Lila :

- Excellent travail, agent 002. Je parlerai de votre rigueur au professeur Haltman.

- Aucun problème. La Roumanie est un très beau pays.

- L'agent 008 est-il rentré avec vous ?

La phrase que je m'apprêtai à dire resta en suspens.

- C'est-à-dire ? Je n'ai pas..

- Je voulais dire rentrer avec vous en avion. En France.

Je hochai la tête énergiquement, les joues cramoisies sous mon masque bleu nuit.

- Oui, oui. Il est parti du QG dès notre arrivée.

- Bien, vous pouvez disposer.

Je soupirai en reculant d'un pas, l'esprit préoccupé. La femme en face de moi releva la tête et observa chacun de mes mouvements. Un léger pli apparut entre ses sourcils.

- Agent 002, avez-vous un problème ?

Ses cheveux devenus gris par l'écoulement de la vie glissèrent le long de ses épaules quand elle se pencha vers moi.

- Non, bien sûr que non, madame.

Elle tendit la main vers moi et, dans un léger clic, détacha l'attache de mon masque.

- Lila, qu'est-ce qui te préoccupe ?

Je fis la moue quelques secondes puis m'affala sur le canapé derrière moi.

- Je ne sais pas, les études, l'agence, ma vie.

- Tu es excellente en cours, pourtant, me chuchota t-elle d'une voix douce.

Son visage aux traits fatigués s'illumina d'un sourire. Celui qu'elle réservait à moi, sa fille. Sa fille adoptive. Celle qu'elle avait prise sous son aile quand Matthew s'était retrouvé en taule.

- Joanna.. j'ai peur. Non, je n'ai pas peur. Je suis terrifiée.

- Pourquoi donc, ma colombe ?

- Aucune idée. C'est un véritable bordel là-dedans, expliquai-je en pointant du doigt ma tête et mon diaphragme. J'excelle en cours car je bosse comme une dingue mais si je veux continuer à travailler à l'ADL, je dois consacrer tout mon temps à l'agence. Je ne sais pas quoi choisir entre les études et ici. Choisir entre la réussite ou ma maison.

Elle s'assit à mes côtés. Son regard était couvant, comme un cocon. Elle attrapa ma tête et, très lentement, déposa ma tête sur ses genoux. Mes cheveux roux étaient étalés comme des tentacules sur le sofa noir et les mains de Joanna les parcouraient.

- Lila. Ne t'impose pas deux choix qui te feront reculer. Choisis ce que tu aimes faire, ce que tu veux faire. Tu as plusieurs choix, certains n'en ont pas.

Le visage de 008 me traversai alors l'esprit. Génial, manquait plus que l'abruti.

- Et puis lui là. 008, pourquoi je me retrouve toujours avec lui ? Il est arrogant, incapable de faire quoi que ce soit seul..

- Vous avez beaucoup plus de points en commun que tu ne pourrais le croire, ma colombe. Il a été recueilli par l'ADL comme toi. Lui aussi est sûrement perdu avec les choix qu'il devrait faire. 

Tu ne veux pas savoir comment je me suis retrouvé ici. Cette phrase. Elle m'avait titillée. Elle avait ouvert un gouffre sans fin dans ma curiosité.

- Que lui est-il arrivé ? Soufflai-je.

- Je n'ai pas le droit de te le dire. Tu voudrai que son mentor à lui lui dise tout ton passé ?

- Beurk, non.

- Et puis, ça ne peut être que le destin si vous vous retrouvez toujours sur les mêmes missions.

- Ce n'est pas le destin, c'est le karma, Joanna. Un très mauvais karma.

Je lâchai un soupir bruyant et agacé. Elle laissa un léger rire s'échapper de sa bouche.

- Bon, j'ai un devoir à rendre en géopolitique. Il faut que j'aille bouger mon partenaire.

- J'ose espérer qu'il est aussi brillant que toi, ma chérie.

- Crois-moi, cela fait bien longtemps que je cherche quelqu'un qui sait qu'un nombre au carré peut être négatif.

Je me relevai en attrapant mon sac à main et ma perruque. Une fois enfilée, je laissai mes courts cheveux bruns chatouiller mon cou. Puis je sortais de l'ADL, direction problèmes.

