1 Camden's Paradise

Murphy MacCoy foule l'étroite allée centrale constituée de galets. Jenkintown, depuis plusieurs jours, semble en proie à un déluge.

L'eau ruisselle autour de son chapeau Traveller, un des quelques effets personnels récupéré au dernier moment après la saisie de la maison. La Santader Bank ne fait pas dans le sentiment. Le jeune homme hausse les épaules, l'eau dévale le long de son Duffle-coat noir.

Il atteint un des petits chemins annexes, celui qui dessert le caveau familial. De-ci, de-là, le cimetière laisse apparaître des flaques plus ou moins conséquentes autour des tombes. La terre dénote une saturation certaine, tout comme lui.

L'épaisse couche nuageuse donne, à ce début de journée, une ambiance lugubre exacerbée. Une sensation de fin du monde vient de s'abattre sur le comté de Montgomery.

À vingt-cinq ans, le rouquin se retrouve avec un sérieux reste à charge financier. Un prêt bancaire, concédé de justesse grâce à son ancien emploi dans un bar, désormais en faillite, reste sa seule solution pour l'instant. Partir de sa petite ville natale se rapproche d'une obligation vitale, comme le début d'une nouvelle vie. Ici, le chômage reste fort. D'où son choix d'aller à Philadelphie, comme une évidence, aussi douloureuse que salvatrice. La mégapole, à distance modérée, offre des opportunités d'emplois immédiates. N'importe quel job fera l'affaire, dans un premier temps.

Il s'accroupit et caresse de sa main droite le marbre blanc et froid. La peine est là, bien entendu, mais la colère envers le système encore plus.

Il serre les dents et se remémore le passé.

Il se souvient bien du tournant dans leur vie, du coup de fil ce fameux soir. De l'effet dévastateur de l'annonce du décès de sa mère. Deux ans déjà, suivie de la descente aux enfers de son père, Jason MacCoy, accaparé par le désespoir, entre alcoolisme et paries dans les jeux.

Il connaissait son père comme une force de la nature, bien sûr grâce à son physique de déménageur, dont il avait hérité, mais aussi par son mental d'acier.

Murphy se souvient encore des dizaines de cadavres de bouteilles dispatchées un peu partout dans l'habitation, donnant lieu à un état catatonique, dû à des cuites constantes.

Pour le jeune homme, son échappatoire, afin d'exprimer toute sa rancœur, ses frustrations, sa haine face à ce système judiciaire corrompu et pourri jusqu'à la moelle, ce fut la boxe.

Murphy se relève. La photographie sur le marbre, pleine de vie et de bonheur, se dégrade chaque jour un peu plus. Les fugaces couronnes de fleurs séchées semblent désillusoires, face à des souvenirs à l'emporte-pièce, des douleurs intenses et une époque révolue à jamais pour lui.

Dans sa poche intérieure, une enveloppe, celle du verdict du tribunal : la condamnation à un an de prison, avec sursis, pour le jeune junkie.

À quel moment on tue quelqu'un et on s'en sort blanc comme neige ? Les prétextes semblent toujours les mêmes, à chaque fois.

Le dit Basile Jackson, du même âge que lui, a eu une enfance difficile. L'enfoiré, membre d'un gang du nom des Marteaux Noirs et sous l'influence de stupéfiants et a été décrété non-responsable de ses actes. Rajoutez la surpopulation carcérale actuelle, le choix du juge a été rapide, comme d'habitude.

Sa mère, infirmière de nuit à l'époque, au Pennsylvania Hospital, est décédée sur le coup, dû à l'accident avec l'afro-américain camé au niveau de la Spruce Street. Le type en question, bien entendu placé sous contrôle judiciaire, s'est comme volatilisé, plus aucune trace de lui.

Murphy veut le retrouver, c'est devenue obsessionnelle. Il possède le nom du flic en fonction ce soir-là. Peut-être qu'avec un bon dessous de table, des informations plus précises sur le quidam en question pourront voir le jour ?

Murphy MacCoy s'éloigne alors. Sa démarche devient hâtive, comme pour en finir une bonne fois pour toutes avec cette ancienne existence. Il passe les lourdes grilles et quitte le cimetière. Son immense sac à dos contient tout ce qui lui reste, des papiers, quelques habits propres, une paire de godasses et un album photos.

Une dizaine de minutes plus tard, sous une pluie d'égale intensité, il atteint l'abribus. Trois clampins pianotent sur leurs portables respectifs. Une brève attente, puis le car s'arrête et ouvre ses portes. Murphy pénètre en premier à l'intérieur et paye son ticket.

L'instant d'après il se retrouve assis sur un des bancs en Skaï, puis l'engin reprend son trajet. Il regarde ce paysage défiler, le panneau Jenkintown s'expose, à peine le temps de réaliser la chose. Dans ce clair-obscur, il détermine sans difficulté son reflet dans la vitre, tantôt dans un rendu net, puis l'instant d'après, d'une opacité aléatoire.

