9 ~ Le maître de maison
— Héloïse, pouvez-vous me donner le sel, s'il vous plaît ?
La tête penchée sur mon assiette, je jetai un regard en biais à l'homme qui m'avait appelée. C'était le maître de maison et le père d'Elkass, le vénérable monsieur Dancy. Un gars plus grand et plus musclé que son fils —si c'était possible—, bâtit comme un golem. Son visage, d'yeux clairs et de cheveux bruns, semblait lui aussi sculpté dans la pierre. Hezzou —surnom que j'avais donné à la vieille domestique, parce que je trouvais ça trop drôle de lui donner un surnom vu son air pincé— m'avait priée de faire tout ce qu'il ordonnait. Bien entendu, je n'étais pas prête d'obéir.
Je ne réagis pas, j'avais décidé de ne plus répondre au nom d'"Héloïse". Nous étions quatre à table : Elkass, son père, ainsi qu'un autre gars avec un monocle, qu'Hezzou m'avait présenté comme étant son second. Tous mangeaient silencieusement, se tenaient droit, étaient bien élevés. Elkass fut le seul à s'agiter tandis le silence se prolongeait.
— Père, elle ne s'appelle plus Héloïse, elle...
Son père grogna —du moins j'interprétai le bruit fort qu'il produisit, malgré sa bouche fermée, comme étant un grognement.
— Ah oui ? Comment doit-on l'appeler dans ce cas ?
Je fronçai les sourcil. Il y avait quelque chose de clairement méprisant dans sa voix et cela me déplaisait. Elkass se dépêcha de répondre :
— Démé...
— Zede-a.
Disant cela, je passai une main pour ranger mes cheveux derrière mon oreille mutilée. Je fis un petit sourire à Elkass qui leva un sourcil d'étonnement. Sûre de moi, je défiai son père du regard.
Le maître de maison fit la grimace, puis posa ses couverts pour me regarder dans les yeux.
— Pardon ?
Sa manière exagérée d'articuler me donnait envie de le frapper. Il me prenait de haut, quel père hautain ! Décidément, je n'aimais pas les paternels, quels qu'ils soient.
— Je m'appelle Zede-a, répété-je le plus sérieusement possible.
La mine sceptique, il baissa les yeux sur mon cou puis fronça les sourcils. Je mis un instant à comprendre qu'il ne s'intéressait pas à ma peau tendre, mais à mon collier.
— Elkass, tu l'as activé ?
— Oui, père.
Je levai fièrement le menton.
— Je ne mens pas, affirmai-je, contente d'officialiser mon changement de nom. Mon maître m'a nommée Zede-a, alors je m'appelle Zede-a.
L'homme resta un instant pensif, puis il se mit à sourire. Quand il me dévisagea à nouveau, je crus voir un changement dans son regard. C'était une teinte qui me rappelait quelque chose de très désagréable, sans que je susse quoi. J'en eu des frissons.
— Eh bien, puis-je avoir le sel, Zede-a ?
J'attrapai lui tendis la salière.
— Bien entendu.
Il l'attrapa et s'en servit. Elkass soupira, sans doute rassuré par la résolution du conflit. De mon côté, je ramassai mes couverts pour poursuivre mon repas. Je ne pus tout de même pas empêcher mes mains de trembler.
Mes soupçons se confirmèrent après le repas. D'un air chaleureux, le père d'Elkass congédia son fils d'un geste de la main tandis que je dû aider Hezzou à débarrasser la table. Quand elle me chassa de la cuisine pour cause de mauvaise volonté —j'avais cassé une assiette avec un peu trop d'enthousiasme pour que cela semblât accidentel— les lumières de la maison étaient déjà éteintes. Je dû retourner à ma chambre toute seule, dans le noir (parce qu'il ne semblait pas avoir d'interrupteurs dans cette maison, du moins ne les avais-je pas apperçus). Ce ne fut pas un problème, ma vision de nuit semblait s'être améliorée durant les derniers mois, et j'avais retenu le chemin. Les ennuis survirent quand le père d'Elkass croisa ma route.
