13 ~ Je te ramènerai quand même du gâteau
— On reprend : que pensez-vous de ma soupe ?
Prenant mon courage à deux mains, je ramassai une cuillère de la mixture très odorante et l'avalai à pleine gorgée.
— Je... je la trouve... euh... particulière ?
Je fermai les yeux. Heureusement, j'avais trouvé une bonne parade : mon collier ne s'alluma pas. Quand je rouvris les paupières, je vis cependant à sa grimace embêtée que mon propriétaire n'était pas satisfait.
— C'est ta réponse qui est particulière.
Une bouffée de colère me pris à la gorge. C'était la troisième fois que je devais boire sa soupe immonde et il me reprochait encore des choses ! Je lâchai la cuillère qui s'écrasa dans l'assiette et éclaboussa le sol au passage, dans un fracassant bruit de vaisselle.
— Mais qu'est-ce que j'en ai à foutre de ta soupe ! m'exclamai-je. J'ai même pas envie de mentir pour ça. Je m'en fiche de savoir si c'est un foutu aristocrate ou si c'est le roi du monde : s'il me sert ce truc, je lui dit qu'il devrait faire son job au lieu de cuisiner et ce sera mieux pour tout le monde !
Je me levai et fis quelques pas en rond, rageuse.
— C'était pas si mal, fit remarquer Elkass avec un sourire en coin. Tu ne veux pas faire pareil pour la soupe ?
Je m'arrêtai et le fusillai du regard : j'avais la très claire impression qu'il se foutait de ma gueule. Puis un relent de sa mixture pourrie me monta dans la gorge. Je me tins le ventre et couvris ma bouche.
— J'ai envie de vomir.
Il pouffa.
La nausée passa plus vite que son fou rire. Remise, j'allai répliquer sèchement, mais son sourire joyeux eut raison de moi. Au soleil, Elkass avait une teinte de peau plus claire. La lumière qui faisait briller ses dents lui donnait quelques années de moins, cela changeait du visage sérieux qu'il abordait à longueur de journée. Je me demandai si cela lui arriver souvent, de rire de cette manière.
Si j'avais compris quelque chose durant cette journée de cours, c'était que les anges n'étaient pas très différents des humains, concernant l'honneur et les jugements. À vrai dire, ils étaient peut-être même pires.
Ici, tout le monde épiait les faits et gestes des personnes influentes pour les critiquer, comme des vautours qui guettent des proies blessées. Parmi les grosses têtes de la classe, Elkass était plus particulièrement visé, et je ne savais pas comment il avait fait pour tenir jusque là. Il avait atteint un degré de perfection tel que réussir semblait naturel chez lui, c'était la norme. Bien sûr, tout le monde s'amusait donc à amplifier ses échecs. Et moi, je m'étais mise à admirer mon maitre pour garder la tête haute malgré tout.
En rentrant, j'avais commencé mon entraînement. Il m'avait parlé des personnes que nous avions rencontrés dans la journée et des quelques cours qu'il voulait que je retienne. Puis il s'était lancé à m'apprendre comment contourner la surveillance de mon collier. Finalement, avec les différentes stratégies qu'il avait mises en place, la tâche se révélait moins difficile qu'il n'y paraissait.
Je retournai m'asseoir en face de lui, la mine contrariée.
— Non mais sérieux, ça arrive qu'une personne importante donne ce genre de truc à manger ?
Elkass posa la main sur son ventre afin de calmer son fou rire. Il secoua la tête par la négative avec un sourire puis se défendit :
— Non, rassure toi, mais c'est un bon entraînement.
Je soufflai du nez. Il avait raison : mieux valait m'entraîner sur des situations difficiles pour me préparer au pire. Cependant, cette histoire de soupe me laissait un mauvais goût dans la bouche.
— Tu dois éviter de parler à la première personne, reprit plus sérieusement mon propriétaire en se calmant. Le collier ne détecte les mensonges que quand tu es consciente de mentir, tu dois donc trier tes informations. Si tu parles de tes sentiments, tu n'as aucune chance de l'arnaquer : parce que tu les connais très bien et que tu sais quand tu mens. Par contre, si tu parles de manière générale, c'est plus difficile de savoir. Regarde :
Il prit une cuillerée de la soupe de l'enfer pour appuyer ses propos —sacrifice pour lequel je me sentis obligée de lui accorder mon attention.
— Hum, vous avez bon goût, dit-il en prenant un air important.
Je m'étouffai avec ma salive.
— Tu rigoles ? C'est infecte !
Il reposa la cuillère avec un léger sourire.
