban multicolore. Sa longue chevelure ébène se dévoile, tandis que la sueur n'arrête pas de perler son visage. Les autres passent à côté d'elle en lui faisant des signes d'au revoir, qu'elle ne manque pas de répondre avec la même politesse.
Les pieds, sur la terre.
Elle descend les ourlets de son pantalon noir traditionnel, puis fait pareil avec les manches de sa chemise blanche et suit le mouvement des humains, vers les hauteurs. Le dénivelé est fort dans cette région de l'Échine du Dragon.
Les pieds, meurtris.
Comme toujours.
Elle grimace dans cette ascension, puis, à mi-parcours, s'arrête et écarte plusieurs mèches noires altérant sa vision. Dans cette partie du nord du Guangxi, le paysage se qualifie de splendide grâce à la vaste palette de couleurs qu'octroie les montagnes abruptes, dans une nature façonnée par l'homme d'un côté, côtoyant le sauvage de l'autre.
Chue Lee souffle un coup. La beauté des rizières en terrasses s'expose dans la splendeur des différentes étendues liquides qu'elles offrent. Une prouesse technique, entre crêtes aux reliefs accidentés et sentiers sinueux, témoignages d'un héritage fort ancien. Les arbres, disséminés de-ci, de-là, offrent une teinte incomparable dans une palette à variation de couleurs ocres, inondant les champs du spectacle automnale.
Elle reprend sa marche.
Les pieds, brûlent.
Vingt minutes avant d'atteindre le haut, où plusieurs hommes s'occupent à ouvrir les vannes afin d'irriguer les terrasses. Ici, le chemin d'accès se dévoile de temps à autre avec le relief un peu moins accidenté. Néanmoins, Ping'an se trouve encore à une petite demi-heure de marche, rien d'inhabituel pour la jeune femme.
L'odeur de l'essence s'invite, en provenance des motos qui servent en guise de taxis. Elle reconnaît ce même gars, qui lui propose, avec de grands gestes, de la ramener en ville.
Un sourire de lui.
Puis le sien.
Elle rougit, confuse.
Chue Lee décline l'offre, comme à l'accoutumé, mains jointes, en guise de respect. Il reste fort à croire que le silence résonne comme un cadeau des divinités. Une autre personne monte sur sa bécane et il semble peiné. Encore une fois, elle n'ouvre pas son cœur. Ses efforts sont louables, mais la jeune femme ne veut pas d'une relation amoureuse, même s'il est du même âge qu'elle et qu'il possède un beau visage aux traits fins et sincères.
La faute aux croyances, fortement ancrées dans l'ethnie Zhuang. Le conseil du Chaman lui interdisant quelconque descendance, renforcée par l'idée de faire subir le même calvaire à ses enfants, de génération en génération, l'a dissuader. Son fardeau ne se répétera pas.
Les motos évoluent avec aisance sur la partie gauche du sentier, tandis que quelques feuilles se détachent puis s'envolent des arbres, sous l'influence d'un coup de vent. La faim se fait ressentir et Chue Lee se souvient qu'une petite portion de riz gras l'attend chez elle.
Les pieds, lourds.
Le village typique de Ping'an s'offre enfin. Ancré dans le relief escarpé d'un panorama de rizières en terrasses, les petites maisons traditionnelles en bois défient les lois de la gravité. Le cadre semble idyllique, mais la vie y est rude. Elle emprunte un sentier, plutôt l'artère principale du village, forgé par les premiers hommes sur Terre. Sur sa droite, la petite rivière s'écoule avec vigueur dans les virages façonnés depuis des siècles, dans la roche de la montagne. Lors des grosses crues, il lui arrive de déborder.
Un léger voile brumeux apparaît un peu plus haut dans le village. Le chemin s'engouffre maintenant dans le cœur de Ping'an. Le bas des maisons se constitue de grosses pierres, sur un à deux mètres, pour une protection optimale face aux aléas climatiques, comme pour les escaliers qui donnent accès aux habitations. Les infrastructures en bois sombre sont hautes, sur trois étages en moyenne, dotées de petites fenêtres.
La pente devient plus raide encore, et sa maisonnette se dévoile enfin, à ras d'une falaise abrupte. Elle perçoit la diminution lumineuse, en raison du soleil qui disparait au loin, derrière une montagne.
Chue Lee rentre.
Tout va très vite.
Le noir.
Un sac en toile sur la tête et une respiration compliquée. Elle se débat avec vigueur, tandis que ses agresseurs la force à avaler quelque chose.
Elle déglutit.
La peur l'envahit.
Elle s'endort.
Un peu plus tard, lors de son réveil, elle devine les lumières d'une ville à travers la vétusté du sac. La nuit est là. Son cœur s'accélère. Elle se retrouve allongée, les mains dans le dos, attachée au niveau des poignets.
Les pieds, liés.
