1 - Désillusion.


[Notes du docteur Cauvin – 2 août : sujet Condor de retour de séjour long à l'étranger. Mission réussie. Mental : non affecté. État général : OK.]

– Sabine –

Posée sur une chaise dont l'assise en bois est une offense aux postérieurs, je patiente depuis dix minutes dans l'entrée des bureaux de l'escadron. Le mobilier de l'accueil n'a rien de cossu, la décoration non plus. Ici, priment le sobre et le solide. Bienvenue dans le luxe douillet des régiments de l'armée de terre. Même la plante dans son gros pot en métal est conforme, c'est un cactus à longues épines. En guise de musique d'attente résonne le martèlement d'une semelle de rangers – la mienne – qui tambourine sur le sol dans un tempo à la hauteur de mon excitation : frénétique.

Soudain, à travers la vitre du bureau du sous-officier de permanence, apparaît la tête de ce dernier. Il m'offre un regard féroce, menace implicite d'une corvée à venir si je ne cesse pas ce raffut tout de suite. Message reçu. Un sourire contrit en réponse, mon pied s'immobilise.

Être fébrile lorsqu'on patiente devant la porte du commandant est un sentiment habituel, mais teinté de stress plus que de joie, comme c'est mon cas aujourd'hui. Aucune remontée de bretelles au programme, cette convocation a pour but de prendre connaissance de l'ordre de mutation arrivé ce matin même. Le mien, celui que j'attends de pied ferme depuis quelques mois.

Après cinq années passées dans ce régiment de l'est de la France – ma première affectation après la formation à l'école des sous-officiers –, j'ai demandé à partir dans le Sud-Ouest. Parce que la Franche-Comté, c'est beau, très vert, avec beaucoup de reliefs, mais ça pèle. La neige et la boue pendant les manœuvres, ça va bien un peu. Il est temps de découvrir une région aux températures plus douces.

Je ne parle même pas de ma peau à la blancheur spectrale, sujet de moqueries des collègues. D'après eux, tout camouflage est inutile en ce qui me concerne, puisque je suis ton sur ton sur le manteau neigeux. Le froid conserve, disent-ils. Il est certain qu'il n'en sera pas de même pour mes lèvres gercées. J'ai bien dû écouler une palette entière de bâtons de baume depuis mon arrivée.

Donc, à l'ordre du jour, ma mutation au soleil qui ne fait aucun doute, car j'ai scrupuleusement situé tous mes vœux dans le Sud-Ouest. Je ne fais même pas la difficile, m'envoyer n'importe où dans cette région que j'apprécie me comblera.

Le sous-officier tape contre la vitre, je bondis sur mes pieds. D'un signe de tête, il donne le top départ, je m'exécute avec entrain pour frapper à la porte du commandant. Il aboie son autorisation, je pénètre dans son bureau dans un état qui frise l'euphorie.

Le salut effectué, me voici face à lui, un grand sourire sur le visage dans l'attente de la bonne nouvelle. Pendant que je bous d'impatience, il s'empare religieusement du papier magique devant lui pour annoncer mon affectation. À la fin de sa phrase, une massue s'abat sur ma tête. Abasourdie, quelques secondes me sont nécessaires afin que je reprenne mes esprits.

— Paris ? je couine.

— C'est ça. Vous êtes affectée au ministère de la Défense.

La situation l'amuse. Je lui ferais bien ravaler son rictus, mais les quatre barrettes de commandant clignotent presque sur sa poitrine. Très dissuasives. Pour protester, je me contente de bougonner.

— Mais depuis quand Paris se trouve dans le Sud-Ouest ?

— Si vous leur demandez poliment, peut-être accepteront-ils de déplacer le ministère pour votre unique plaisir.

N'étant pas réputé pour son humour potache, il faut être sur ses gardes quand il ironise. En conséquence, mes lèvres restent scellées jusqu'à ce qu'il reprenne la parole.

— Vous êtes en début de carrière, il ne fallait pas vous attendre à obtenir une affectation dans une région sollicitée. De plus, je vous rappelle qu'être au service des plus hauts gradés de notre armée est un honneur, dit-il pour me remettre sèchement à ma place.

Voilà le tacle.

Ses fonctions n'incluent pas d'offrir son réconfort ni son épaule pour que je chouine dessus, alors il me congédie de son bureau d'un ordre durement claqué :

— Prenez votre feuille et allez gémir ailleurs. Rompez !

Avec précipitation, je m'empare de la feuille puis je salue avant de tourner les talons. Une fois dehors, je lis le papier une dizaine de fois avec l'espoir fou que la ligne terrible s'efface pour laisser apparaître une nouvelle destination. Mais rien à faire, c'est un aller simple pour Paris. Misère !

