Partie 4

Je ne comprends pas pourquoi mes photos n'ont jamais été achetées ou publiées. Je ne me vante pas, mais j'en ai réalisé de très bonnes. En tout cas aussi bonnes que celles qui ont été publiées au détriment des miennes. Alors d'accord, je suis une femme et les femmes ici n'ont pas beaucoup de pouvoir, mais des femmes ont tout de même déjà été publiées, alors je ne pense pas que ce soit la véritable cause. Il doit y avoir une autre raison. J'ai beau y réfléchir, retourner le problème dans tous les sens, mais je ne trouve aucune explication. Alors je décide d'aller trouver les réponses moi-même. Afin d'obtenir des informations, je me rends à « l'Indian Express », le journal qui vient de refuser ma candidature. J'ai de la chance car le siège se trouve à Chennai.

Je monte à l'arrière de l'auto rickshaw de mon père puis il démarre. L'auto s'engage sur la route, nous dépassons une vache ainsi qu'un homme qui tire une charrette. Quand nous dépassons la bête, elle tourne sa lourde tête vers nous et je ne peux m'empêcher de penser à Nandi. Je dis rapidement une prière.

La rue dans laquelle nous passons est bordée de grands centres commerciaux climatisés. Devant les grands centres, de plus petits commerces typiques s'y dressent. Des bâtiments de toutes sortes grimpent en direction du ciel, ce qui donne un contraste étonnant. Des affiches sont placardées partout, contre les murs, sur les vitres des magasins, sur des poteaux. Je ne sais pas ce qu'elles vendent ou quel but elles ont, mais elles communiquent leurs informations partout. Lorsque nos véhicules sont arrêtés à cause de la surcharge de trafic, des vendeurs ambulants en profitent pour essayer de nous vendre n'importe quoi. Certaines fois ils sont en possession de jouets, d'autres fois de fleurs [9].

Lorsque notre auto s'arrête à un feu, des odeurs de nourriture mélangées aux odeurs de pollution montent jusqu'à mes narines. Ma vue se brouille : tellement de voitures, de motos, d'autos rickshaws sont entassées au même endroit... la pollution s'amasse au-dessus de ma tête, telle de la fumée. La pollution m'empêche de respirer correctement et c'est une sensation à laquelle je ne pourrai jamais m'habituer.

Notre auto redémarre enfin et s'engage dans une rue un peu moins occupée. Je peux à nouveau sentir de l'oxygène. Dans cette rue-ci, je peux apercevoir des familles amassées dans de petits coins sombres et j'ai l'intuition qu'ils habitent là. Des poubelles sont laissées à l'abandon non loin d'elles. Il y a également des hommes de tous âges qui se baladent dans les rues en dhotis ou en jeans et certains sont même habillés de vêtements luxueux. Toutes les castes se confrontent dans cette rue et c'est que je trouve magique. Plus loin dans la rue, des maisons de toutes les couleurs se succèdent. Il y en a des bleues, des roses, des jaunes, des vertes... Devant certaines, des signes sont dessinés en poudre de couleur et ces dessins-là les protègent du mal, de la misère. Ma mère en dessinait devant chez nous lorsque j'étais encore petite. Je me souviens que j'adorais l'aider et mon préféré était celui de la paix car c'était le seul que j'étais capable de dessiner.

Après plusieurs dizaines de minutes, mon père s'arrête à la bonne adresse. Je sors de l'auto sans oublier de le remercier, puis me dirige vers l'accueil de « l'Indian Express ». Dès le moment où je passe la porte du bâtiment, je sens une vague d'air froid, trop froid, m'envahir. Je peste contre la climatisation avant de m'approcher d'une secrétaire vêtue d'un sari jaune.

- Bonjour, puis-je voir le responsable photographe ?

- Avez-vous un rendez-vous ? me demande-t-elle.

- Non, je n'en ai pas mais j'aimerais bien m'entretenir avec lui au sujet de ma récente candidature.

- Je vais voir ce que je peux faire. Votre nom ?

- Sneeha Rahman.

Elle prend le téléphone puis compose un numéro. J'essaie d'écouter sa conversation, mais c'est peine perdue. Après quelques minutes qui me paraissent une éternité, elle me tend un badge visiteur et me précise que c'est au troisième étage. Arrivée au troisième étage, un homme m'attend. Je peux voir son nom sur son insigne. C'est la personne que je cherche.

- Bonjour, mon nom est Sneeha Rahman. Il y a quelque temps, vous avez refusé ma candidature. Dans votre lettre, il était écrit que je ne correspondais pas aux critères recherchés et j'avoue que je n'en comprends pas le sens.

- Bonjour. Oui, c'est moi qui ai rejeté votre demande d'emploi. Effectivement, vous ne correspondiez pas à nos critères. Mais je dois quand même vous avouer que vos photographies étaient excellentes.

- Alors comment puis-je ne pas correspondre aux critères si mes clichés sont excellents ? Vous recherchez de bonnes photographies, non ? Alors où est le problème ?

- Je ne sais pas comment vous expliquer : vous n'avez pas la situation que nous recherchons, m'avoue-t-il. Certaines fois être un bon photographe ne suffit pas.

- La situation ? je demande interloquée.

- Oui, vous n'êtes pas mariée et vous êtes déjà d'un certain âge... La plupart des femmes de vingt-deux ans sont déjà mariées.

- ... c'est donc cela le problème ?

