17 ~ Un second bénit
Même sur Terre, entrer en retard en cours ne m'était jamais arrivé. Pas que je fusse particulièrement sage, comme élève, mais je n'aimais pas sortir du lot. Entrer en classe accompagnée d'Alzès, c'était donc tout à fait ce que j'aurais aimé éviter.
Je me dépêchai de regagner ma place —Elkass en avait laissée une libre près de lui— et le l'autre ange en fit de même. Plus vite nous nous laissions, mieux nous nous portions. À peine le petit garçon —Wann— eut-il le temps de ma faire un signe de la main que nous étions déjà à deux coins opposés de la salle.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? me chuchota Elkass à l'oreille.
Je sursautai, encore occupée à fixer les dos des deux garçons. Je me tournai vers mon propriétaire et fronçai les sourcils, alternant entre le crayon plume laissé décapuchonné sur sa feuille griffonnée et le professeur au tableau, dispensant son cours compliqué entre trois schémas différents.
— T'inquiètes, suis, répondis-je en plaçant mon doigt sur ma bouche.
Avant qu'il n'eut le temps de répliquer, je plongeai la main dans son sac pour sortir mes affaires. Je ne tenais pas à occuper ses précieuses heures de cours avec mon histoire, tout le monde savait combien elles étaient importantes pour lui. Alzès n'allait pas me supprimer d'ici la fin de la leçon, alors cela pouvait bien attendre la pause.
Je cherchai à me concentrer, mais je ne compris rien non plus de ce cours ci. Encore une fois, le professeur semblait plus occupé à nous montrer tout ce qu'il savait de plus que nous qu'à réellement chercher à nous l'apprendre. Lorsque la sonnerie annonça la pause, je m'en tirai seulement avec quelques dessins gribouillés sur une feuille —sans doute des sors mystiques que je ne serais jamais capable de lancer— et des douleurs au cou à force de m'être trop retournée vers Alzès —par crainte d'une attaque surprise.
— Vous êtes tombés sur Alzès, finit par lancer Elkass tandis qu'il rangeait ses affaires.
Bien qu'il ne me regardât pas, j'acquiesçai d'un signe de tête. Autour, les élèves se levaient pour sortir prendre leur pause.
— Oui, et il a faillit électrocuter Arthuro, rajoutai-je. Mais ça, c'était après que lui et Kalion aient essayé de me cramer la tête, donc c'était mérité.
Elkass fronça davantage les sourcils. Je lui coupai l'opportunité de poser des questions en poursuivant :
— Après, il a demandé à Wann de me balancer des boules de feu dessus. Il m'a dit d'aller crever, aussi. Je t'avoue que j'ai trouvé ça moins cool.
Si je voulais faire sauter le crâne de mon propriétaire, c'était réussi. Ce ne fut qu'en avisant son air ahurit que je me rendis compte que je n'avais parlé avec la plus grande clarté.
— Attends, Kalion et Arthuro t'ont attaquée ? répéta-t-il en écarquillant les yeux. Wann aussi ?
J'haussai les épaules.
— Oui, entre autres. Mais avant j'ai une question :
Elkass soupira. Ce serait légitime qu'il refusât et de me demandât des informations supplémentaires, parce qu'il les méritait. Mais il préféra se taire, se frapper le front et hocher la tête, prêt à me répondre.
— Les seconds ne sont pas censé être des humains ?
— Si.
Je reformulai ma question :
— Et les êtres humains, ils ne sont pas censés ne pas pouvoir utiliser la magie ?
Le regard d'Elkass dévia. Je me demandai s'il tentait de dénouer les négations de ma phrase pour mieux la comprendre ou s'il cherchait simplement une réponse appropriée.
— Wann est un cas à part, finit-il par expliquer. Lui, c'est un ange. Alzès déteste tellement les humains qu'il ne veut même pas en avoir à son service.
Je fronçai les sourcils.
— C'est légal, ça, l'esclavage entre anges ?
— Ce n'est pas de l'esclavage...