Les contours d'un pick-up se dévoilent au passage d'un probable lampadaire. Une grande ville alors ? Les secousses du véhicule, sous l'influence des nids-de-poule, lui procurent des douleurs. Avec le stress, respirer reste compliqué.
Elle pleure.
La voiture s'arrête.
Enfin.
Ou plutôt pas ?
L'instant d'après, on la fait descendre et elle se retrouve à marcher.
Les pieds, saignent.
L'instant d'après, elle se retrouve à l'arrière d'un autre véhicule qu'elle imagine plus spacieux. Elle touche d'autres personnes. Une main prend la sienne, comme pour la réconforter. Le camion bâché prend de la vitesse.
Les pieds, froids.
Chue Lee les posent l'un sur l'autre, afin d'essayer de les réchauffer. L'algie monte d'un cran. Souffrir, elle connait, puis elle repense à ce jeune homme. Elle aurait dû lui ouvrir son cœur. Quelques larmes coulent sur son visage et atteignent son menton. Sa mâchoire tremble, son cœur se serre. L'inconnu a toujours sa main sur la sienne. Ses paupières sont lourdes, beaucoup trop lourdes.
La faim.
La fin.
Elle se réveille en sursaut et enlève sa tête posée sur l'épaule de l'inconnu. Son rythme cardiaque s'emballe et elle ressent une difficulté à maintenir ses yeux ouverts. À travers le sac en jute, elle réalise.
Il fait jour !
Elle tousse.
L'odeur de l'essence heurte ses facultés olfactives. Trop de gaz d'échappements. La déduction d'une encore plus grande ville semble logique. Sa gorge est sèche, sa vessie déborde. Elle ferme les yeux et urine. Le liquide coule le long de ses cuisses.
Les pieds, humides.
Un relent particulier se diffuse, tandis que le camion s'arrête. La bâche à l'arrière s'ouvre et les gens descendent. Les liens entament la peau. C'est quoi cette odeur ? L'océan ?
Les pieds, peinent à supporter son poids.
Les agresseurs coupent les liens et retirent les sacs. Elle gémit. À peine le temps de voir quelque chose et Chue Lee se retrouve jetée dans un container. Les hommes, armés et encagoulés, balancent des bouteilles d'eau et une grande quantité de sachets de riz. Les lourdes portes métalliques se ferment. Dans l'interstice, où la luminosité du jour semble fuir cet endroit, elle relève son corps de petite taille et note une vingtaine de personnes. Puis, à nouveau, le noir.
Elle se met en boule dans un angle du container, où de minces faisceaux lumineux se diffusent dans cette prison. Ses bras entourent ses tibias, son front finit sur ses genoux. Elle repense au jeune homme. Les sourires mutuels. Elle aurait dû lui ouvrir son cœur. D'un coup, elle est secouée. Tout le monde semble tomber au sol. Une sensation de montée s'exerce. Chue Lee rampe jusqu'aux fissures, puis regarde tant bien que mal à travers.
Un bateau.
De l'eau.
Des gens devenant petits.
Un choc.
Suivie d'un silence.
Terrible pour les autres.
Le résumé de sa vie.
Enfermée à jamais dans cette cage, depuis toujours.
À nouveau cette main qui vient se poser sur la sienne. Elle regarde la femme et, dans le peu de clarté octroyée, devine les contours d'un visage ridé. Malgré les circonstances, un immense sourire, plein de bonté, s'affiche sur son faciès, alors que cette dernière lui tend une bouteille d'eau. Chue Lee se jette dessus et boit à grosses gorgées, mais la femme retire l'objet. Chue Lee essuie ses larmes. Il faut croire que le stock d'eau est limité. La femme se lève et s'éloigne, alors que les autres prisonniers, de ce qu'elle peut en déterminer, s'installent en groupes, de-ci de-là.
Elle tremble.
Ça tangue.
Le cargo prend la mer.
Chue Lee s'allonge contre la paroi, avec pour seul tableau le petit panorama octroyé par la vétusté du container. Elle se recroqueville, puis ferme les yeux.
Les rizières. La fatigue.
La montagne. La beauté.
Elle se réveille en sursaut.
Il fait nuit.
Les pieds, dans des chaussures.
L'odeur de l'ammoniaque percute ses narines. Elle tousse, puis rampe un peu afin de s'approcher plus près du renouvellement d'air alloué par les fissures.
L'odeur de l'océan.
L'orphelinat.
Elle n'a jamais connu ses parents. Des photos seulement, dans la petite maison en bois, seul héritage d'une famille dont elle reste l'unique descendante. Le visage de son père. Celui de sa mère. Ils semblent disparaître peu à peu, se floutter avec le temps qui s'égrène. Elle tente de respirer quelques brides de fraîcheur. L'entre-jambe est irrité. Le défilé des jours se déroule dans une répétition devenant un quotidien bien amer. Les seuls mouvements qu'elle ose, lui permettent d'atteindre le côté opposé du container, lieu choisi pour faire les besoins. Avec la houle, le liquide se répand de toute manière partout.