- Oui. Nous ne pouvons pas employer des femmes non mariées. Cela ternirait notre image et c'est tout sauf ce que nous recherchons. Sneeha, vous êtes très douée, cela ne fait aucun doute... mais vous n'avez pas une seule chance de réussir, ce n'est pas comme ça que ça fonctionne ici. Je suis d'accord pour dire que ce sont de vieilles mœurs, mais je ne peux pas changer la culture du jour au lendemain, essaie-t-il de se justifier.

- Je ne pensais pas que les gens issus d'une caste aisée voient encore les femmes de cette façon. Même venant d'une caste plus pauvre, on a réussi à m'enseigner que les femmes, comme les hommes, peuvent exercer le métier de leur choix. Vous l'avez dit vous-même, j'ai un certain niveau. Alors pourquoi cela ne suffit-il donc pas ? Dans tous les autres pays, les gens se font engager pour leurs mérites et non pas parce qu'ils ont une situation familiale dans la norme. J'aime ma culture, mais je ne peux pas accepter cet aspect-là.

- Écoutez, je ne dis pas que je ne suis pas d'accord avec vous. Je dois penser à l'avenir de ce journal, vous engager pourrait nous affaiblir et je ne peux pas en prendre le risque. Nous ne pouvons rien y faire, c'est comme ça et j'ai bien peur que ça continue de cette façon encore longtemps, continue-t-il.

- J'ai les compétences nécessaires, et oui je suis une femme. Suis-je donc censée abandonner mon rêve sous prétexte que je ne suis pas mariée ?

- Ce n'est pas ce que j'ai dit, mais je pense que cela ne sert plus à grand-chose de débattre sur ce sujet. Je vous souhaite une bonne journée Sneeha.

Il me tourne le dos et s'éloigne sans se retourner. Tout s'illumine. Le problème, ce ne sont pas mes capacités mais le fait que je ne sois pas mariée. Voilà la véritable raison de tous ces refus et cela me met sur les nerfs. Au moins, je sais à présent que ce n'est pas que je manque de talent. Mais quel karma... Je me suis battue toute ma vie pour mon rêve et cela n'a pas été facile. Maintenant que j'ai passé beaucoup d'épreuves, on me dit que ce ne sera pas le cas pour celle-ci... Même dans le cas où j'accepterais que l'on m'organise un mariage arrangé, mon père se ruinerait à me payer ma dot [10]. Si, un jour, je rencontre la bonne personne, j'aurai probablement envie de me marier. Mais à quoi bon sinon... Je ne peux rien faire, mon père a déjà tant sacrifié pour moi. Je ne peux pas lui demander de payer ma dot et un mariage juste afin d'obtenir un job. C'est à ce moment précis que j'aurais besoin de l'aide de Ganesh. Je me demande vraiment qu'est-ce qu'il peut bien attendre de moi.

La seule chose qu'il me reste à faire c'est de prier. Prier apporte toujours une solution. C'est pourquoi je rappelle mon père pour qu'il m'amène au temple de Kapaleeshwarar. Lorsque je rentre du temple, des affiches sont placardées sur les murs. Je me souviens de déjà les avoir vues auparavant, mais je n'y avais jamais réellement porté attention. Je m'approche, c'est une affiche de propagande concernant la manifestation d'un parti. C'est bientôt les élections, c'est le moment où les manifestations ont le plus d'impact. Ne pouvant pas manquer cette occasion, je décide de m'y rendre. Je prends rapidement mon appareil photo et me dirige à pied à la manifestation.

Des centaines de personnes se déversent dans les rues, les gens se poussent, les saris des femmes traînent sur la route sale. Les ordures qui s'y trouvent se font renverser, sans parler des enfants qui se font écraser dans la foule. Certaines personnes, surtout des hommes, portent des panneaux. Les habitants de Chennai tentent de montrer leur mécontentement par rapport à la politique actuelle du Tamil Nadu. Autant les voitures que les motos ne peuvent plus passer dans la rue. La circulation est bloquée et les gens crient de plus en plus.

J'essaie de m'écarter un peu de la foule pour tenter de repérer des expressions sur les visages contrariés afin de saisir des images choc. J'aperçois une femme, avec son bébé accroché à sa poitrine, qui brandit une pancarte. J'attrape mon appareil et capture ce moment. Non loin de cette femme, un vieil homme appuyé sur un grand bâton joint sa voix aux exclamations des autres personnes. Je le prends également en photo.

Je décide d'avancer dans la foule. L'effet de foule finit par s'emparer de ma personne et je sens l'euphorie monter en moi. L'envie de manifester me prend également, mais une mission plus importante m'attend : prendre des photos pour que la manifestation puisse prendre plus d'ampleur. Je ne connais même pas la cause qui est défendue par cette manifestation, mais je veux aider les gens à se faire entendre. Je capture les visages enragés, les pieds qui piétinent le sol, les cheveux des femmes emmêlés. Pensant au refus de « l'Indian Express » et au fait que je ne trouverai probablement pas de travail dans la photographie, je redouble d'efforts dans le but de prendre de suffisamment bonnes photos pour que ces gens puissent témoigner. Au moins que mon travail puisse servir à quelque chose. Je passe le reste de la journée à suivre la colonne de manifestants, à me joindre à eux, à recueillir les témoignages des habitants et à les observer.

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[9] Les fleurs sont très utilisées comme offrande envers les Divinités.

[10] Cadeau que doit donner la famille de la mariée à celle du mari (sous forme de bijoux ou d'argent).

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