20 ~ Hestala, l'île sans pluie

Pour la première fois depuis mon arrivée, je ne pris pas de carrosse à la sortie de l'université. Je me rendis compte que n'avais jamais réellement foulé les rues d'Hestala, qui était pourtant ma nouvelle ville. Elkass m'avait toujours tenue à l'intérieur.

Même à pied, nous n'eûmes pas longue route à faire avant d'arriver aux boutiques : bien qu'elle possédât un terrain immense, entre la bâtisse et ses parcs, l'université se situait dans le centre ville. Nous ne prîmes donc pas de transport, ce qui me permit de découvrir plus en détail la vie des anges. En me baladant, j'apercevais de nouvelles démonstrations de magie à chaque foulée.

Derrière la vitre du carrosse, je m'étais déjà dit que cette ville sortait de l'ordinaire. Maintenant que j'en arpentais les rues, je me rendais compte que ma première impression était la bonne. Tout, depuis les pavés lumineux aux panneaux animées, était habité de magie. Si la technologie était presque absente de ce monde, les habitants compensaient par leurs pouvoirs hors du commun, si bien que leur ville jouissait d'un plus grand confort que celles sur Terre.

Ery et Wann avaient pris la tête du groupe. Ils se promenaient main dans la main, comme des amoureux. Je restais en retrait, avec pour compagnie les deux seconds succinctement présentés par Ery —et dont la présence ne me rassurait guère. Pour ne rien arranger, je ne pus utiliser le trajet pour en apprendre plus à leur sujet. D'un côté le garçon, Thomas, en plus d'être muet comme une pierre, lançait des regards noirs à quiconque voulait bien lui adresser la parole. De l'autre la jeune fille, Laure, brillait par sa timidité. Sa voix était faible comme un filet d'eau et elle semblait s'économiser le moindre mot en ne parlant que par de brèves réponses. Lorsque je m'aperçus qu'elle ne voulait pas me parler d'elle, j'abandonnai le sujet. Mais même lorsque je lui demandais des informations sur les objets magiques que j'apercevais dans la rue, c'était à peine si elle me donnait leurs noms. À force d'insister, j'arrivai tout de même à lui soutirer de sommaires explications :

— C'est normal que les pavés s'allument ?

Car s'ils n'étaient pas alignés, ils s'allumaient à chacun de nos pas, comme un tapis de lucioles.

— C'est pour que tout le monde soit détectable, même la famille invisibles.

J'aperçus encore un lampadaire bouger contre le trottoir. Tous ceux que j'avais vu jusqu'à présent se dandinaient à travers la rue comme s'ils avaient envie de pisser.

— Ils ne restent jamais en place, ceux-là ?

— Pour éviter qu'on les percute.

Cela semblait de la plus grande évidence.

— Les gouttes d'eau qui rampent au sol ?

— Pour le ménage.

J'hochai la tête, ne pouvant lâcher du regard ces grosses bulles qui rampaient au sol. Non seulement elles lavaient, mais elles aspiraient en plus les détritus qui passaient dans l'enceinte de leur corps. Il n'y avait pas de poubelles dans la rue, les déchets étaient jetés au sol et aussitôt avalés. J'imaginai combien ce genre de gadgets serait utile sur Terre. En bas, nous n'avions pas de bulle d'eau pour nettoyer le sol, ni de technologie capable de gober les ordures et de les faire disparaître dans l'espace temps. Nous avions juste des imbéciles qui jettaient leurs déchets au sol, toute ressemblance s'arrêtait là.

Nous arrivâmes bientôt au magasin de peluches. L'échoppe occupait un bâtiment aux murs couverts de plâtre jaune, avec des fleurs de différentes teintes de bleu peintes jusqu'en haut de la façade. Des jardinières pendaient aux fenêtres —comme pour la majorité des maisons du centre-ville—, des volets bleus entouraient les ouvertures et un store rose protégeait la vitrine du soleil tapant. Des éclats de lumière brillaient au milieu des pétales des fleurs peintes, comme de petits cristaux.