— Oui, mais ça ne veut rien dire des goûts de mon hôte, contredit il. La personne ne t'a jamais dit qu'elle aimait sa soupe, elle te l'a juste faite goûter. Tant que tu ne sais rien d'elle, tu peux faire toutes les hypothèses que tu veux à son sujet sans que ça ne se remarque.
Je plissai les yeux. Pour confirmer ses dires, il me montra le détecteur de mensonges portatif qu'il s'était accroché au doigt et qui restait parfaitement silencieux. Sa méthode avait l'air de fonctionner, mais je la trouvais tirée par les cheveux.
— Bien-sûr, il faut que tu sois convaincue par ce que tu avances, termina-t-il. Mais en règle générale, ça ne pose pas de problème.
Il fit un signe de tête en direction de la mixture pour m'inviter à essayer. Je soupirai, le fusillai du regard, puis me résolus à en prendre une dernière portion. Je me bouchai le nez et agitai la main devant ma bouche, tentant de faire passer le goût répugnant. Malheureusement, rien n'y faisait.
— Humm... vous avez bon goût, prononçai-je de manière très exagérée.
Le collier ne me crut pas : il geint son boucan d'enfer. Rageuse, je balançai la cuillère dans la mixture et me penchai en avant.
— Votre soupe est dégueulasse, allez vous faire foutre !
Étrangement, mon collier ne se mit pas à sonner, cette fois.
Elkass ne résista pas à un nouveau éclat de rire.
— Mademoiselle Zede-a ? m'appela-t-on par derrière.
C'était Hezzou qui venait me chercher pour ma leçon d'escrime. L'escrime, comme si j'avais une tête à faire joujou avec une épée. Mais il semblait que mon devoir de seconde était aussi de protéger ce gars fort désagréable qui me servait de maitre. Je devais aussi apprendre à me défendre seule, alors j'étais forcée d'y passer.
Je soufflai au nez d'Elkass —parce que son petit rire m'agaçait— avant de me relever. De ma hauteur, je lui lançai un regard méprisant.
— Tu peux le dire maintenant, tu as mis quoi dans la soupe ?
Il me fit un charmant sourire.
— Il ne vaut mieux pas que tu le saches.
J'abandonnai la partie, soupirant et détournant la tête. À la réflexion, j'étais plutôt de son avis. Il fallait dire qu'il n'avait pas enlevé son détecteur de mensonges avant de répondre.
* * * *
— Alors, quel est son niveau ?
Je me figeai, lançai un regard en biais à la domestique à l'autre bout de la table. J'implorai en silence pour qu'elle préservât un minimum de mon honneur.
— Il est médiocre. Elle ne sait pas tenir une épée, elle laisse une quantité effrayante d'ouvertures et elle fuit à la première occasion. Elle ne pourra jamais rien faire d'utile en escrime.
Eh ben ça, c'est fait, songeai-je avec un soupire découragé. Hezzou n'était pas bonne diplomate, ça c'était sûr.
À quoi s'attendait-elle, aussi ? m'énervai-je. Je ne m'étais jamais battue de ma vie ! Je lâchai mes couverts qui firent un bruit incroyable en percutant le bord de mon assiette.
— Excusez moi, j'ai pas fait exprès.
Mon collier beugla gaiement. Les occupants de la table l'ignorèrent avec beaucoup d'élégance.
— Avec de l'entraînement, il faut espérer que cela s'améliore, soupira le maître de maison en croisant les mains.
Poliment, Hezzou ne répondit rien. Mais sa grimace voulait tout dire.
— Les humains n'ont pas l'habitude d'utiliser des épées, chercha à me défendre Elkass.
Elkass était un chouette type.
— Tout de même, tu aurais pu en trouver une plus douée, mon fils.
En revanche, son père était la pire des ordures.
Je levai le regard de mon assiette et croisai celui du maitre de maison pour la première fois de la soirée.
— Plus docile, aussi, renchéris je, avec un peu plus de ressenti que prévu.
Sans attendre sa réaction, je me concentrai à nouveau sur mon repas. Un silence embarrassé s'installa autour de la table. Ce fut Elkass qui le rompit, avec un petit rire embarrassé :
— Je trouve que je suis bien tombé, moi.
Heureusement qu'il n'avait plus de détecteur de mensonge, songeai-je en serrant les dents. Hezzou n'avait pas pris de gants mais elle avait raison : je ne servais à rien. Elkass était un chouette type mais un bon menteur, un très bon menteur.
En levant la tête, je m'aperçus que son père me regardait encore. C'en fut trop. Ecœurée, je lâchai définitivement mes couverts et quittai la table.
