7 ~ Je ne veux pas me battre contre toi

— Alors, comment te sens-tu ?

La voix de mon nouveau propriétaire, Elkass, avait pris un ton sérieux. Je compris qu'il voulait donner de l'importance à sa question.

— Ça va, bredouillai-je.

C'était bien la seule chose qui me venait à l'esprit, mais cela ne suffit pas à mon interlocuteur qui fronça les sourcils.

— Tu as mal à la tête ? insista-t-il.

Mal à la tête ? Je portai la main sur mon front et lui lançai un regard suspicieux.

— Non.

Il baissa le menton.

— Tu t'es remise des dernières semaines ?

Les dernières semaines ? Une impression de vide s'empara de moi tandis que je tâchai de m'en souvenir. La puanteur, le noir, des mains sur mon corps et les blessures. Était-ce à cela qu'il faisait allusion ? Non, je ne savais plus.

J'avais l'impression qu'un brouillard s'était immiscé dans mon esprit. Plus je tentais de me rappeler, plus mes souvenirs m'échappaient. Ils n'avaient pas disparus, ils pointaient à la surface, je les sentais s'agiter. Mais ils étaient lointains, très lointains.

Je n'aimais pas cette confusion, j'insistai. Dans un flash, la douleur s'empara soudain de mes poignets. Les chaînes se rappelèrent à moi, j'eus envie de pleurer. Un frisson traversa tout mon corps.

J'avais été enchaînée, je m'en souvenais. Je me rappelais de la douleur, je me rappelais de mes tremblements et de la honte. Lorsqu'un visage coiffé de cheveux blancs me revint en mémoire, que j'aperçu son sourire carnassier, je sentis tout d'un coup la terre s'ouvrir sous mes pieds.

— Hé, un problème ? s'inquiéta mon propriétaire.

Sa voix me rappela à moi-même. Aussitôt, les souvenirs reculèrent dans le brouillard. Je me mordis la lèvre, gardant la main posée sur mon front. Les images violentes me quittaient, j'étais en train d'oublier.

J'avais entendu dire que suite à un traumatisme profond, le cerveau pouvait supprimer de sa mémoire les évènements survenus pour se protéger. Mon cœur battit plus fort dans ma poitrine. Je me demandai ce qu'il m'étais réellement arrivé, ces dernières semaines.

Je soupirai, jetant un coup d'œil à mon propriétaire qui guettait chacune de mes réactions. Convaincue que je devais faire bonne figure, je pris sur moi et m'efforçai de retenir les tremblements de ma voix tandis que je répondis :

— Non non, ça va. Je me suis bien remise, tout va bien.

Le dire à voix haute me permit de m'en convaincre. 

— Tant mieux, approuva Elkass avec un hochement de tête.

Son sourire était rassurant. Je secouai la tête pour m'éclaircir les esprits, je ne devais pas être faible. Je me redressai sur le fauteuil, plaçai les coudes sur mes genoux et mon menton sur mes mains.

— C'est donc toi qui m'a acheté ? 

— C'est mon père, rectifia-t-il. Mais en effet, maintenant, tu m'appartiens.

Je soupirai.

— Alors je dois vraiment te servir ?

Il confirma d'un signe de tête.

— ... et te conseiller, te soutenir, t'épauler, t'aimer de tout mon cœur, te suivre partout comme ton ombre ?

J'espérai que le ton blasé que j'employais lui fît comprendre tout le bien que je pensais de ces obligations.

— C'est ça, approuva-t-il.

Devant sa mine encourageante, je ne pus m'empêcher de ricaner.

— Et tu penses que ça va se passer comme ça ?

Il serra les lèvres, hésitant.

— Peut-être pas dans l'immédiat, reconnu-t-il. À vrai dire, je ne sais pas si ce sera un jour le cas. Je ne veux rien t'imposer. Mais ce serait plus agréable pour nous deux si tu essayais de coopérer.

Essayer de coopérer ? Je cessai de rire et fronçai les sourcils, curieuse.

— Qu'est-ce que tu entends par coopérer ? Te lécher les bottes ?

— Non non, m'assura-t-il en secouant les mains. Juste accepter mes demandes, de temps en temps.

Je tiquai, m'interrogeant déjà sur le type de demandes qu'il voulait me soumettre. Bien entendu, il n'était pas question que j'en acceptasse la moindre.

Il plongea la main dans une poche, sous un pli de sa tunique.

— Par exemple, pour commencer, j'aimerais que tu portes ça.