Les pieds, dans les excréments.
Quelle est la destination finale ?
Elle repense au passé.
Elle aurait vraiment dû lui ouvrir son cœur.
Les nuits.
La Lune.
Elle prie les dragons.
La pluie qui claque contre les parois.
Les grosses vagues.
Les jours.
L'eau qui pénètre.
Les habits et les chaussures mouillés.
Le mal de mer.
Les vomissements.
Les nuits.
La mer calme.
Elle prie pour une réincarnation en un arbre majestueux. Chue Lee perd la notion du temps et l'envie de compter s'efface, plus la force. Un peu d'eau, devenue vaseuse et tiède, de temps à autre. Peu de mouvements.
La mer, trop calme.
Les pieds, piquent de l'eau salée.
La Mama, comme elle aime définir cette femme âgée, qui, depuis le début, l'aide, toujours au service de tout le monde, toujours un sourire à toute épreuve, la redresse pour l'adosser contre une paroi métallique, puis lui bascule la tête en arrière. Elle pose délicatement le goulot de la bouteille contre les lèvres gercées de Chue Lee, puis verse.
La jeune femme déglutit, plusieurs fois. Elle se gratte l'intérieur des cuisses, irrité, puis réalise qu'elle doit faire l'effort de se déplacer pour uriner. Mais des forces, elle n'en a plus. Mama lui donne un petit sachet de riz cuit dont elle mange quelques pincées, en espérant ne pas tout vomir aussi sec. La chaleur devient étouffante, tandis que les paupières pèsent une tonne. Chue Lee s'allonge et tente de regarder à l'extérieur.
Une côte.
À un endroit, des lettres défilent sans hâte.
PANAMA.
Elle ne connait pas ce langage. Comment les divinités ont-elles pu créer quelque chose d'aussi laid ? Aucune nature. Aucune communion avec elle alors ?
La chaleur est abominable. Le container s'apparente à une fournaise, puis la nuit revient à nouveau. Son alternance avec le soleil semble, par moments, interminable, tout comme éphémère à d'autres.
Le temps défile.
Son ombre, dans la clarté de la vétusté du lieu, tourne, à l'infini, puis le froid prend le dessus.
Les pieds, caillent.
La Lune.
La notion du temps déboule avec son apparition, telle une claque magistrale. Presque un mois déjà ? Elle revoit son sourire. Si elle survit à tout ça, elle lui ouvrira son cœur.
Les nuits deviennent longues, trop longues. Puis un arrêt. Des dizaines de questions, enterrées depuis longtemps, ressurgissent dans un embouteillage de pensées destructrices.
Par les fissures, la neige.
Elle prie le dragon pour sa protection.
Un choc vers le haut, puis cette sensation de levé. Le container semble voler, puis descend et se pose. Peu de temps après, un gros bruit, indique la pose d'un autre élément au-dessus d'eux. Une des lourdes portes métalliques s'ouvre et le froid, accompagné par le vent, dévalent dans l'habitacle.
Plusieurs types avec des masques.
Des armes.
L'un d'entre eux la saisit par ses longs cheveux noirs, puis coupe.
La honte.
C'est toute la fierté d'un peuple qui tombe autour d'elle, d'une coutume vieille comme le monde. Cet ancrage traditionnel a façonné le peuple Zhuang.
Elle pleure.
Crie.
Elle se retourne après l'intervention du type, se touche la tête. Elle ressent un haut le cœur alors que tout le monde y passe, puis, l'eau et les sachets sont renouvelés.
Les pieds, congelés.
La porte se referme.
La nuit s'installe.
Elle tremble de tout son être.
Tout le monde tremble probablement.
La Mama est toujours présente. Elle l'aide à boire, à manger un peu. Chue Lee vomit de suite.
Trop c'est trop.
Elle s'endort toute recroquevillée.
Mama la secoue par l'épaule.
Elle se réveille en sursaut.
Les pieds, ne semblent plus avoir de sensibilité. Elle réalise qu'elle revêt le manteau de la vieille femme, qui lui enlève ses chaussures et lui pose ses pieds contre son ventre.
Chue Lee pleure à nouveau.
Mama sourit.
Les pieds, se réchauffent.
Brusquement, sa bienfaitrice se lève. Chue Lee la voit s'approcher des portes, comme attirée par quelque chose. Mama dit une phrase, mais comme Chue Lee est sourde depuis toujours, elle ne l'entend pas.
— Choulou de.
Puis celle qui les a aidés dans ce périple s'effondre. Les autres captifs tentent de la ranimer et par chance, elle revient à elle. La mort va finir par tous les prendre. La terreur s'installe, puis une porte s'ouvre et un type déboule avec une personne sur son épaule. Il la balance dans le container.
Chue Lee rampe jusqu'à elle.
Des mèches blondes.
Une peau blanche.
Elle lui tapote le visage et la positionne sur le côté.
Emmy vomit.
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