3 ~ Allez vous faire foutre

Le premier des étrangers, le moins vieux, porta ses mains à ses tempes pour parler :

— Zayv Arasëë hizkan fwor essaie.

Au moins c'était clair : je n'avais aucune idée de ce qu'il venait de dire, mais celui-là ne venait pas de chez nous. Il eut un sourire satisfait avant de reprendre.

— Transition faite, je m'occuperai de la traduction pour la durée de l'échange. Nous nous présentons : Ayzen Vhonce et Joyorn Strance. Nous vous souhaitons le bonjour, Monsieur Vernay.

La traduction semblait fiable. L'étranger s'avança pour serrer la main de mon père, comme un homme d'affaire terrien. L'autre, celui aux cheveux grisonnants, fit un détour pour se rapprocher de moi. Il ne parlait pas, mais son comportement voulait tout dire. Je le surveillai du coin de l'œil et fus saisie de peur en comprenant qu'il ne comptait pas s'arrêter.

Je me sentis soudain vulnérable, prise d'une envie de fuir telle que je ne l'avais jamais ressentie. Avec son regard lubrique, j'avais l'impression d'avoir affaire au plus dangereux des prédateurs. Mon cœur battait, j'étais terrifiée à l'idée de ce qu'il pouvait me faire si jamais il posait la main sur moi. Comme un animal menacé, je m'apprêtai à partir en courant. Peut-être était-ce d'ailleurs la meilleur idée qu'il me fût venue à l'esprit de la journée.

Ce ne fut cependant pas le pervers qui m'atteignit en premier, mon père le devança et posa la main sur mon épaule. Ce n'était bien-sûr pas pour me défendre, plutôt pour me présenter à mes futurs tortionnaires. J'avais l'impression d'être une pièce de viande sur un marché, cela me donnait envie de vomir. Sa présence sembla cependant décourager l'homme aux cheveux blancs d'approcher, ce qui était toujours ça de gagné.

— Si vous le voulez bien, poursuivons nos négociations dans mon bureau, proposa mon vendeur.

Les deux hommes échangèrent un regard.

— Il en va de soit, approuva le traducteur.

Mon père me poussa pour que j'avance. J'eus bien envie de le planter là pour m'enfuir, ou au minimum refuser de coopérer et faire barrage. Mais je n'avais pas envie que ces hommes dussent m'emmener par la force, et bien que cela me dégoutasse, je n'avais jamais désobéi à mon père.

On m'emmena à l'intérieur par une porte de service, je ne vis rien de l'immeuble et fus enfermée seule dans une salle annexe. La pièce ne comportait rien d'autre qu'un bureau, les murs étaient gris et lisses, sans fenêtres. Le sol nu semblait avoir souvent été foulé durant les derniers jours. Je fronçai le nez et allai m'asseoir sur la table, les jambes croisées.

Résignée, je m'efforçais à ne pas trop penser à ma vente. Il était cependant difficile d'oublier le sentiment de vide qui m'habitait depuis la veille. J'avais l'impression d'être un frigo cassé, inutile et jeté. Je ne parvenais pas non plus à me défaire de la boule d'angoisse qui s'était nichée dans ma gorge et qui réenflait dès que le regard curieux de l'inconnu aux cheveux gris me revenait en mémoire.

Je comprenais que je n'étais qu'un bout de chaire sans défense et que j'allai bientôt lui appartenir. Lorsque qu'ils m'emmeneraient, ces étrangers pourraient disposer de moi à leur bon vouloir, me faire subir des tortures plus horribles les unes que les autres, sans que je ne puisse répondre par autre chose que par les poings. Je ne savais pas quelles étaient les règles des anges au sujet de la protection des esclaves, mais j'avais compris que dans n'importe quelle culture, lorsque quelque chose nous appartenait, on en faisait ce qu'on voulait.

