6 ~ Comme un imbécile
Il y avait une horloge dans ma nouvelle chambre. Du type ancienne avec aiguilles, grande et dorée, où l'on voyait le mécanisme s'agiter. Cela me permettait de savoir que j'attendais depuis près de deux heures.
Non pas que je n'avais rien à faire pour m'occuper, bien au contraire, mais je commençai à trouver le temps long. J'étais impatiente de rencontrer mon nouveau propriétaire.
J'avais commencé par prendre une douche. Je m'étais rendue compte qu'on m'avait laissée dans la tenue de mes anciens propriétaires —la vieille robe devenue tachée et ensanglantée— aussi j'avais éprouvé le besoin de me laver le plus rapidement possible. Cela tombait bien, il y avait une salle de bain attenante à la chambre.
Je n'avais pas passé beaucoup de temps sous la douche, malgré un environnement très agréable et de l'eau chaude encore plus agréable. J'avais eu peur que mon propriétaire arrivât trop tôt —ce pour quoi je n'aurais finalement pas dû m'en faire.
Il m'avait aussi été difficile de me regarder en face, dans le miroir de la salle de bain. J'avais découvert que mon corps était couvert de blessures hideuses, dont je ne voulais pas entendre parler. J'avais l'impression que ce n'étaient pas les miennes, que c'étaient des marques qu'on m'avait laissées sur la peau comme les tatouages d'une vache, pour marquer une propriété. J'avais beau garder la tête haute, je n'en menais pas large. La plupart des cicatrices resteraient sans doute à vie sur mon corps, même si leurs souvenirs m'échappaient. Moins je me voyais nue, mieux je me portais.
Certaines blessures ne pouvaient cependant pas se soustraire aussi facilement à la vue. Ma joue était atteinte d'une cicatrice que je ne pouvais cacher, et j'avais réalisé qu'il me manquait un bout de mon oreille droite. En m'en rendant compte, je m'étais souvenue de murmurs terrifiant et de l'amusement d'un tortionnaire lorsqu'il me mangeait l'oreille. Je m'étais sentie fébrile, sans doute l'on avait dû me la couper car elle était trop abîmée pour être soignée.
J'étais certaine que mon intimité avait été bafouée, j'en avais un profond sentiment de honte. J'avais détaché mes cheveux pour me couvrir l'oreille puis, quand j'étais allée m'habiller, j'avais pris soin de choisir des tenues larges qui cacheraient mon corps.
Histoire d'assurer que je ne coopérerais pas, j'avais voulu m'habiller comme un clown. J'avais fouillé dans l'armoire qui couvrait tout un pan du mur de la chambre, face au lit, et m'étais débrouillée pour trouver les vêtements les moins assortis possibles. Les habitants de ce monde ne semblaient porter que des tissus clairs ou des pantalons fins, à mi-chemin entre des toges romaines et des tuniques moyenâgeuses. Ça n'avait pas été facile de trouver de quoi piquer les yeux parmis ces étoffes très neutres, mais j'étais finalement arrivée à un mélange de couleurs violettes et jaunes désagréable, qui m'avait satisfaite. J'avais ensuite entrepris de vider les placards pour chercher avec quoi jouer.
Je n'en avais pas tiré grand chose. À part le lit flottant, il n'y avait aucun gadget magique dans ma chambre. J'avais dû me contenter de lancer des chaussettes —si cela s'appelait "chaussettes" dans ce monde— en visant la poignée de la porte d'entrée et en espérant secrètement que mon nouveau propriétaire l'ouvrirait et se prendrait, par un malheureux coup du sort, l'un de mes projectiles.
Mais ce jeu avait un intérêt limité, et le mystérieux jeune maître mettait trop longtemps à arriver. Lasse, j'avais fini par m'allonger sur le lit flottant. Les pieds battants dans le vide, yeux levés vers le plafond, je m'occupai désormais à détailler les poutres du regard et profitai de la lumière qui se répandait dans la pièce, à travers la fenêtre dont j'avais tiré les rideaux et ouvert les battants. De ma chambre, j'avais vue sur une petite cours verte d'herbe et de buissons, entre les larges murs en pierre de la bâtisse. Je devais être en ville, des bruits de machines, de foule et d'animaux me parvenaient de par delà l'enceinte.