Comme l'a si bien ordonné le commandant, il me faut une épaule bienveillante, celle de Coralie. Dans ce régiment, nous sommes un peu plus de mille militaires, dont sept femmes. Jeune sous-officier comme moi, Coralie en fait partie.

Elle est affectée à l'escadron de transport chargé de l'entretien des véhicules. Pour la rejoindre, il faut traverser toute la caserne, je le fais d'un pas rapide pour m'engouffrer dans son atelier. Une paire de jambes au sol dépasse d'un poids lourd, je m'approche pour lui raconter mon drame. À la fin de ma tirade, sa voix résonne sous la caisse.

— Ils te renvoient chez toi, c'était à prévoir. Je t'avais dit que tu prenais des risques en misant tout sur le Sud-Ouest.

— Après cinq années ici, je pensais qu'ils seraient compréhensifs, je rouspète en m'adossant au capot.

— Tu parles. Tu es célibataire en début de carrière. Niveau de priorité, ça te place dans le tréfonds des listes. Sachant que ça ne doit pas se bousculer pour les demandes sur Paris, tes choix trop restrictifs t'ont transformée en candidate idéale.

Pourquoi ne l'ai-je pas écoutée lorsqu'elle m'a conseillé de mettre au moins un vœu dans le Nord ? Parce que je suis une bécasse qui maintenant s'en mange les plumes. Tempêter n'est pas toléré, mais donner un coup de pied dans une clef à molette, ça, je peux et je le fais.

— Mais zut à la fin ! Je me suis engagée pour voir du pays et on me renvoie chez moi !

— Mes outils ne t'ont rien fait, s'esclaffe-t-elle. Sabine, les dés sont jetés, alors autant l'accepter.

Elle a raison. La déception est immense, mais la décision irrévocable.

Le reste de la journée n'arrange pas mon moral. Mes collègues sont de très mauvais soutiens. À l'annonce de ma destination, ils grimacent au lieu de m'aider à positiver. Aucun ne souhaiterait ma place, ce qui est compréhensible puisque je n'en veux pas non plus.

Pour un jeune militaire, Paris ne vend pas du rêve, c'est même tout l'inverse. On passe de la vie en régiment à un travail de bureau, le rythme allant avec. Ici, les activités sont diverses, avec les entraînements au tir, au combat, les marches, les courses d'orientation et les séances de sport quotidiennes. La cohésion est encore plus importante entre célibataires, car nous vivons en casernement. Nous nous retrouvons le soir pour manger ensemble au mess ou sortir en ville. À Paris, je retourne vivre chez mes parents puisque, en ayant de la famille sur place, je ne peux même pas prétendre à une chambre pour personnel célibataire.

J'adore mes parents, mais je suis devenue militaire pour le métier et le mode de vie. Après cinq années à vraiment aimer cela, voici le retour à la case départ, avec un travail de fonctionnaire en prime. Je n'ai rien contre eux, bien entendu, mais moi, je ne souhaite pas cette vie pépère.

Le soir, au mess, tous mes collègues et mes amis font la tête, Coralie qui perd sa seule copine encore plus. Pour Éric, mon adorable sex-friend, maréchal des logis comme Coralie et moi, c'est carrément une humeur d'enterrement. Ce qui est presque de circonstance puisque mon départ entraîne le décès de notre relation.

Éric et moi nous entendons très bien, c'est un ami génial et un bon amant. Sauf que nous savions dès le départ que nous serions séparés par nos prochaines mutations et que nous n'avions pas envie d'en souffrir le moment venu. Il nous a donc semblé plus sage de ne pas tomber amoureux, ou, à défaut, de faire au moins semblant de ne pas l'être.

— Je m'étais dit que j'essaierais de te suivre, mais le ministère... là, ce n'est pas possible. Devenir commando moquette, je ne veux pas, râle-t-il.

— N'ayant pas envie d'y aller moi-même, je ne suis pas égoïste au point de te demander de m'y rejoindre.

Mon beau brun boude toute la soirée, mais il affiche à nouveau un sourire au moment de passer au lit. Ma nouvelle prise de poste est dans un mois, alors autant en profiter au maximum. Mignon comme il l'est, il retrouvera une gentille fille et il le mérite sincèrement.

Seules deux personnes se réjouissent de mon retour sur la capitale, mes parents envahissants. Leur unique bébé qui rentre au bercail, vous imaginez bien.