Je distinguait sa silhouette avant son sourire. Malheureusement, lorsque je remarquai sa présence, il était déjà trop près de moi.
— Zede-a, n'est-ce pas ? chuchota-t-il dans le noir.
Sa voix était rauque et empestait d'une odeur d'égouts. Quand il posa la main sur mon oreille mutilée, je compris instantanément ce qu'il voulait. Mes jambes manquèrent de céder. Les paupières closes, je sentis mes bras trembler. Impuissante, des chaînes passés aux poignets se rappelèrent à moi et des fantômes de mains répugnantes se posèrent sur mon corps, sans que je ne pusse rien faire.
— Mon f-fils a raison, tu es docile.
Mon cœur battait trop fort dans ma poitrine, je n'entendais plus ses paroles. Horrifiée, je sentis une main traîner sur ma hanche. L'autre glissa maladroitement sur mon visage, balaya mes cheveux et descendit jusqu'à mon décolleté. Muette, les yeux fixés sur un point perdu dans lointain, noyée dans les flots de cette obscurité sans fin, je ne pus bouger.
L'odeur me montait à la tête et me vrillait l'estomac. Les mains liées sur les cuisses, des chaînes me rattachant au sol, je restai aussi immobile qu'une statue. Mon esprit se concentra mécaniquement sur l'image détestable de mon père, sur le vide dans mon cœur. Ma respiration s'apaisa. Des secondes, des heures peut-être ? Un moment interminable.
— J'ai eu raison de prendre une f-fille, me chuchota-t-il à l'oreille.
Le retour de sa voix fut un déclencheur. Ses paroles étaient immondes, mais elles furent une lumière qui éclaira l'obscurité. Cette voix, je m'en souvenais, elle était exigeante et rassurante. Elle m'avait sortie de l'enfer. Et elle m'en sorti à nouveau.
— Pour faire la cuisine ? ironisai-je, trouvant la force de rompre mes chaînes.
Le sang revenait à mes membres, j'y voyais plus clair. Je chassai ses mains et me retirai pour établir la distance. Peut-être était-il répugnant, mais étrangement, sa voix me donnait de la force.
— Vous pensez à l'intendance ? poursuivis-je en m'autorisant un sourire. Quelle personne respectable vous faites !
Mon collier se déclencha, cela me permis d'apercevoir sa grimace contrariée dans la pénombre. Je remarquai aussi qu'avec sa bouche ouverte salivante, il avait des yeux ternes, dont les pupilles avaient presque mangé tout l'iris.
— Je passe tes insultes sur l'éponge, promit-il lorsque le noir revint. F-faisons un marché.
Je reculai de quelques pas, histoire de me protéger. Il réagit au quart de tour mais lorsqu'il tenta de me rattraper, il se prit un mur. D'après les bruits hésitants que j'entendais, il titubait. Peut-être avait-ce quelque-chose à voir avec l'odeur entêtante qui s'échappait de sa bouche ? Ses respirations étaient laborieuses, il négociait mal ses mouvements.
— Sauf votre respect, fis-je en m'éloignant dans la pénombre, je vais vous demander bien gentiment d'aller vous faire soigner.
Il grogna, d'un râle plus faible que celui de tout à l'heure. Je n'hésitai plus : il devait être saoul —assez saoul pour se prendre les murs de sa propre maison, qui plus est. Dans le noir, les sens embrouillés, je décidai qu'il ne représentait pas une grande menace. Le seul problème était qu'il obstruait le passage.
— Monsieur ? j'entendis alors appeler.
La voix était proche. Une lumière apparue dans mon champ de vision, une aura qui se dessinait à partir d'une source dans mon dos.
— Lucas ? bredouilla mon agresseur.
Il se dandina.
— Dans ta chambre, j'ai des af-ffaires à régler.
Lucas ? ce nom m'évoquait vaguement quelque chose. Je me retournai, clignai des yeux et me concentrai sur cette ombre qui se dessinait parmi les ombres. L'homme avait une lanterne et un monocle, plus un regard sévère.
— Si je puis me permettre, monsieur, cette jeune fille est la propriété de votre fils.