Tenant toujours Wann à la main, Ery me proposa d'entrer, ce que j'acceptai bien volontiers. À peine la porte passée, je dus arrêter de respirer tant la scène qui se dévoila devant mes yeux m'émerveilla. Je devais rêver !

La bâtisse s'ouvrait sur une grande tour centrale, à laquelle s'accrochaient deux galeries sur différents niveaux. Les allées bondées par les enfants et leurs parents serpentaient dans les profondeurs de la boutique tels les chemins d'une mine. Une comptine jouait depuis un coin de la pièce, se mêlait aux rires et dansait jusqu'au plafond, comme si les notes formaient une délicate brise qui s'envolait dans les hauteurs. 

Au sol, les étagères en bois débordaient de peluches toutes plus adorables les unes que les autres. Elles reluisaient, gonflaient, bougeaient, tournaient, comme habitées d'une vie propre. Des exemplaires se démontaient puis se remontaient seuls, d'autres parlaient, d'autre encore chantaient de la musique et dansaient. 

Dans les deux galeries attenantes, les enfants avaient la place d'essayer les produits. Ils lançaient les peluches en l'air pour les faire planer, conversaient avec, dansaient, répétaient leurs comptines et les attrapaient pour les câliner. Mis à part cette vision de pur bonheur, le plus impressionnant était sans nul doute qu'une bonne partie du stock résidait dans les hauteurs de la boutique.

Je ne pouvais compter tous les jouets qui tournaient en l'air, sur des mètres, jusqu'à toucher le plafond de deux étages, mais ils étaient assez nombreux pour masquer le motif de soleil dessiné contre la structure. Au sol laissé vide de la rotonde, des clients armés de crochets convoquaient des échelles flottantes pour aller chercher les oursons à toute altitude.

Je n'avais jamais cru au père Noël, mais je me dis soudain que que j'avais trouvé sa boutique. De toute ma vie, je n'avais jamais vu d'endroit aussi miraculeux.

Les deux acolytes d'Ery étant restés à l'extérieur et la jeune fille très occupée avec Wann, j'allai me balader seule entre les allées. La curiosité me guidait, je voulais tester chacun des jouets contenus dans cette boutique. Le bâtiment était monté sur plusieurs étages inégaux, les deux galeries se reliaient par des passerelles assez mal indiquées pour que cela ressemblât à un labyrinthe. Même avec le large puit où volaient les peluches comme point de repère, il était très aisé de se perdre dans le dédale d'escaliers. Je traînais dans un recoins occupé par une dizaine de peluches qui jouaient sur des balançoires lorsque Wann me retrouva. J'eus du mal à le reconnaître, avec son visage d'enfant et ses deux adorables oursons brun et rose qu'il serrait dans ses bras, content comme un gamin de huit ans, mais je me décidai à le suivre.

Je quittai la boutique à regrets, en me demandant lequel de nous deux était le plus enfantin. En revenant dans la rue et regardant une dernière fois la devanture, je notai que cela ferait une adresse à laquelle amener Elkass —si j'arrivais à le faire sortir de sa maison lugubre. Peut-être que s'il  venait ici, il m'achèterait une peluche ? Cette pensée me mit du baume au cœur.

Dans les rues, Wann nous arrêta encore devant une boutique de glaces —sans doute avait-il planifié le trajet à l'avance. Les créations du glacier étaient toutes plus alléchantes les unes que les autres, mais je n'avais rien pour payer. Mon estomac fut le premier à râler. Heureusement, Ery m'en fit crédit —me faisant bien promettre d'en parler à Elkass, trop heureuse qu'un ange eût une dette envers elle. Je commandai deux boules aux parfums inconnus et m'aperçus, en voyant le vendeur jouer de ses mains pour sculpter la glace dans une position incroyable, que leurs plats étaient encore bien différent de ceux que je connaissais sur Terre. Fort heureusement, le goût restait le même, si ce n'était une petite touche de magie et de soleil en plus.

Wann nous fit faire encore quelques détours —Ery le laissait aller où bon lui semblait— aussi nous mîmes plus de temps à gagner la maison de la sorcière. Cela m'arrangeait, j'en découvrais de plus en plus sur le monde des anges et ça me fascinait. Nos pas nous menèrent bientôt jusqu'au bord de la ville, devant l'aérodrome de l'île. 