*

Le dernier mois passe à une vitesse hallucinante. Je ne suis pas encore remise de la bombe qu'arrive déjà le jour où mon père vient me chercher en voiture afin de charger toutes mes affaires. Il est moins démonstratif que ma mère – elle est hors norme –, mais aujourd'hui, il ne fait aucun effort pour dissimuler sa joie. En conséquence, le chargement de mes sacs se fait dans une ambiance étrange. En deux tons. D'un côté, il y a mon père survolté qui court presque dans les couloirs pour m'emmener au plus vite. De l'autre, Coralie et Éric qui traînent les pieds, le moral plombé.

La journée d'hier a été chargée. Elle a débuté par un tour complet du régiment pour les adieux, puis mon départ a été célébré au cours d'un pot organisé par mon escadron. Pour finir, une soirée festive en petit comité, qui s'est conclue par une cuite mémorable, origine d'un mal de tête lancinant ce matin. Raison pour laquelle j'apprécierais beaucoup que mon père fasse preuve de moins d'allégresse. Le son de ses pas résonne autant dans mon crâne que dans le couloir.

Quand tout est entassé dans la voiture, il me laisse à peine le temps de dire au revoir à mes amis. Il est déjà au volant avec le moteur en route.

— Ce n'est pas plus mal qu'il te presse, ça évitera des effusions, souffle Éric avant de m'embrasser.

— On ne se perd pas de vue. Hein ? répète Coralie depuis hier.

Émue, je leur renouvelle ma promesse de rester en contact, et c'est le départ.

Autant dire que, pendant le trajet vers Paris, les deux passagers dégagent des sentiments contraires. Mon père sifflote gaiement quand je rumine des pensées moroses. Mon moral ne remonte pas vraiment quand je retrouve ma chambre de jeune fille. C'est la grosse lose.

Les sacs posés, avant même de les déballer, je m'attelle au décrochage des posters d'un autre âge. Je les conservais par humour pour les quelques nuits passées ici, mais toute drôlerie disparaît si c'est pour y habiter.

Pour ajouter à mon humeur, ma mère et moi lavons, repassons et rangeons dans une malle tout mon paquetage de combat. Adieu motifs camouflage, bonjour gris « Terre de France ». J'adopte désormais la tenue de sortie – de rigueur au ministère de la Défense –, veste croisée, chemise, cravate, jupe ou pantalon et chaussures à talon. C'est beaucoup plus féminin, certes, mais je préfère de loin le treillis, plus confortable. La tenue de sortie féminine comprend bien un pantalon, mais si la plupart ne portent que la jupe, c'est qu'il y a une bonne raison. Elle est simple : il est monstrueusement moche.

Le lundi matin, c'est donc chargée d'un sac contenant mes tenues que je me rends au ministère. En tant que Parisienne, je sais où il se situe et connais sa façade, mais bien entendu, je n'ai aucune idée de ce qui se trouve derrière. Comme on peut s'y attendre, ce monument historique n'ouvre pas ses portes lors des journées du patrimoine.

J'imagine une fourmilière agitée, c'est confirmé dès la descente du métro à la station Solférino. Telle une barque au milieu d'une rivière agitée, je dérive sur le courant créé par une foule dont beaucoup de spécimens ont la même destination que moi. Nous avons beau être en civil, un militaire reconnaît ses pairs. Avec encore plus de facilité pour les hommes aux cheveux coupés courts et nets, ainsi que leur posture droite et fière.

Une fois sortis de terre, nous sommes accueillis par la tour de l'horloge située sur un angle du ministère. Aussi imposante soit-elle, personne ne lève la tête pour vérifier l'horaire affiché, un militaire est toujours à l'heure. Le quart d'heure militaire n'est pas une légende, il est un réflexe.

Je suis la seule à admirer la haute tour carrée, qui en jette. Au moins, l'environnement est agréable. Le septième arrondissement est un quartier bourgeois qui respire le luxe. Il faut dire que nous sommes entourés d'ambassades, de ministères, de l'Assemblée nationale et de galeries d'art. Tous les bâtiments sont anciens, beaux et propres. La Seine se trouve à une centaine de mètres avec le musée d'Orsay. De l'autre côté, il y a les Invalides, ou encore la place de la Concorde, puis le Louvre. Pour moi qui aime marcher, c'est un excellent emplacement.

Après avoir longé le trottoir sur une trentaine de mètres, me voici arrivée devant une immense double porte en fer noir et doré, close. Pendant que j'observe les options possibles, la file de personnes s'engouffre par un accès ouvert juste à côté. Je me lance. Il faut montrer patte blanche, ça se comprend. Des tourniquets pour filtrer et des gendarmes à la mine réjouie – mode sarcastique – pour inspecter les sacs et les mallettes. Serions-nous tous ici contraints et forcés ?

Ne possédant pas de badge, je cherche un bureau d'accueil. Ça ne prend que quelques secondes, pendant lesquelles je suis immobile au milieu du passage, suffisantes pour m'attirer le courroux d'une horde d'impatients.