Silencieuse, je me laissai bercer par les remous du lit. Je mentirais si je disais ne pas vouloir rester allongée pour l'éternité, dans ce petit cocon de sons vivants et de chaleur printanière. Je n'avais même plus mal aux poignets, ce que j'avais vécu me semblait si lointain.
Cependant, dès que mes paupières se fermaient, le regard de mon père me revenait en mémoire. C'était le seul souvenir précis que je gardais des mois passés, mais ce n'était malheureusement pas le seul tourment que je subissais. Paupières closes, ce que j'avais enduré se rappelait à moi dans un brouillard flou, auquel se rajoutaient quelques éclats de lucidité douloureux. Des éclats de rires indistincts me revenaient en tête, une horrible puanteur m'emplissait les narines, mon corps ressentait l'empreinte de mains intrusives qui le parcouraient telles une colonie d'insectes, tandis que je me rappelais un sourire édenté entre deux mèches blanches... puis je ré-ouvrai les yeux, préférant me concentrer sur le chant des oiseaux. Même si rien n'était net, le sentiment de malaise me retournait l'estomac. Ce n'était pas bien grave, je savourai le calme même en gardant les yeux ouverts.
Des bruits de pas dans le couloir me tirèrent bientôt de mon sommeil. Je me relevai et me dépêchai de fermer les rideaux, puis pris position. Affalée sur un fauteuil, pieds posés bien en évidence sur la table basse et munitions de chaussettes chargées, j'attendis qu'on ouvre. Malheureusement, on toqua avant d'entrer, ce qui m'interdit de jouer la surprise en lançant un de mes projectiles.
— Ouais ? braillai-je, en me rendant compte qu'on attendait ma réponse.
Le visiteur ouvrit la porte avec quelques lenteurs. Je lui lançai un regard agacé, comme s'il m'ennuyait déjà, prenant tout de même bien soin de l'observer.
Il était ce qu'on pouvait appeler "baraqué", sentant la virilité à plein nez. Il possédait une silhouette d'athlète, ses épaules étaient développées et ses muscles saillaient le long de ses bras laissés nus par sa tunique. Je ne dinguais pas bien les traits de son visage dans le contre jour, car la lumière du couloir était maintenant plus forte de celle de la chambre, mais ne manquai pas le dessin de sa mâchoire saillante, ni la couleur claire de ses yeux qui captaient le peu de lumière de la pièce. Mis à part sa petite taille —il devait être moins grand que moi—, ce bonhomme dégageait une impressionnante aura de force.
C'était un beau gosse.
— Bonjour ? lança-t-il timidement.
Un beau gosse timide.
Je ravalai ma salive et détournai le regard, je l'avais fixé trop longtemps.
— Yo.
Il entra dans la pièce et ferma la porte derrière lui, puis la traversa en manquant de se prendre mon fauteuil sur son passage. Je surveillai ses mouvements du coin de l'œil, méfiante.
— Il fait sombre, tu n'as pas ouvert ?
— J'aime pas la lumière.
C'était trop tard, il venait d'ouvrir en grand les rideaux. Je me mordis les lèvres : je n'avais pas pris le temps de fermer la fenêtre dans la précipitation.
Le jeune homme eut un léger sourire entendu, puis se cala contre l'appui de fenêtre, ses cheveux courts teintés en blanc dansant sous les caresses de la brise.
— Si tu te pose la question, je m'occupe de la traduction.
Je ne me posai pas la question. Malgré-tout, cela m'intéressa.
— Excuse-moi de ne pas être passé plus tôt, je reviens des cours.
Je ne répondis pas.
— Tu t'es bien reposée ?
Je ne voulais lui accorder aucune parole, mais son regard insistant me dérangeait. Il semblait absolument vouloir m'entendre, je n'allai pas pouvoir me désister.
Ça craignait.
— Ouais, finis-je par dire en détournant les yeux.
— Tant mieux ! s'exclama-t-il en joignant ses mains. Je suis content que tu te sois réveillée. Hezza m'a dit que tu n'étais pas dans ton assiette, tout à l'heure. Heureusement que ça a l'air d'aller mieux !
— Ah. Elle s'appelle Hezza, la vieille ?
J'haussai un sourcil.
— Elle s'est fait des idées, ça va très bien.
Contrairement à ce que j'avais prévu, le jeune maître ricana. Cela me fâcha. Je faisais mon possible pour être désagréable et pourtant, il ne voulait pas se laisser offenser. C'était un adversaire d'un autre niveau.