Il sortit un écrin brun qu'il transporta avec précaution entre lui et moi. Lorsqu'il l'ouvrit, j'aperçus à l'intérieur un bijoux serti de cinq pierres précieuses. C'était un ras-du-cou en cuire sur lequel étaient disposés les petits éclats de bijoux blancs. Sans doute un collier de belle facture, j'aurais pu apprécier le cadeau s'il ne m'évoquait pas autant... un collier pour chien.

Retenant son souffle, mon nouveau propriétaire attendit ma réaction. Je ne pus lui offrir qu'un silence circonspect, puis levai les yeux vers lui pour m'assurer :

— Je rigolais, tu sais ? Je ne m'appelle pas Médor.

Je trouvais la plaisanterie de mauvais goût. 

Elkass me dévisagea un instant, confus, puis soupira en rabaissant les épaules.

— Ça veut dire que tu ne veux pas le mettre ?

— Carrément pas, confirmai-je.

Il fronça les sourcils, battant des mains. 

— C'est un détecteur de mensonges, expliqua-t-il. Tous les seconds doivent en avoir un.

Un détecteur de mensonge ? Je regardai l'objet d'un nouvel œil. Ils avaient donc ce genre de gadgets, par ici ? C'était pire que tout : j'adorais mentir.

— Tant pis pour eux ! Je ne ne veux pas être une seconde et je veux encore moins porter ton truc.

Son front se plissa de quelques petites rides.

— Si tu ne mets pas ça, tu ne vas pas pouvoir sortir, prévint-il.

J'haussai les sourcils.

— C'est une menace ?

— Non, c'est une loi : les seconds n'ont pas le droit de mentir.

Je fronçai le nez, trouvant l'obligation très discriminante.

— C'est parce qu'on est des humains ?

— C'est surtout parce que vous connaissez beaucoup d'informations confidentielles, et qu'il vous serait très facile de les manipuler.

Je me mordis la lèvre. Je ne voulais pas posséder d'informations confidentielles et je ne voulais pas qu'on m'empêche de mentir : je n'avais aucune envie d'être une seconde. Qu'ils me laissent tranquille !

— Tu peux te garder ton collier, grognai-je.

— Je crains que non.

Il attrapa le bijoux et le tira de son écrin.

— Tu ne veux vraiment pas le mettre ?

Je secouais la tête par la négative, me reculant sur mon fauteuil. Il commença à s'approcher, je fis mine de ne pas m'en inquiéter tout en renforçant ma garde.

— Tu ne viens pas de dire que tu ne voulais rien m'imposer ? provoquai-je.

Ma voix tremblait, tout comme ses mains.

— Si, mais il y a des choses que tu ne peux pas éviter.

Il continuait de s'approcher. Les muscles tendus, je tentais de le prévenir avant qu'il ne fusse trop tard :

— Si tu tentes quoique ce soit, je ne...

Le fauteuil bloquait ma fuite, aussi me retranchai-je sur l'attaque. Quand il finit sur moi, j'envoyai ma main pour le frapper. Peine perdu, il fut le plus rapide. Il attrapa mon avant bras et le serra fort, m'empêchant de me dégager.

— Lâche-moi ! Espèce de psycho...

Je m'interrompis, un flot de sensations déferlaient dans mon crâne. Je sentis la froideur d'un sol et la chaleur intense de mains sur ma peau, comme si j'étais retournée en arrière, dans une dimension dont je ne connaissais plus le nom. Le sang, la pisse, le froid, le noir, le silence et les rires. Son empreinte me brûlait, me causait une douleur insupportable.

Entre deux battements de paupières, j'aperçus le visage du plus terrible de mes démons. Celui que jamais aucun traumatisme ne pourrait me faire oublier : le visage de mon père. 

— Tu excuseras mes méthodes mais je... hé !

Une vague de fureur pure se déversa en moi. Je me débattis de plus belle, comme si ma vie en dépendait. Je ne réfléchissais plus, balançant jambes et bras libres à l'attaque de mon agresseur. Je n'entendais rien, le brouillard avait pris le dessus. J'étais revenue dans le passé.

Je ne me rendis compte que j'avais la bouche ouverte que lorsque je me mordis la lèvre, dans un mouvement brusque. La rage sifflait à mes oreilles, cela m'empêchait d'entendre à quel point je criais. Elkass, en revanche, restait tout à fait lucide. Il était costaud, mais j'étais trop enragée pour qu'il me retînt, et préféra abandonner avant qu'il ne me blessât. Tandis que son accroche glissait sur mon bras et s'approchait de mon poignet à vif, il retira sa main et s'éloigna de moi.