Je l'interrompis d'un geste de la main. La partie "asservissement d'un ange par un ange" passait : j'avais cessé d'essayer de comprendre cette logique de domination, chez eux. Et puis s'il fallait comparer, c'était quelque chose de très courant chez les humains aussi. À mon avis, Alzès avait d'ailleurs fait le meilleur choix. Pratique d'avoir un serviteur capable de se battre pour lui ! Cependant...
— Arthuro, c'est un ange aussi ?
Elkass se mordit la lèvre.
— Non, lui, c'est un humain.
Un humain dont j'étais certaine qu'il était capable de magie, je voulus répliquer. Arthuro avait évité les attaques de Wann avec beaucoup trop de précision tout à l'heure, et puis son regard vide me hantait encore.
— Alors pourquoi...
— Oui, il a quand même un pouvoir, me devança Elkass. C'est parce que c'est un second bénit.
— Un second bénit ?
Je trouvai que cela sonnait très bien. Mon propriétaire soupira. Lui, il voulait encore me cacher des choses, compris-je. Mais c'était trop tard, il n'allait pas pouvoir esquiver le sujet.
— Il existe des seconds qui ont été bénis, se résolut-il à expliquer. Ce sont ceux qui ont été tellement fidèles à leur maîtres qu'ils sont allé jusqu'à sacrifier leur vie pour eux. Juste avant de mourir, les dieux ont remplacé leurs blessures par une capacité divine qu'ils sont les seuls à pouvoir utiliser. Ils sont rares et très précieux, Arthuro est le seul à l'université.
J'attrapai mon menton, songeuse. Elkass se passa une main dans les cheveux.
— Bien-sûr, je ne te demande pas de...
De sacrifier ma vie pour lui ? L'idée ne m'avait même pas effleurée l'esprit.
— Il a quoi comme pouvoir, Arthuro ?
— Il peut voir la magie.
Peut-être aurait-ce dû m'impressionner ? Je venais cependant d'assister à deux batailles entre anges et avais manqué de me faire carboniser la tête à plusieurs reprises par des projectiles qui n'avaient rien de rationnel. Niveau magie, j'en avais vu pas mal, moi aussi.
— Il peut voir les flux de magie, précisa Elkass. Il peut détecter les champs et prévoir les coups avant que les sors ne soient lancés.
Je ravalai ma salive, me tournant vers mon propriétaire. Là, tout de suite, ça avait plus de gueule.
— Pratique !
Rien que pour me protéger, ça me plairait, d'avoir ce genre de pouvoir. Je soupirai, jouant des pouces en proposant innocemment :
— Tu sais, s'il suffit de te sauver la vie pour...
Elkass m'interrompit tout de suite. Comme si je parlais du pire des tabouts il prit un ton sévère et ordonna :
— N'y pense même pas ! Il est hors de question que tu te sacrifies pour moi.
Je levai les yeux au ciel, manquant de lui faire remarquer que si les dieux me sauvaient en me dotant d'un super pouvoir au passage, ce n'était pas réellement un sacrifice.
— Un second bénit ne meurt peut-être pas, mais il paie un lourd tribut en échange de son don, m'avertit Elkass avec beaucoup de sérieux. Premièrement, il lui faut une compatibilité maximale avec son maître pour survivre, ce qui ne se développe qu'au fil de nombreuses années de service. Et deuxièmement, les dégâts qu'il subit lors de son sacrifice... ne se réparent pas.
Le visage balafré d'Arthuro me revint d'un coup en mémoire. Je portai la main entre mes sourcils, là où se dessinait la terrible cicatrice de l'autre second. Je me souvins de ses yeux clairs, vides, sans pupilles.
— Arthuro...
— A perdu la vue.
Je retins ma respiration. Alors c'était ça, il était devenu aveugle. Ça jetait un froid. Réflexion faite, je n'avais plus tant envie de devenir une seconde bénite. Perdre la vue pour quelqu'un ? Arthuro devait vraiment aimer Kalion pour en arriver là.
— Comment c'est arrivé ?