Je me frottais les bras, les membres tremblants. Dans le silence, les battements de mon cœur me montaient à la tête. Ces étrangers, qu'allaient-ils me faire exactement ?

Le stress me rendait chèvre. Eux et mon père discutaient de ma vente dans une autre pièce tandis que j'étais là, à attendre le résultat. Ils étaient en train de jouer avec ma vie, avec mon corps, et cette situation d'impuissance me montait à la tête. À défaut d'être effrayée —parce que je n'avais pas pour habitude d'être effrayée— je tremblais de colère. J'en voulais à la terre entière, et je jurais de me battre jusqu'à mon dernier souffle. Je ne valais pas de l'argent, j'étais la seule propriétaire de mon être et s'il fallait que je me batte pour le défendre, je le ferai. Lorsque tout le monde nous abandonne, il ne nous reste plus qu'une chose à laquelle nous raccrocher : nous-même.

Mon téléphone ne captait pas. Curieusement, même en pleine ville, l'immeuble était complètement hors réseaux. La nouvelle me chagrina, bien qu'elle ne fusse pas tant surprenante. Ce devait être un lieu de séquestration très utilisé s'il servait dans les trafics, les tenanciers n'allaient pas prendre le risque que la marchandise les dénonçât. Rien que moi, avec un peu de réseau, même si cela aurait peut-être engagé une guerre mondiale, j'aurais appelé la police sans la moindre hésitation.

Je soupirai, résignée à mon sort. J'attendrais d'être sortie pour chercher de l'aide. Pour m'occuper, je me retranchai sur un jeu qui traînait dans la mémoire de mon téléphone. Sans parvenir à me concentrer, vaguant entre les application, j'avais commencé huit parties différentes lorsqu'on vint enfin me retrouver.

Le premier à entrer fut le moins vieux des deux inconnus, le traducteur, puis vint son terrifiant acolyte, pour finir par mon père. Ils me dévisagèrent tous les trois tandis que je me concentrai sur le premier —qui était de loin le moins effrayant. Il affronta mon regard et finit par froncer les sourcils.

— Elle a encore dix-sept ans, c'est bien ça ? demanda-t-il à l'adresse de mon père.

— En effet, comme je vous l'ai montré sur ses papiers. Elle en aura dix-huit dans deux mois. Cela devrait suffir à lui faire passer le péage, n'est-ce pas ?

L'homme hocha la tête.

— Vous ne nous avez pas menti sur la marchandise, mon cher Matthew, complimenta pour sa part son associé.

Sa voix était aiguë et cassée. Je sentis la chaleur me monter aux joues. Le cœur battant, je me tournai vers l'étranger aux cheveux blancs qui, comme je le redoutais, me regardait encore avec son sourire affamé. Je serrai le poing sur le rebord du bureau, sentant les battements de mon cœur s'accélérer.

— Ça vous dérangerait de mieux parler de moi quand je suis là ? trouvai-je utile de faire remarquer.

Le traducteur fronça davantage les sourcils, j'eus l'impression de le déranger. Cela me plu. Je comptais leur résister par tous les moyens, alors tant mieux si je commençais déjà à l'énerver.

L'autre pervers ne se laissa cependant pas décourager :

— Elle peut se déshabiller ?

Ma respiration se coupa. Me déshabiller ? Qu'est-ce qu'il racontait ? Scandalisée, je me tournai vers mon père, en attendant qu'il s'y opposât fermement. Il n'allait tout de même pas accepter ça ? Peine perdue, il préféra baisser le regard.

— C'est ce qui est prévu dans le contrat, approuva le traducteur.

Je me mordis la lèvre.

— Vous déconnez ? Non mais vous pouvez toujours rêver !

Je me levai de la table, croisant les bras autour de ma poitrine pour me donner un air menaçant. J'étais devenue plus indignée qu'apeurée dans ces conditions. Je dardai un regard de braise sur l'assistance, m'arrêtant tour à tour sur chacun des hommes pour leur faire ravaler leur horrible idée.