Son emprise disparue, ma folie s'évanouit. Aussi rapidement qu'elles étaient apparues, les terribles sensations quittèrent mon corps pour se dissiper dans le brouillard.

Je pris du temps pour revenir à moi. Callant ma respiration sur un rythme lent, je gardai le poing serré sur ma poitrine. Avec le souvenir de mon père, il y avait maintenant ces fantômes de douleurs qui me hantaient. Je compris que j'étais en équilibre précaire, que ce que j'avais vécu était assez pour me faire sombrer dans la folie si je m'en rappelais. Il fallait à tout pris que je garde mes souvenirs éloignés pour ne pas exploser.

Je ravalai ma salive, revenue au présent. Lorsque je levai la tête pour aviser mon agresseur, je lui lançai le plus noir des regards. Désolé, il baissa les yeux et se frotta la tête, son collier pendait tristement dans sa main.

— Excuse-moi, je devais essayer...

— Tu es un enfoiré.

Il s'était dépêché de me faire des promesses et les avait trahies aussitôt, il n'y avait pas pire comme première impression.

— Tu as raison, reconnut-il. Excuse-moi je ne pensais pas que ça allait te mettre dans cet état. Mais il faut vraiment que tu mettes ce collier !

Je manquai de m'étouffer. Comment pouvait-il insister après ce qu'il venait de se passer ? Son agression n'était-elle pas d'assez ?

— Qu'est-ce que je dois faire pour que tu le mettes ? implora-t-il.

— Vas te faire voir !

Mon regard furibond dû le décourager, il recula de quelques pas. Ses épaules s'affaissèrent. Peut-être n'était-ce que de la comédie, —auquel cas il jouait très bien—, mais j'avais l'impression que ma réaction lui suscitait beaucoup de peine. Je n'avais cependant pas de scrupules : je n'accepterais aucune nouvelle chaîne, et encore moins si l'on tentait de me la mettre par la force.

Penaud, Elkass partit s'asseoir sur le lit, à distance raisonnable de moi. Il abandonna le collier près de lui et passa la main dans ses cheveux en soupirant.

— Ecoute, je suis désolé pour la manière dont on t'a traitée avant de venir ici, mais... 

Ses excuses piquèrent mon attention, un autre souvenir pointait à la surface du brouillard.

— Tu sais ce qu'il m'est arrivé ? le coupai-je.

Il hésita puis acquiesça. Un sentiment de reconnaissance me revint en mémoire, aussi rassurant que la lumière du soleil.

— Et c'est toi qui m'a tiré de là ? compris-je.

Il acquiesça à nouveau. Ma colère désenfla. C'était plus fort que moi, inconsciemment, je ne voulais pas rester fâchée contre lui.

— Je ne te ferai pas de mal, insista-t-il. Même avec ce collier, tu seras aussi libre que possible. Il y a plein de moyens de le parer et je veux bien te les montrer. Je ne veux pas me battre contre toi.

Je lui jetai un coup d'œil méfiant, constatant qu'il avait l'air tout à fait sincère. Cela me surprise, je ne pensais pas qu'un mec qui venait de m'agresser pût promettre des choses pareilles. Cette fois, il disait la vérité, en étais-je convaincue. 

Le vide au fond de mon cœur appelait à l'aide et je savais que ce garçon m'avait déjà tendu la main, c'était sans doute pourquoi je voulus croire en lui.

— Je ne t'agresserai plus et je combattrai tous ceux qui voudront t'agresser, promit-il. C'est ça, un second. C'est donnant donnant : tu me sers et je prends soin de toi.

Je me sentis fébrile, malmenée par le doute. Je ne me souvenais plus de ce qu'il m'était arrivé et je ne savais pas ce que je devais penser de ce garçon. Il pouvait m'agresser et avoir des paroles adorables en l'espace de si peu de minutes.

— Je m'en fiche, soupirai-je. Je ne veux pas de tes embrouilles, je veux juste rentrer chez moi.

J'étais sincère : je voulais rentrer chez moi.

Je portai mes mains à mes yeux pour ramasser des larmes. Le jeune homme prit un air doux, il tenta de me comprendre.