                   *

Il était là, sur ce foutu banc. À parler avec Nate, mon voisin de classe. Il portait un jean large et une chemise d'un vert de jade. Ses cheveux bruns étaient ramenés à l'arrière de sa tête et quelques mèches folles voletaient à chaque coup de vent. Je m'avançai vers eux d'un pas déterminé. Une fois la discussion terminée, je me dirigeai vers mon prochain cours, furieuse. Il avait ce don de me rendre folle. Dans tout les sens de ce foutu terme. À peine étais-je assise que Nate s'affalait sur la chaise à mes côtés. J'avais totalement zappé que nous avions le même cours et étions à côté juste après. Je l'ignorai en sortant un bloc-notes et quelques stylos. Il posa sa joue sur le dos de sa main en m'observant.

- Tu veux ma photo, Larron ? Soufflai-je, me sentant mal à l'aise alors qu'il continuait de me fixer.

- En fait, j'aimerais que tu m'expliques l'exo de physique. Pitié.

Je l'observai et eus un petit sourire.

- Et ?

- Oui, je t'achèterai un bubble tea, je te le jure.

- C'est parfait qu'on soit sur la même longueur d'ondes.

Je me penchai sur sa feuille griffonnée de dizaines d'hypothèses. Je coinçai un stylo derrière mon oreille en réfléchissant. Son souffle rebondissait sur ma joue alors que je commençai à marmonner quelques formules. Sa proximité soudaine me fit arquer un sourcil.

- Mec ?

- Oui, Lila ?

- Décale-toi de minimum dix centimètres si tu ne veux pas que je t'enfonce ce bic dans le nez.

Il recula sa chaise à l'autre bout de la table avec un déglutis.

- Eh bien, toujours autant de caractère.

Je levai les yeux au ciel en écrivant rapidement quelque chose sur sa feuille puis je laissai échapper un lourd bâillement qui laissa couler une petite larme au coin de mon oeil.

- Tu sembles crevée, me fit remarquer Nate.

- Sans blague. Je bosse, figure-toi.

- Pourquoi vous avez tous cette réponse ?

- Car on est à la fac ?

- 1-0 pour la furie.

Je continuai d'écrire en me remuant les méninges.

- Vous êtes vraiment des gamins à m'appeler « la furie ».

- C'est à dire qu'en début d'année.. t'étais plutôt du genre..

Je frissonnai à plusieurs flashbacks de mes premières semaines à la fac.

- Et toi, alors ? La coupe au bol ne te manque pas ?

- Cállate.

Je relevai la tête vers lui en lâchant mon stylo.

- Qu'est-ce que tu viens de dire ?

- La ferme en espagnol, c'est Lucas qui me l'a appris. Pourquoi ?

- C'est pas tes affaires.

008. Du calme, c'était sûrement très courant dans le jargon espagnol. Après tout, les insultes étaient les bases d'une langue.

- La petite Lila Johansson serait-elle..

- Fini.

Je glissai la feuille devant ses yeux et la sonnerie retentit à cet instant précis.

- Bubble tea avec sirop mangue et booba fruit de la passion, c'est une tuerie. Sois là dans une heure à la bibliothèque.

Et avant qu'il n'ait pu dire quoi que ce soit de plus, j'attrapai les anses de mon sac et me dirigeai d'un pas rapide vers la bibliothèque. Je savais que Nate avait encore un cours et qu'il ne pouvais pas me rejoindre plus tôt, alors je m'installai dans un coin reculé en attendant, entre les livres de criminologie et les Harlequin. Intéressante combinaison. Je posai mon sac sur la chaise à mes côtés et sortis mon ordinateur portable. 17h. J'avais une heure d'attente, et encore, seulement s'il arrivait à l'heure, ce que je doutais de tout mon être. Je baillai à nouveau. La nuit dernière n'avait pas été de tout repos, je m'étais réveillée en sursaut d'un cauchemar. Pas d'un cauchemar qui relatait d'un certain traumatisme ou évènement choquant.. juste le dernier Conjuring. Je caressai du bout des doigts la laine de l'écharpe bouffie verte que Joanna m'avait tricoté pour mes 15 ans. Elle était tellement moelleuse. L'envie de piquer un somme était violente et difficile à réprimer. Je me secouai plusieurs fois pour espérer garder un oeil ouvert dans cette atmosphère dénuée de bruits, où l'odeur caractéristique de tout ces livres me berçait, et contre cette écharpe qui sentait le parfum du shampooing à l'avocat que j'utilisais. Et puis, mes yeux se fermèrent, tout simplement. Ils ne se rouvrirent que quand cette main se posa sur ma joue et chamboula tout.