Chapitre 6
« T'as meilleure mine qu'hier, dis donc !
Le rire grave de Sofian était généralement communicatif. Posant son casque dans le petit local de stockage placé derrière le grand bar, Thomas se tourna vers son ami, se contorsionnant pour ôter son blouson. Trop épais, trop raide, un jour il en changerait. Ce cuir était trop dur pour lui, même si plus protecteur.
La veille, travailler avec la descente de la soirée toujours dans le sang s'était avéré plus compliqué que prévu.
-J'ai ronflé comme une merde depuis, ricana Thomas. T'avais raison, cette série est tellement soporifique que je me suis endormi devant !
Une accolade répondit à son rire, tandis que Sofian s'avançait dans la minuscule pièce. L'odeur des cuirs envahissait l'air, tandis le métis accrochait son propre blouson au porte manteau vissé au mur.
-Je te l'avais bien dit ! C'est pas dégueu à regarder, mais on s'emmerde tellement...
-C'est ça.
Les sur-pantalons, épais et chauds, subirent le même sort, pliés approximativement sur une caisse, dans un coin. Leurs sacs s'entassèrent dans un autre recoin de la pièce.
-T'étais encore mort pour le service d'hier, reprit Sofian. Heureusement que c'était plutôt tranquille.
-Toujours tranquille le lundi soir!
La porte claqua derrière eux. Le bar était vide, pour encore de longues minutes qui leur permettaient de se mettre en place et de préparer la soirée. Quand Sofian passa devant lui, il lui claqua une fesse et lui tapota discrètement le ventre, avec un clin d'œil complice. Lèvres pincées, Thomas plissa légèrement les yeux.
-Dis donc, tu prends tes aises !
-Beau cul, abdos bien en place, et avec ta chemise, pas besoin de te tâter les pecs, répliqua Sofian avec un rire. Tout va bien, le check up est bon, mon gars.
Thomas envoya un poing peu véhément dans l'épaule de son ami, faussement vexé. Sofian glissa rapidement une main dans sa nuque tandis que Thomas passait un coup de chiffon, et y appliqua une petite pression affectueuse. Le brun soupira, déconcentré dans ses gestes.
-Ca fait plaisir de te voir ici, murmura Sofian.
Difficile de retenir un petit sourire à ces mots. Thomas releva la tête, pour trouver le regard sombre de son collègue posé sur lui. Il était rare que l'homme arbore une expression aussi sérieuse, aussi il prit plus en considération ses propos, et hocha doucement la tête. La grande salle, vide de toute vie sinon la leur, permettait de se laisser aller aux confidences. Il n'y avait qu'eux. C'était suffisamment rare.
-Ca ne va pas trop mal, en ce moment, murmura-t-il.
-C'est ton avis ?
Thomas hésita, voulut répondre, mais la voix de Sofian l'interrompit aussitôt :
-Ou celui de ton médecin ?
A son ton, Thomas savait qu'il prenait des pincettes, qu'il marchait sur des œufs. Mais l'homme avait besoin de savoir. De connaître l'état d'esprit de Thomas, pour savoir, pour agir en conséquence. Et le jeune homme le savait. Un peu mal à l'aise, comme à chaque fois que le sujet était soulevé, il hésita. Dans sa nuque, la main de Sofian était chaude, rassurante.
-Elle parle de diminuer les doses bientôt, souffla-t-il. C'est rassurant.
-Bientôt quand ?
-Après.
-C'est la semaine prochaine que tu y vas ? Au cimetière, je veux dire.
Au cimetière. Le mot fut plus brutal, à ses oreilles, qu'il n'aurait dû l'être. Il déglutit. Inspira, profondément. La main de Sofian frotta gentiment, agréablement, dans sa nuque, dans un geste réconfortant.
-Ouais, répondit-il enfin. Mercredi.
Il donna un grand coup de chiffon, passablement inutile, sur la surface du bar.
-Ta sœur sera là ?
-Ouais.
-Avec les marmots ?
-Elle les laisse à son mec en attendant. J'ai la place pour la loger elle, mais pas toute la famille, faut pas déconner.
Encore une fois, Sofian hocha lentement la tête.
-Ouais, cool. Tu seras pas tout seul. Ils grandissent, les nains ?
Thomas soupira, haussa une épaule, avec un petit sourire amusé. Les enfants de sa petite sœur étaient vifs et chaque rencontre avec eux lui laissait de cuisants souvenirs, qu'il n'aurait en revanche échangés pour rien au monde.