Eh bien, comme il y va. Cependant, c'était un argument valable. Ce mec essayait de m'aider, compris-je en avisant son air concentré.
— Si vous avez besoin de ce type d'attention, vous pouvez me demander, monsieur, insista-t-il.
Le maître de maison fit claquer sa langue contre son palais, de mauvais poil, mais finit par abandonner la partie. La tête dodelinante, il soupira et se laissa cueillir par son second, qui glissa un bras sous son ventre pour le rattraper. Lorsqu'ils repassèrent devant moi, je pus remarquer avec quelle difficulté il arrivait à marcher.
— Monsieur ne se porte pas bien, excusez-le, me souffla Lucas.
J'haussait un sourcil. Non, je ne comptais pas l'excuser. S'il n'allait pas bien, c'était dommage pour lui, mais cela ne justifiait rien. Le mal ne devait pas être une excuse pour boire, et encore moins pour commettre ce genre d'atrocités. On ne pouvait pas toucher une fille sans son consentement et être excusé, c'était un crime.
— Bonne nuit, répondis-je sèchement.
Le second soupira.
— Bonne nuit, mademoiselle.
Titubant, il entraîna la bête loin de moi. Lorsqu'ils disparurent, je m'aperçus que mes jambes n'avaient cessé de trembler. Je sentais les souvenirs se battre au fond de moi, pour réussir à franchir le brouillard et envahir mes pensées. Encore sous le choc, je ne sus comment je parvins à bouger pour monter les escaliers et gagner ma chambre. Comme dans un rêve, je fermai la porte derrière moi et m'y adossai. Ce fut à ce moment que mes forces m'abandonnèrent.
Je lâchai prise, tombai au sol et, sans comprendre tout à fait pourquoi, je fondis en sanglots.
— Bonne continuation, Héloïse.
Son regard dénué d'émotions.
— Bonne continuation...
Mes efforts pour ne pas pleurer.
— ... Héloïse.
Sa tête qui se détournait, son dos qui s'éloignait. Les ténèbres qui s'engouffraient autour de sa silhouette et m'envahissaient. Des mains autour de mon corps, des sourires, des regards lubriques qui me donnaient l'impression d'être une charogne. Des mains qui m'enlaçaient, m'étranglaient, la morsure des coups et de la haine qui m'enserraient la gorge.
— Bonne continuation, Héloïse.
Seule dans l'obscurité. Seule dans la douleur, seule, abandonnée. Face à des souvenirs, prise dans des vagues dont je n'émergerais jamais. Seule dans la nuit, seule à jamais. Qui pouvait m'aider ? Si même mon père m'avait abandonnée. M'avait abandonnée... Qui pouvait m'aider !
Je me réveillai en sursaut, la respiration haletante. Des larmes mouillaient mes joues et se répandirent sur mes mains lorsque je me frottai le visage.
J'avais mal, j'avais peur. D'une douleur et d'une peur incontrôlables, que seule la folie pouvait expliquer. Dans un élan de douleur, je m'attrapai les cheveux, les tirai en arrière et jurai, avec toute la haine du désespoir :
— Je vais te tuer !
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Héloïse, renommée Zede-a, rencontre son hôte et le père d'Elkass lors du dîner. Contrariée par cet homme aussi sévère que méprisant, elle a tôt fait de déclencher les hostilités. Que ce soit à propos de son prénom ou de son utilité, elle n'en manque pas une pour le défier.
C'est cependant la nuit que le véritable danger se révèle. Le maître de maison est en réalité un alcoolique, qui profite de l'obscurité pour s'approcher de la jeune fille. D'abord oppressée par le souvenir de ses cauchemars, Zede-a est ramenée à elle par la voix de son agresseur (qui est aussi celui qui l'a sortie de l'enfer). Elle se tire donc de la situation par un éclaire de lucidité. Le second du maître de maison vient de plus lui porter secours, retenant son maître et lui permettant de regagner sa chambre sans encombres.
Seule, Zede-a n'est pas tirée d'affaire. Elle replonge dans ses tourments et dans sa haine, dont elle est persuadée de ne pouvoir se sortir que par la vengeance.
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