5. L'espoir
— Tu vas porter plainte ! s'insurgea Émilie.
Je ne savais pas quoi répondre. Je sentais mes muscles faiblir, mais j'avais encore du mal à accepter que ce mélodrame était ma réalité.
— Je te traînerai au poste moi-même, s'acharna la blonde, en pétard. Il m'a bloqué en plus ce bâtard ! Oh putain, il va crever. Je vais le tuer de mes propres mains.
— Je... J'ai besoin d'espace. Je m'étouffe.
La terreur ankylosait mes genoux. Ça faisait un moment que je n'avais pas atteint un tel niveau d'anxiété. Mais ça faisait un moment que je n'avais pas eu l'impression de voir le monde se dérober sous mes pieds. Je frissonnais. Ma vie sociale et professionnelle étaient sur le point d'être foutues à jamais en l'air à cause de Ben. Je n'arrivais même pas à envisager toutes les retombées. Et si ça arrivait jusqu'à ma famille ? Mon père ? Son église ? Ginie ? Ses camarades de classe ? Ma mère, m'appellerait-elle enfin en dehors de Janvier et de Septembre ? J'avais la nausée.
Et il ne s'était écoulé que trois minutes environ.
Émilie guida mon enveloppe corporelle jusqu'au lit, puis disparut. C'était bizarre d'être entourée de murs ivoires sans mon papier peint jungle. Résultat du nettoyage pour se débarrasser des traces des sbires de Ben. On avait laissé ouverte la porte-fenêtre du balcon pour que la brise du soir dissipe l'odeur entêtante de mes parfums cassés. J'avais quand même l'impression de suffoquer. Ma meilleure amie revient avec un verre dont elle faillit renverser le contenu tant elle était absorbée par son écran.
Environ six minutes d'écoulées. Plus que cinquante-trois avant que l'enfer ne s'abatte sur moi.
Je refusai l'eau. Émilie posa le verre sur la table de chevet sans détacher son regard de son téléphone. Son expression se fit déterminée quelque temps après.
— Bien ! J'ai lu ce qu'il faut faire dans ce cas-là. J'ai déjà une capture d'écran de sa menace. Ensuite, il faut une preuve de toi qui déclare ne plus le vouloir en possession de tes photos. Si elles sont postées, on recommande de les signaler pour qu'elles soient enlevées par le site. Mais ce batard ne les a pas publiées. Il peut utiliser n'importe quel compte pour les partager. Et le temps qu'on le retrouve... S'il les envoie à la mauvaise personne... J'ai mal à la tête.
Elle me tendit son iPhone, en se massant le front du pouce et de l'index. Émilie ne pouvait pas mesurer la férocité de l'ouragan qui ravageait mes entrailles. Elle ne pouvait pas comprendre. Je me recroquevillai sur moi-même et remontai la couverture jusqu'à ma joue.
Combien de temps s'était écoulé ? Dix minutes ? Dans quarante-neuf autres qui recevra les photos ? Mon père ? L'une de ces filles qui m'enviaient ma relation avec Ben ? Mais qu'est-ce qui m'avait prise ?
Je ne pouvais pas le quitter. J'allais l'appeler, demander pardon et lui donner ce qu'il voulait. Je le connaissais. Il ne s'arrêterait pas avant. C'était tellement stupide de ma part de le provoquer ! Je n'étais pas de taille à me battre contre lui.
— Tu dois porter plainte ! milita Émilie. Il le faut ! Rappelle-le et enregistre la conversation comme preuve. Ce batard doit payer. Fais-le, s'il te plaît !
Elle ne comprenait pas. Elle comprenait que dalle. Je ne pouvais pas m'en sortir. Chacun ses fardeaux dans la vie. Benjamin, c'était le mien. L'étincelle de vie qui m'avait investie ces dernières semaines m'avait quittée. Je ne me sentais plus l'énergie de lutter. Je rassemblai mes dernières forces pour m'asseoir, les orteils crispés sur la moquette. La visage dans ma paume, je décidai, les épaules lourdes :
— Je vais l'appeler pour m'excuser.
— Pardon ? hoqueta ma meilleure amie. T'excuser ? Pas. Sous. Mes. Yeux. Tu ne reviendras pas sur ta décision de le quitter. Il ne changera pas. Et je refuse de le regarder te vider de ton essence vitale plus longtemps. C'est pour m'emmerder qu'il s'est d'abord intéressé à toi. Si tu savais comme je me sens mal...