Très vite, les sans-gêne me bousculent en marmonnant des amabilités. Tout n'est pas compréhensible, mais quelques mots ressortent comme : pas dégourdie, mollasse ou demeurée. C'est charmant.

Avant que je ne sois lynchée, apparaît un gendarme sur ma droite qui me fait signe d'approcher. Comme il m'a l'air bien plus sympathique, je le rejoins sans tarder.

— Bonjour, mademoiselle. Vous venez pour un rendez-vous ? questionne le gendarme au faciès de gentil papi.

— En fait, non. C'est mon premier jour. Je suis affectée à l'état-major de l'armée de terre.

— Alors bienvenue parmi nous, dit-il en m'accueillant avec un grand sourire. Entrez ici et dirigez-vous vers l'un des guichets afin de percevoir votre badge. Il doit déjà être prêt si vous me dites la vérité.

— Mais oui ! je m'offusque.

— Je vous taquine, mademoiselle. J'ai bien vu que vous aviez l'air impressionnée dans ce hall, mais vous allez vite vous habituer. Vous semblez vraiment perdue, je ne vais pas vous abandonner.

Derrière une vitre, un autre gendarme s'enquiert de mon identité.

Se présenter est tout un art. On se met au garde-à-vous – bien droit, menton levé, mains plaquées contre les cuisses –, on débite d'une voix forte son grade, son nom puis son poste. Pour ça, je suis bien rodée, alors c'est parti !

— Maréchal des logis Chantelle ! Affectée à l'EMAT – TESAT !

Le gentil gendarme sursaute.

— Hey, du calme, s'esclaffe-t-il.

— Je confirme, s'amuse celui derrière le guichet. Il va falloir vous détendre un peu. Ici, vous n'êtes plus en régiment.

Il pianote sur un clavier en fixant son écran, puis récupère un badge dans une boîte, qu'il glisse sur le comptoir en me souhaitant une nouvelle fois la bienvenue.

Je l'attrape en le remerciant puis l'inspecte aussitôt. Quelle efficacité ! Il mentionne mon nom, mon grade, mon affectation et, bonheur suprême qui me fait grogner, il y a ma photo. Je ne sais pas comment ils l'ont récupérée, mais j'aurais apprécié qu'ils s'abstiennent. Elle a été prise lors de mon entrée à l'école des sous-officiers de Saint-Maixent, j'ai une tête de gamine. On croirait une carte de self d'un collège.

Le gendarme m'informe en riant que ce badge est temporaire. Il sera réimprimé avec une photo prise ici et renouvelé chaque année. Ensuite, il fait office de chaperon jusque devant le portique pour m'expliquer comment procéder. Rien de bien compliqué, on pose le badge sur la borne pour déverrouiller l'accès. Dans le même temps, il faut ouvrir son sac afin que le gendarme en vérifie le contenu.

C'est fou comme l'apparition d'une petite loupiote verte peut être rassurante quand des cerbères vous épient. Le gendarme désigne une porte sur la droite.

— Vous allez jusqu'au fond, vous entrez dans le dernier bureau à droite, c'est le quartier général. Ils vont se charger de vous.

En longeant le couloir, je croise autant de personnes en civil qu'en tenue, ce à quoi je ne suis pas habituée.

C'est une charmante chef qui m'accueille. Très sympathique, elle me fournit un plan en surlignant les endroits les plus importants. Elle appelle ensuite un jeune sergent chargé de mon intégration.

Lorsque mon référent se présente, je suis ravie de découvrir une jeune sergent. Elle se prénomme Sylvie et me fait une excellente impression. C'est une jolie brunette aux yeux bleus, souriante et drôle, une Bretonne dont le ministère est la première affectation. Non souhaitée, évidemment.

Son rôle est d'aider les nouveaux arrivants à prendre leurs marques. Elle accueille les sergents, ou maréchal des logis, comme moi, puisque c'est le même grade.

Pour cette première journée, nous ferons le tour des bureaux avec lesquels je serai en contact, et les endroits utiles comme le salon de coiffure, le cabinet médical, le vaguemestre – le service courrier... Elle a beau être optimiste, il me faudra plus de quelques jours pour me repérer, c'est immense. Derrière cette façade historique, je n'imaginais pas que se cachait un quartier entier. Il y a même des immeubles dans l'enceinte que l'on ne devine pas de l'extérieur.

Sylvie est charmante, gaie et rigolote, je l'adopte avec la certitude qu'elle deviendra ma meilleure copine ici.

À la fin de cette journée,je n'ai pas encore rencontré mes collègues, et supérieurs directs, ce sera pourdemain.

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