Il serre la mâchoire et la colère monte d'un cran, comme à chaque fois. Il met un coup-de-poing dans la banquette devant lui. De l'autre côté du couloir, un type, un blanc, bien sapé, le toise sur son acte.

— Quoi ?

L'énergumène expose une main ouverte et détourne son regard. C'est toute la société d'aujourd'hui, chacun pour soi. La WHYY.FM, fréquence 90.9 FM, donne les infos en un fond sonore plus ou moins perceptible suivant le bruit du bus. Les élections présidentielles arrivent à grands pas et dans les estimations, Hilary Clinton va, à coup sûr, gagner face à Donald Trump.

Murphy sort d'une de ses poches extérieures, la page arrachée du journal qui date déjà de deux jours. Dans la vaste offre de propositions en tous genres de logements plus ou moins douteux, une l'intéresse en particulier. Le coup de fil avec le propriétaire du site des mobile-home Camden's Paradise, un certain Elias Wellington, lui inspire confiance. Le loyer s'apparente à une somme dérisoire et, bien entendu, les conditions de vie équivalent à la hauteur du prix demandé : déplorables. Mais pour l'instant, ça lui tire une belle épine du pied.

Philadelphie se dresse à l'horizon, imposante. Mais Murphy va un peu plus loin vers l'est. Question sécurité, Camden, c'est le pire des endroits, la ville détient un long et triste palmarès en termes de délits, meurtres, et le reste de la liste s'allonge chaque jour un peu plus : racailles, drogues, combats de rues illégaux, trafics en tous genres et gangs de territoire.

Après plusieurs arrêts dans la ville, le bus s'engage par-dessus la Delaware River, par le Benjamin Franklin Bridge. Les averses ne semblent pas s'arrêter, mais elles n'entament en rien le panorama du jeu de lumières des immeubles de Philly. Certains gratte-ciel s'accrochent à l'épaisse couche nuageuse.

Mais le fleuve délimite aussi la frontière entre deux États, la Pennsylvanie se trouve désormais derrière le bus, et la bascule dans le New Jersey ne se qualifie pas à un plaisir visuel.

Ici, la misère humaine frappe l'œil de suite. Le long de l'Interstate 676, qui s'enfonce dans le cœur de cette ville, les clochards deviennent nombreux. Les gens passent à côté d'eux sans leurs prêter attention, le quotidien d'un tableau bien morbide et délétère. Le car diminue sa vitesse et Murphy prend son sac à dos. Le véhicule de transport public s'immobilise et le gaillard d'un mètre quatre-vingts se retrouve dans son nouvel environnement.

Il regarde les panneaux directionnels et s'engage vers le nord, le long du fleuve. Le site des mobile-home se trouve non loin de la bordure.

Un groupe de quatre blacks, de l'autre côté de la rue, se réchauffe autour d'un fût métallique. Les flammes délivrent une colonne de fumée qui s'échappe à quarante-cinq degrés. Un vent glacial accompagne la chute des températures, et la pluie vient de passer à l'état solide. D'épais flocons envahissent le ciel et un des types s'avance sur le trottoir opposé. L'homme réajuste son bonnet noir puis l'interpelle.

— Eh, Ghost, qu'est-ce que tu fous ici mec ?

Quelques rires idiots s'en suivent. Murphy détourne à peine le regard.

— T'es pas de la zone mon frère. Retourne dans ta vallée, punk ! s'exclame le zig en écartant les bras à l'horizontale. Moi, c'est Morgan si tu demandes !

— Laisse tomber mon pote, dit un autre après avoir allumé sa clope.

Cinq cents mètres plus loin, sur sa gauche, Camden's Paradise s'expose à lui en un panneau métallique fait maison. Des sortes de lettres ont été confectionnées avec des pièces de moteur, rajoutez à cela quelques soudures créatives, le tout sur une plaque rectangulaire soutenue par un tube. Sans conteste, l'ancien panneau parking a été coupé et enlevé.

Un homme sort de la maison à l'angle. L'afro-américain porte un t-shirt, des lunettes de soleil, une casquette BoyzIIMan, et une incroyable quantité de bijoux bling-bling finit le tableau.

— Hello, mon pote.

— Bonjour, je cherche le propriétaire du site.

— C'est moi, Élias Wellington. Et toi, c'est Murphy MacCoy, je présume.

— Exact, répond-il, suivi d'une bonne poignée de main.

— Ça te gêne pas qu'on se tutoie frère ?

— Pas du tout. T'as pas froid ?

— Of, pas vraiment, mais ça va cailler cette nuit. Après, la météo dit que la neige ne va pas tomber longtemps. Allons-y, suis moi.

Élias est presque aussi large que haut et sa démarche dénote une singularité pour le moins atypique. Cet adepte de musculation déambule avec les bras écartés du corps. Le type extrait d'une de ses poches de jogging un trousseau de clés. Il en sépare une et la donne à Murphy.

— Tiens, c'est pour ton carrosse. 