— Héloïse, déshabille-toi, finit par commander mon père, sans même m'adresser un coup d'œil.

Je pris une grande inspiration. Il allait de trahisons en trahisons aujourd'hui, lui,  songeai-je en bouillonnant de colère.

— Va te faire voir.

Ce fut l'insulte de trop : elle lui fit relever la tête. Je ravalai ma salive, serrant les poings pour retenir mes tremblements. Je n'avais jamais contredis mon père. Mais cet homme là n'était pas mon père, m'efforçai-je à me rappeler.

Je me mis à avancer d'un pas décidé.

— Je ne sais pas quel espèce de contrat vous avez passé entre vous, bande de cinglés. Mais moi, j'ai rien signé du tout ! Alors allez bien vous faire foutre.

Je m'arrêtai à trois mètres des hommes, dominée par la rage. Peu m'importait qu'ils eussent plus d'argent ou qu'ils fussent plus forts que moi, je résistai coûte que coûte. J'obtins ainsi gain de cause : le plus sage des trois —le traducteur— finit par céder. Il m'envoya un bout de tissu blanc délavé dans un profond soupire puis tourna la tête.

— Enfile directement ça, dans ce cas.

J'inspectai le vêtement et levai un sourcil. C'était une robe des plus sommaires, comme une combinaison d'esclave de l'antiquité.

— Vous êtes sûrs ? Ce vieux torchon ?

Pourtant, ma mère m'avait demandé de porter la plus belle de mes tenues ce matin, pour l'occasion. L'homme confirma d'un hochement de tête et je soupirai. Entre sa capitulation hâtive et l'organisation approximative de l'échange, ils ne me semblaient pas être des experts du commerce. Cela m'arrangeait : au moins aurais-je plus de chances de leur échapper.

— Si vous le dites, soupirai-je. J'espère qu'il ne fait pas trop froid, chez vous.

Je grommelai et reculai à l'autre bout de la pièce.

— Tournez-vous, lançai-je au passage.

Au bout de la troisième répétition, ils avaient tous les trois accepté et s'étaient exécutés. Je me changeai en me cachant derrière la table par précaution, gardant quelques minutes pour me reconcentrer avant de les rappeler.

La tête haute, une robe d'esclave passée sur le dos, j'avançais vers mon funeste destin. Vendue à ces hommes et livrée à moi-même, une boule de haine et de colère fambloyant dans le cœur. Envoyée dans un autre monde où je ne pourrais plus rien contrôler, mais sans la moindre intention de me laisser dominer.

En quittant la pièce à la suite des deux étrangers, je lançai un dernier regard noir à mon père. J'avais ma revanche à prendre, lui promis-je en silence. Peu importait où ils m'enverraient, je reviendrais sur Terre.

Et je me vengerai.


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Héloïse fait plus ample connaissance avec ses acheteurs : un homme d'une trentaine d'année et un autre, aux cheveux blancs, de plus de cinquante. Ils ne parlent pas sa langue mais l'un se débrouille pour traduire. La jeune fille comprend que son père a raison : ils ne viennent pas du même monde qu'elle.

Le cinquantenaire ne cache pas son attention pour la jeune fille, qui est prise de l'envie de fuir devant ses regards pervers. Cependant, impossible pour elle de s'échapper lorsqu'on l'enferme dans une salle sans réseau durant les négociations, ou qu'on vient la voir ensuite pour faire l'état des lieux.

Quand le pervers lui demande de se déshabiller (pour vérifier la marchandise) et que son père acquiesce, la trahissant encore une fois, Héloïse décide de refuser. Ses ravisseurs finissent pas céder et lui demande simplement de se changer, dans la plus simple des robes grises, telle une esclave, puis l'emmènent dans leur monde.

Le dernier souvenir qu'Héloïse gardera de son père est un regard désintéressé, auquel elle répond avec toute sa haine.

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