— Bien-sûr, j'aurais dû m'en douter, compatit-il. Mais c'est possible, tu sais ? Si on se débrouille bien, un jour, je pourrai te ramener sur Terre. J'aime beaucoup la Terre, moi aussi. Ce ne sera pas pour longtemps, mais ça devrait suffire pour revoir ta famille.

Ses mots me touchèrent plus profondément que je ne l'aurais voulu. Ma famille ? Je n'avais plus de famille, j'avais tout perdu. Ce n'était pas par amour que je voulais retourner sur Terre, mais par vengeance.

Je levai les yeux vers mon interlocuteur, les mains tremblantes autour de mes joues. J'étais à cran, je ne savais pas comment considérer sa proposition. Il m'avait déjà trahit si rapidement, rien ne l'empêchait de recommencer. 

Je devais garder mes distances. Je me mordis la lèvre et allai lui assurer que sa proposition me suffisait, car je ne voulais pas m'étendre sur la question. Mais je me rendis compte qu'imperceptiblement, même du coin de l'œil, il ne me lâchait pas du regard. Son attitude concentrée me surprise. Je fronçais les sourcils, me rendant compte alors de l'étrangeté de sa proposition. Qui lui avait parlé de ma famille ?

Ce n'était peut-être qu'une réplique jetée au hasard pour m'amadouer, mais je ne pus m'empêcher de m'interroger sur ses intentions. En y réfléchissant, à sa place, je n'aurais jamais fait une telle proposition à une fille dans mon cas, qui avait sans doute une histoire familiale des plus compliquées. J'avais été vendu, il y avait fort à parier que j'avais des problèmes avec mes parents. Alors pourquoi avait-il parlé d'eux, et pourquoi attendait-il ma réponse avec autant d'attention ? Pourquoi se montrait-il tant à l'écoute alors qu'il y avait quelques instants, il n'avait pas hésité à m'agresser pour me mettre son stupide collier ? Quelle était sa stratégie ?

Ce n'était pas un imbécile, me répétai-je en me mordant la lèvre. Et même s'il venait de m'attaquer, ce n'était pas mon ennemi non plus. Il cherchait à savoir comment je réagissais. 

Je ne savais pas comment retourner sur Terre, et je ne savais pas non plus comment les humains étaient traités dans son monde. Sans doute avais-je subi les pires atrocités ces derniers jours —comme les blessures sur mon corps et mes brides de souvenirs en témoignaient. Peut-être serais-je aussi condamnée à l'obéissance et la captivité en acceptant de me confier ? Mais, inconsciemment, j'avais la certitude que ce garçon là ne me voulait pas de mal. Je décidai alors de lui en révéler un peu plus que de raisonnable, en supposant que c'était ce qu'il attendait :

— Tant que je peux tuer mon père, je prends.

Mon ton était assez sérieux pour qu'il soit assuré que je ne plaisantais pas. Comme je m'y attendais, il eut un sourire en coin et se félicita, les yeux pétillants :

— Eh bien ? On dirait que j'ai tiré le bon numéro.

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Conversation entre Héloïse et ce fameux jeune maître nommé Elkass. C'est donc son père qui l'a achetée, et c'est à lui qu'elle doit obéissance.

Elkass la rassure : il n'attend pas une immédiate loyauté. Il lui promet au contraire de jouer dans son camp et de la protéger, ne demandant en retour qu'un peu de coopération. Il commence par lui proposer de mettre un collier en cristaux, qu'il avoue être en réalité un détecteur de mensonges, car les seconds n'ont pas le droit de mentir dans son monde. 

Digne, Héloïse refuse. Ce n'est cependant pas au goût de son jeune maître qui tente de lui passer par la force. Le combat rappelle à la jeune fille ses souvenirs traumatisants qu'elle avait pourtant oubliés. Lorsqu'il s'en rend compte, Elkass met de suite fin à l'affrontement. Il se confond en excuses et lui jure de ne pas recommencer, tout en insistant sur l'importance de leur coopération. 

Héloïse lui en veut, mais se souvenant que c'est lui qui l'a sortie de l'enfer, elle accepte de considérer sa proposition. Il finit par parler de l'emmener sur Terre, un jour, car il se doute que sa famille lui manque. D'abord sur le point de balayer ses propos, Héloïse se met à évaluer les sous-entendus cachés de sa question. Ce garçon est intelligent, comprend-t-elle. Au risque de représailles, elle finit par lui avouer qu'elle veut tuer son père. Ce à quoi Elkass réagit avec un étrange enthousiasme.

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