— Eh oui, c'est son nom ! confirma-t-il. C'est notre domestique. C'est vrai qu'elle a tendance à exagérer les choses, mais c'est parce qu'elle est très attentionnée. Elle sera ravie de savoir que c'était un malentendu pour...
Je l'arrêtai avant qu'il ne s'imaginât que j'étais une bonne personne, et que sa bonne était juste gâteuse :
— Oh non non, elle a bien compris, je ne suis pas prête de me montrer coopérative !
Le jeune homme eut un regard inquiet. Je le défiai, un sourire provocateur dessiné sur les lèvres. Je voulais qu'il sache clairement à qui il avait affaire.
— ... que c'était un malentendu pour tes poignets, compléta-t-il en me pointant du doigt, comme si je n'avais rien dit.
Je m'immobilisai, mon air suffisant disparut. Je me mordis la lèvre et reculai dans mon fauteuil, cachant imperceptiblement mes mains derrière mon dos.
Mes poignets, elle s'en inquiétait ? Pourtant, elle ne m'avais clairement pas semblé prévenante, tout à l'heure. Se pouvait-il qu'elle ait pris mon intérêt à cœur malgré tout ? Je soupirai, comprenant l'idée : ce devait être normal qu'elle fasse attention à moi, comme j'étais leur propriété.
— Bon, donc... comment t'appelles-tu ?
Le jeune maître n'était pas très habile pour changer de sujet, mais j'admis que cela ne me dérangeait pas. J'étais prête à tout prendre si c'était pour détourner la conversation de mes blessures.
Je lui lançai un regard malicieux et répondis avec un sourire :
— Médore.
J'avais déjà préparé ma réponse, c'était le prénom qui me faisait le plus penser à un chien —étant donné que c'était visiblement comme ça que l'on me considérerait dans cette maison. Mon interlocuteur leva un sourcil, sceptique.
— Ça veut dire quoi chez vous, Médore ?
— Don du ciel.
Je ne pus m'empêcher de pouffer, ce fut ce qui dû me griller.
— Je crois que tu as beaucoup d'imagination, soupira-t-il. Mais ce n'est pas une mauvaise chose, j'aime bien ! Moi, je m'appelle Elkass.
— Elle casse quoi ?
— Elkass Dancy.
Je ris à nouveau. Il m'imita avec quelques secondes de retard, mal à l'aise. Il ne se laissa cependant pas dépasser, lâchant tandis que je me calmai :
— Au moins, tu as l'air de bonne humeur. Ça change d'hier !
Je m'arrêtai aussitôt de rire. Il redevint sérieux en avisant ma mine sinistre, cherchant à immiter mes réactions, comme le ferait un imbécile. Peut-être le fit seulement deux secondes trop tard, ce qui me fit comprendre qu'il était sensiblement plus intelligent qu'il ne voulait bien me le faire croire.
J'allai devoir me reconcentrer.
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Seule, Héloïse découvre sa chambre (description au début du chapitre). Elle va prendre une douche pour se laver de ses sensations désagréables, puis remarque que son corps est criblé de coupures. Elle a même perdu le haut de son oreille droite dans la bataille. Ce qui l'embête, c'est qu'elle n'arrive plus à se souvenir comment. Honteuse, elle s'empresse de cacher ces marques sous des tissus, qu'elle tente d'ailleurs de prendre les plus ridicules possible pour provoquer son nouveau maitre.
Elle fouille ensuite sa chambre, commence à jouer avec des affaires. Lasse, elle finit par s'allonger sur son lit, profitant des doux rayons de soleil et de l'air pur lui parvenant depuis la fenêtre qu'elle a ouverte. Pour mettre fin à son repos, le fameux jeune maitre frappe bientôt à la porte.
Ayant à cœur de se montrer la moins coopérative possible, Héloïse ne lui répond que par de brefs mots et piques. C'est sans compter l'extrême patience et la douceur du jeune homme qui lui fait face, nommé Elkass.
Malmené par les moqueries d'Héloïse qu'il ne comprend pas toutes, il ne cesse de lui offrir un visage rassurant et niais. Mais lorsqu'il devient évident qu'il feint l'idiotie, la jeune fille comprend qu'elle va devoir la jouer plus serré si elle ne veut pas lui laisser le contrôle.
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