— Merci.

— Ne me remercie pas man, quand tu vas voir le truc, tu vas peut-être te raviser.

Sous les quatre réverbères dispatchés à distances régulière, Murphy compte, à la louche, une bonne trentaine de mobile-home. Il y en a de toutes les dimensions, disposés à l'équerre d'un accès principal, qui dessine une forme en T à l'intersection créée au fond. Ils atteignent la voie sans issue, les habitations, à première vue, montrent ici une dégradation plus significative que les autres.

— C'est celui-là, mon pote.

Murphy déverrouille la porte, mais n'arrive pas à l'ouvrir.

— Ah, elle est un peu capricieuse, mais ça fonctionne. Juste, exerce un grand coup sec.

L'ouverture se dévoile alors, dans un bruit révélateur de l'état de vétusté à craindre. Murphy esquisse un bref sourire, enlève son sac à dos et monte à l'intérieur. Élias lui emboîte le pas.

— Bon, comme je te l'avais dit, ça casse pas trois pattes à un canard, mais c'est un toit quoi, précise-t-il tout en secouant sa casquette dans l'entrée.

Le rouquin examine un peu les lieux et pose son sac sur le petit canapé, dont le blanc d'origine s'est terni. Une grande vitre centrale, juste à droite de l'entrée, au niveau de la flèche d'attelage, donne une vue directe sur le chemin d'accès. Non loin de là, une table rectangulaire, deux chaises. Juste après, la mini cuisine.

— Je t'ai remplacé la bouteille de gaz.

— Merci, c'est sympa.

La porte entrouverte dévoile la chambre, plutôt spacieuse, complétée d'une armoire.

— Je t'ai mis quelques couvertures et une grosse couette, comme toujours. C'est cadeau de la maison.

— Merci beaucoup. Ça ira très bien, Elias. Je suis preneur.

— Parfait. Tu verras, y a des gens de toute origine ici, et de toute classe sociale, frère. Y a bien entendu des cons, c'est la loi de ce monde, que veux-tu ?

— Je comprends.

— Moi, ce que j'aime dans mon métier, c'est le côté psychologique, tu vois. On se rend compte que la vie peut basculer d'un instant à l'autre, qu'on soit riche, blanc, black, y a même un ancien flic ici. C'est pour te dire.

Murphy relève les sourcils, étonné. Élias lui indique le premier mobile-home à droite, après l'intersection en T où ils se trouvent.

— C'est là qu'il crèche. Il débloque du ciboulot parfois, mais bon, il possède un grand cœur. Tout le monde doit vivre avec un passé douloureux, j'évite de poser des questions. Mais certains se confessent parfois, moi, je suis juste une oreille attentive, et c'est ce qui me plaît dans mon job, précise-t-il une fois hors de l'habitation.

— Ça semble diminuer d'intensité, on dirait, les prévisions étaient bonnes.

— Pour une fois. Espérons qu'il en soit de même lors de l'élection présidentielle. J'te dis pas le bordel ici si c'est Trump qui passe, il faudra s'attendre à de la casse.

— On verra bien. Y en a pas un plus intéressant que l'autre si tu veux mon avis. Obama était pas mal, il me semble.

— Ben, je suis bien sur la même longueur d'ondes que toi. Bon, une dernière formalité, le loyer, c'est à chaque fin de mois. Après, il existe des toilettes publiques un peu plus loin sur la gauche, dans la rue. Tu feras gaffe, y a de la racaille. Un grand conseil, achète-toi un flingue, c'est indispensable à Camden.

— Merci, j'avais bien ça en tête de toute manière.

— Une autre chose, avant que j'oublie. Pour le courant, il te faut un petit groupe électrogène. Si tu veux, je peux t'en dégoter un pas cher.

— Ça marche oui.

— Ok, je te ramène ça dès demain.

— Ça me va, merci, Elias.

Le propriétaire lui expose sa main fermée, Murphy l'imite et ils entrechoquent leurs poings.

— Ah, toi, je te kiffe grave, man. À plus.

— À plus.

Élias s'éloigne dans sa démarche si singulière. Murphy se ferme, emmène son sac à dos dans la chambre, puis étale le drap, les couvertures et la couette. Il programme l'alarme de son portable pour le lendemain. Même s'il n'est que deux heures de l'après-midi, il a juste envie de dormir.

Les yeux se ferment, le froid arpente les moindres recoins, et les images défilent à nouveau. La silhouette de son père, pendue dans l'atelier de la maison, et sa lettre d'adieu. Des mots, des phrases insensées, et surtout ce bout de papier déchiré, retrouvé caché dans une des chaussettes qu'il portait, à la morgue. Dessus, cette formulation :

« Ne crois pas ce que tu vois. »

Son cœur s'accélère, il sait que là aussi, la justice devra être faite. Son suicide n'en est pas un. Sa gorge se noue. Puis des larmes dévalent sur son visage, il les essuie et finit par tomber dans un sommeil profond.

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