Je croisai son regard injustement coupable. Cependant elle ne laissa pas ma bouche formuler l'objection de mes pensées.
— Parle-moi de ce Kwan ! s'écria-t-elle.
C'était la dernière requête à laquelle je m'attendais dans un moment pareil. Mes cillements éberlués en étaient la preuve. La mention du nom du Coréen m'avait certes déstabilisée. Mais je voyais clair dans son jeu. Elle voulait gagner du temps. Il m'en restait combien d'ailleurs ? Quarante minutes ?
— Parle-moi de lui ! s'obstina-t-elle à grand renfort de gestes. Tu m'as caché son existence comme un bien précieux. Il doit l'être, non ? Il est comment ? Il te traite bien ? Tu as maintenant la preuve qu'il y a la relation que tu mérites là-dehors ?
Je me pris la face entre mes paumes froides, exténuée par le poids des émotions toutes plus pesantes que les autres.
— Alexa ! força Émilie.
Je l'avais à peine senti se former, mais elle explosa d'un coup. Ma colère. Je bondis et la confrontai poings serrés, narines frémissantes.
— C'est pas ton cul qui risque d'être affichée partout, Émilie. Tu penses vraiment que je pourrais survivre à ça ? Tu crois que ça vaut la peine d'endurer cet enfer, puis de revenir à lui à genoux ? Parce que oui, je le ferai. Je n'aurai pas le choix ! gueulai-je en laissant tomber mes bras le long de mon corps. Je suis sa marionnette. Il est trop tard. Règle tes comptes avec lui ! Mais ne m'empêche pas de prendre l'unique décision qui risque de m'éviter un cauchemar.
Ses yeux n'étaient plus que deux fentes de venin vertes. Elle me trouvait lâche et pitoyable. Ça me brisait le cœur. Elle n'essayait même plus de se mettre à ma place. Elle en avait marre. Alors quoi ? Elle allait se mettre à me détester ? Elle allait m'abandonner ? On s'était déjà embrouillé par le passé, mais pas avec la menace d'un orage aussi violent crépitant dans l'air.
Elle ouvrit la bouche, mais la referma à cause de la sonnerie de mon téléphone par terre, près de la porte, où je l'avais laissé tout à l'heure.
Ça y était. C'était déjà le moment de ravaler tout ce que j'avais d'amour propre et de supplier Ben. Les paupières crispées, j'eus du mal à déglutir.
Mes vieilles pensées suicidaires refirent surface. Alors je me forçai à penser à un gâteau à la menthe et au chocolat en m'avançant vers mon destin fatidique. Il venait de sortir du four. Il sentait si bon. Je le goûterais en fermant les yeux d'extase et de fierté. Il serait parfait. Fondant, mais un petit peu trop cuit, comme je le préférais honteusement. Je prendrais une grosse part que je mangerais devant une épisode d'Empire que j'aurais déjà vu cent fois. Puis, j'en prendrais une autre, car dans ce monde parfait, Ben n'existerait pas et il n'y aurait personne pour me sortir que les grosses cuisses étaient vulgaires.
Je me baissai et répondis au numéro inconnu avec résignation. Il croyait quoi ? Que je ne décrocherais pas si je reconnaissais le sien ?
— J'avais peur que tu ignores mon numéro personnel parce que le moment n'est pas adapté.
Cet accent. Cette voix profonde aux intonations cultivées... Kwan. Mais comment ? Pourquoi ?
— J'ai reçu des photos...
Et merde ! Ben n'avait même pas attendu une heure. Qu'est-ce qui était plus cruel que de rajouter du poids sur les épaules de quelqu'un qui y avait déjà celui du monde ? Que dire ? Rien ne me venait à l'esprit. Et dans quel but d'ailleurs ? Je n'avais plus d'énergie pour quoi que soit à part mourir. Pour la première fois, ce n'était pas une pensée dans un coin de ma tête. Juste mon seul souhait alors qu'une unique larme dégringolait ma joue.
Le Coréen ne s'offensa pas de mon silence. Au contraire, son ton s'adoucît comme pour me communiquer son soutien... ou de l'espoir.
— Je sais que ce n'était pas toi. Et je peux régler ça.
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