Elkass se dandina sur sa chaise.
— Il s'est pris une boule de feu dans les yeux... de la part de l'ancien Premier.
Mon cœur manquait un battement. Il y avait eu une bataille entre Premiers ? Je pensais pourtant que la succession se faisait de manière pacifique.
— De l'ancien Premier !
Ekass leva la main en signe d'apaisement.
— Il était mêlé à des affaires pas nettes, résuma-t-il brièvement. Et ça ne nous concerne pas. Dis-moi plutôt, comment Kalion en est venu à t'attaquer ?
J'ouvris la bouche puis la refermai, me mordant la lèvre. J'aurais beaucoup aimé en apprendre plus à propos cette histoire d'ancien Premier mêlé à des affaires pas nettes et cette tentative d'assassinat, mais j'avais assez abusé de la patience d'Elkass comme ça. Je gardai mes questions pour plus tard et acceptai de lui répondre :
— Il me soupçonnait d'être une ange et d'être là pour les espionner, de ce que j'ai compris.
Mon propriétaire prit un air songeur.
— Alors ils se méfient de toi... remarqua-t-il. Et donc de moi.
Je retins ma respiration : Elkass était rapide et perspicace.
— Ils t'ont dit de quel genre d'espionne ils te soupçonnaient d'être ?
Je serrai les poings sur mes genoux, assez discrètement pour ne pas qu'il s'en rendît compte. Les choses sérieuses commençaient : j'allais devoir dissimuler la vérité sans faire sonner mon collier.
Si je n'allai pas trahir mon propriétaire, je ne comptais pas non plus mettre de bâtons supplémentaires dans les roues de Kalion. Si Elkass était dangereux, il fallait le surveiller. Les garçons m'avaient prévenue : je ne devais pas être au courant pour les Chasseurs. Pour m'en sortir indemne, il fallait que je fisse profil bas.
Heureusement, j'avais eu le temps de préparer mon affaire :
— Parce qu'il y a plusieurs types d'espions, chez vous ?
Je fis en sorte de contrôler ma respiration pour ne pas la laisser me trahir. J'avais trouvé l'astuce : les questions ne pouvaient pas être des mensonges.
Elkass fit la grimace. Heureusement, il tenait trop à me préserver pour me poser des questions plus précises.
— Disons juste qu'ils peuvent travailler pour des causes différentes. Ils ne t'ont rien dit, donc ?
— Qu'est-ce qu'ils auraient dû me dire ?
Mes mains tremblaient, j'étais en équilibre précaire. À mon plus grand soulagement, Elkass finit par lâcher l'affaire.
— Rien, laisse tomber.
Je fis mine de me fâcher.
— Tu me caches quelque chose.
— Que tu n'as pas du tout besoin de savoir. J'ai promis de te protéger alors je préfère que la situation reste sous contrôle, tu comprends ? Cela n'affectera pas ton retour sur Terre, ne t'inquiètes pas.
Je me mordis la lèvre. Elkass m'avait cernée, il savait dire les mots justes pour me faire lâcher l'affaire. Je fis mine de m'en contenter, car c'est bien ce que je pensais au fond, et détournai le regard.
— Si je peux te faire confiance... soupirai-je.
Il hocha la tête, tout de suite plus rassuré.
— Et pour Alzès ?
C'est vrai, je n'avais pas fini de lui raconter mon incroyable matinée.
— C'est un aspirant !
Elkass hocha la tête
— Oui, je sais. C'est pour ça qu'on ne s'aime pas.
Je refermai la bouche, les pièces prenaient peu à peu place dans mon esprit. Je n'y avais pas songé, mais si Alzès était un aspirant et qu'Elkass était en voie d'en devenir un, les deux étaient en pleine concurrence pour le rôle de Premier.
— Alors, il t'a attaquée ?
Je me mordis la lèvre. Je ne savais pas exactement ce qu'allait provoquer ma réponse, je préférais donc m'en tenir aux faits :
— Non, c'est Wann qui l'a fait.
— C'est pareil, soupira mon propriétaire.