— J'ai plus faim, grognai-je en guise d'excuse.
J'ignorai mon collier qui se remit à râler et partis dans ma chambre, abandonnant mes hôtes à leur foutu repas.
* * * *
J'avais envoyé cent trois fois ma paire de chaussettes en l'air depuis que j'avais quitté la table, ce fut à la cent quatrième fois qu'on frappa à ma porte. J'étais de mauvaise humeur, mais je me doutais de l'identité de mon visiteur, aussi rattrapai je ma balle de fortune et allai ouvrir.
— Qu'est-ce que tu veux, Elkass ? râlai-je en tirant le battant.
Je ne m'étais pas trompée, le jeune homme attendait sagement devant ma porte. Avec une part de gâteau, qui plus est. Malheureusement, elle sentait trop bon pour que je l'ignorasse. Lorsqu'il me la tendit, je ne pus faire autre chose que de l'accepter.
— Je suis désolé, ça ne doit pas être facile pour toi, compatit il avec un air penaud. Hezza a été méchante. Je ne te demande pas de lui pardonner, mais comprends qu'elle ne connait rien de la Terre. Ici, on nous apprend à nous battre dès l'enfance.
Je soupirai. Bien-sûr, je n'en voulais pas à Hezzou. Mis à part qu'elle fut hautaine et incroyablement talentueuse à l'épée, malgré son âge avancé, elle n'avait rien fait de mal. Elle avait d'ailleurs raison, j'étais nulle. J'en avais juste assez d'être prise pour un objet cassé.
— De toute façon, je n'ai pas besoin de ton aide, me rassura Elkass. Je suis un bon bretteur, tu n'as pas besoin de me protéger. Je peux me battre pour deux ! Alors ne t'inquiètes pas trop.
Je ravalai ma salive, levant les yeux pour dévisager le jeune homme. Mes mains tremblaient, ma fierté m'empêchait de me rendre compte d'à quel point je lui étais reconnaissante pour ses paroles. Je ne savais pas quel pouvait bien être son niveau à l'épée. Peut-être était-il plus confiant qu'il ne le devrait ? Du moins, j'espérai qu'il fût sincère.
Mais le plus important, c'était qu'il n'attendait rien de moi. Il était sincère, il m'acceptait malgré mes faiblesses. Pour la première fois, je me dis que dans mon malheur, j'étais tombée sur un chouette maitre.
— Je te fais confiance, chuchotai-je.
Ça aurait pu être une phrase anodine, une simple formule de politesse. Mais j'avais un détecteur de mensonge autour du cou et il n'avait pas sonné, ce qui impliquait beaucoup.
Elkass me regarda un moment, ne sachant trop comment réagir. Il devait trouver ce moment incroyable : c'était la première fois que je lui disais quelque chose d'agréable da manière sincère. Alors il se mit à sourire. Je crus voir une lueur de reconnaissance passer sur son visage, cela réchauffa ma poitrine.
— Je vais te laisser te reposer, finit il par proposer. Demain risque d'être encore plus difficile qu'aujourd'hui, prépare toi.
J'hochai la tête, il me salua et partit pour sa chambre.
— La prochaine fois, je dirai que j'ai bien mangé, lui assurai je.
Il s'arrêta et se retourna. Les ombres jouaient sur les traits carrés de son visage. À la lumière des éclairages éparses du couloir, je le vis hocher la tête avec un sourire. Puis il me fit un clin d'œil et rétorqua :
— Je te ramènerai quand même du gâteau.
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Un chapitre tout mignon mais difficile à résumer. La relation entre Zede-a et Elkass évolue peu à peu. Ce dernier apprend d'abord à sa seconde comment manier la vérité afin de mentir par omission et de détourner la vigilance de son collier. Zede-a revient défaite de sa séance d'entraînement à l'escrime avec la domestique, Hezza, qui déplore lors du repas que la jeune fille n'a aucun avenir dans cette discipline. Le père d'Elkass en profite pour l'incendier, ce qui ne plaît pas à Zede-a. Malgré les efforts de son maitre pour la défendre, la jeune fille quitte la table sans prendre garde aux avertissements de son collier.
Elkass vient la voir à la fin du repas avec un bout de gâteau, car il a compris qu'elle a encore faim. Il lui assure qu'il est assez doué à l'épée pour eux deux et lui souhaite de se reposer, car le lendemain promet d'être aussi éprouvant que la journée qui vient de se passer. De son côté, Zede-a peut s'endormir le cœur léger : elle a appris à faire confiance à son maitre.
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