Arrivée contre la balustrade, je n'en crus pas mes yeux. Ce fut seulement à ce moment que je réalisais que depuis près d'une semaine, je vivais dans le ciel.

Si les anges adoraient à ce point les objets volants, peut-être était ce parce que leur ville était elle-même suspendue en apesanteur ? Le vent sifflant à mes oreilles, je m'approchai du bord pour me tenir face au vide, trop fascinée par le spectacle qui s'offrait à moi.

Le paysage me fit l'effet d'un port, entre le bleu foncé de l'eau profonde et le blanc délavé de l'écume. Des tâches noirâtre d'essence et de déchets flottant à la surface, des reliefs dans le fond, entre les coques des bateaux à moteur et des radeaux accrochés aux quais.

Seulement, il fallait remplacer la couleur de l'eau dense par celle, plus claire et plus pure, du ciel bleu. Le blanc terne et mouillé de l'écume se substituait à celui, cotonneux et immaculé, d'une mer infinie de nuage. Les tâches de pollution se transformaient en de larges ombres sur la surface duveteuse, les déchets, en des machines volantes de toutes formes, s'amassant sous la coque des plus gros navires. Le fond rocailleux du port était joué par la Terre en contrebas, ses paysages verts et vallonnés évoquant des galets couverts d'algues, tandis que les routes et les villages des humains rappelaient la faune marine. Enfin, d'énormes engins flottaient dans le ciel à l'image de bateaux. Des aéronefs avec d'immenses ventres percés de fenêtres, volant par magie malgré leur poids incroyable. À bonne distance de l'île pour ne pas la heurter, de véritables navires voguaient dans l'infini bleuté, aux coques effilées pour fendre le ciel et aux figures de proues toutes plus sublimes les unes que les autres. En regardant de l'autre côté du quai, j'aperçus une foule s'amasser autour d'un bâtiment à l'allure d'une gare, d'où sortaient par moment des assemblages de wagonnets colorés propulsés vers le lointain.

Ce fut lorsque je suffoquai que je me rendis compte que je retenais ma respiration. C'était donc cela, l'île des anges ? songeais-je avec une admiration relevant presque de divin. Un véritable château construit dans les nuages ?

Je soupirai, sentant que l'air pur qui gonflait mes poumons provenait des grandes profondeurs du ciel. Il n'y résidait aucune trace d'essence ou de pollution, plutôt une agréable odeur de frais et de magie. J'avais devant les yeux le plus beau des paysages. Pour la première fois depuis mon arrivée, je me fis la réflexion que ce monde était peut-être plus agréable à vivre que celui de la Terre qui pointait, là, sous les nuages.

— Ça change de chez toi, pas vrai ?

Ery s'était rapprochée de moi. Elle passa les mains sur la rambarde et monta sur les barreaux, juste devant le vide.

— Ça n'a rien à voir, prononçai-je.

Ma voix était enrouée par l'émotion. Quelque part au fond de moi, je me dis que je vivais quelque chose d'incroyable. Je ne voulais pas que cela s'arrête.

Ery sourit de toutes ses dents.

— Rêve pas trop, m'avertit-elle. Plus on est haut, plus on tombe bas. Les hommes, ça doit rester les deux pieds sur Terre. 

Elle haussa les épaules, le regard amusé.

— Un jour, un ange te jettera pas dessus bord.

C'était sa façon de parler, toujours avec cette touche de défit et d'amusement qui pouvait se montrer effrayante au début. Elle déformait tout ce qui passait par sa bouche. 

Je baissai les yeux. La Terre était loin, en bas. Si elle avait raison, je tâchais de ne pas y penser

— Ce sera à qui attaque en premier. Mais en attendant, profite du paysage.

Elle se pencha par delà la rambarde. Le vent se prit dans le nuage de ses boucles brunes, son nez aussi brun que le chocolat pointa vers le lointain du soleil.

— Zede, bienvenue à Hestala, l'île sans pluie.

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