— Pas du tout ! Et puis je l'ai provoqué. Franchement, il y a pas à...
Je m'interrompis devant la grimace qu'il me tira. Je me rendis compte que j'en avais trop dit : j'aurais dû retenir le "je l'ai provoqué".
— Ça devait bien arriver, finit-il par soupirer. Qu'est-ce que vous vous êtes dit exactement ?
Je soufflais de soulagement : je m'attendais à des remontrances plus sévères. Après tout, il m'avait bien dit de ne pas approcher le terrible Alzès.
Sans doute avait-il dû envisager ce genre de problème : il m'avait laissé seule. Moi, seule, je ne m'en sortais jamais.
— Oh, quelques insultes à base d'humains, d'anges et de clashs bien placés.
Je m'attribuais bien sûr les répliques qui rentraient dans la dernière catégorie, bien qu'Elkass ne devait même pas savoir ce que signifiait le mot "clashs".
— Il ne se renouvelle pas, critiqua-t-il avec un sourire moqueur aux lèvres. Enfin, si ça ne t'a pas plus touché que ça.
J'hochai la tête.
— Oh, ça ne...
Et puis je m'interrompis. Je revis le regard noir d'Alzès, ressentis ses menaces glaçantes, réentendis la voix très sérieuse avec laquelle il m'avait conseillé de mourir. J'allais mentir à Elkass : même s'il fallait prendre ses insultes à la légère, il n'y avait pas moyen que des mots si cruels ne blessassent pas.
— Parce que ça aurait dû me toucher ? me rattrapai-je in-extremis.
Je rajoutais à ma question une touche de mépris bien sentie. Mais c'était trop tard, on ne se rattrapai pas in-extremis avec un jeune homme à l'esprit aussi vif.
Mon propriétaire se pencha en avant et me jeta un regard lourd de sens. Je serrai plus fort les poings sous la table, j'avais raté mon coup. Avec ma chance, je venais sûrement de provoquer un combat sanglant impliquant le seul ange capable de me tirer d'ici.
Heureusement, Elkass décida de se prendre au jeu. Pour ce que cela valait.
— Dans ce cas, soupira-t-il, je vais faire en sorte de ne pas trop m'inquiéter.
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De retour en classe, Zede-a file retrouver Elkass. Elle attend la fin du cours pour entamer la discussion. Elle commence par poser ses questions : comment se fait-il que Wann et Arthuro, seconds comme elle, soient capables de magie alors qu'ils sont normalement humains ?
Elkass lui explique avec patience que Wann est en réalité un ange au service d'Alzès, car ce dernier déteste trop les humains pour en avoir un à son service, et qu'Arthuro est un second bénit. Autrement dit : c'est un humain qui a tissé une telle relation de confiance avec son maître que lorsqu'il s'est sacrifié pour lui sauver la vie, il a reçu un cadeau des Dieux : un pouvoir magique unique et puissant. Le sien est de détecter les flux de magies même avant qu'elle ne soit employée. Ce phénomène est très rare chez les anges, il n'existe qu'un seul second bénit à l'université. Zede-a s'apprête à proposer de le devenir lorsque son maitre la décourage : la relation nécessaire n'est le fruit que de nombreuses années d'entraide et de confiance, et les conséquences d'un tel sacrifice sont lourdes à porter. En l'occurrence : Arthuro a perdu la vue.
Elkass lui apprend encore que l'accident est arrivé lors d'une lutte entre Kalion est le précédent Premier, mais arrête là ses explications : c'est au tour de Zede-a de lui répondre. La jeune fille s'arrange dès lors à lui décrire les évènements de manière partielle, cachant les soupçons de Kalion du mieux qu'elle peut, tout en évitant de mentir. L'exercice atteint son plus haut niveau de difficulté lorsqu'elle doit parle d'Alzès et, cherchant à éviter un combat entre les deux anges, minimise l'impact qu'il a eu sur elle.
Cette dernière omission ne passe pas. Heureusement, Elkass n'insiste pas davantage.
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