-Trop vite, si tu veux mon avis. Myriam court dans tous les sens déjà, et Zoé babille tout ce qu'elle peut !
-Et Nolan ?
-Il bave.
Sofian eut un grand rire, qui le représentait toujours si bien. Les enfants, tous deux le savaient, ce n'était pas pour eux. Cependant, ils n'étaient pas insensibles à leur présence et à leur innocence, du moins quand ils ne mettaient pas à sac l'appartement de Thomas. Parfois, Sofian évoquait pourtant l'éventualité de l'adoption, un jour.
-Tu passeras le bonjour à Clara, alors, continua le Marocain. Je suppose qu'elle ne va pas s'attarder en ville ?
-J'pense pas. Tu sais comment est Ludo, si elle part trop longtemps il va s'inquiéter, et c'est pas trop le but.
Sofian hocha la tête. Il avait relâché Thomas, reprenant ses activités. Les verres tintaient les uns contre les autres tandis qu'il les préparait tranquillement.
-Tu souhaiteras un bon anniversaire à ta mère de ma part, hein ? murmura soudain Sofian.
De quoi le faire rire, de nouveau, face à la situation. La grande main de Sofian lui tapota l'épaule, lui assurant sa présence à ses côtés, et il soupira, avec un sourire qu'il espérait plus être assuré que l'impression qu'il en avait.
La dernière année passée avait été catastrophique. S'il avait obtenu une réduction de son temps de travail par l'alliance formée par les médecins et ses employeurs, autant pour le protéger qu'assurer le bien-être de la société, il devait bien avouer qu'il n'était pas fier de la situation. Un an, c'était le point de départ, celui qui avait fait s'embraser ce morceau de sa vie et de ses émotions à fleur de peau. Théo. La première pièce. Son nom, là encore, le faisait frissonner, son cœur battait trop fort quand l'homme était dans les parages. Il avait beau savoir, il avait beau se résigner, il y avait malheureusement des choses dont il était difficile de se défaire en un simple claquement de doigts.
Les sentiments, c'était ce qui l'animait le plus au quotidien. Un sourire, un regard, et il s'y accrochait pour garder un rythme, le cœur au bord des lèvres et prêt à exploser dans une myriade de sensations qui lui donnaient le tournis.
Enfin, ça, c'était dans le meilleur des cas. Jusqu'à Théo. Car il ne suffisait pas d'avoir envie de belles choses, et de les aimer, pour qu'elles vous tombent dans les bras. Thomas savait que rien ne se passait comme il le faudrait. On n'acquérait rien avec facilité, et rarement de la manière espérée. Il avait tenté, avec les indications d'Éric, de courtiser le blond. S'il y avait cru, quand l'homme avait répondu à demi-mots, il s'était cependant douté que cette victoire ne serait que de courte durée. Mais une journée, à peine ?
Il soupira.
La relation officielle la plus courte de sa vie, assurément.
Et maintenant ?
Maintenant, ce type se baladait dans tout l'établissement, arborant son récent badge de vigile, depuis qu'il avait signé son contrat définitif et terminé ses formations. Par chance, Éric se faisait rare à présent, confiné dans le bâtiment principal pour travailler les spectacles.
Depuis Théo, les jolis sentiments, qui l'accablaient si facilement, s'étaient ternis.
Il n'avait pas eu le temps de se remettre, prenant un nouveau coup de massue dès le lendemain de cette rupture.
-Alex m'a dit que t'avais fait quelques raids avec eux, hier aprèm' ?
-Quoi, t'es jaloux ?
-Baaaah, non. Mais j'aurais pu venir, moi aussi, hein.
-T'es trop mauvais, So' ! rit Thomas. C'est pour ça qu'Alex ne joue jamais avec toi. Tu ruinerais ses statistiques.
Sofian gonfla légèrement les joues, vexé tandis qu'il essuyait un verre qu'il avait dû laver de nouveau. Depuis un an, le rôle de l'homme avait considérablement changé, derrière ce bar. Une place qu'il avait prise, autant par obligation que par considération pour son ami, dans un soutien que ni l'un ni l'autre n'avait réellement anticipé. Mais il s'était trouvé là, au bon moment, et était resté, en un pilier qui en remplaçait maladroitement un autre, fort et disparu brutalement.
Et si Sofian avait une certaine tendance à le materner quand il commençait à montrer des signes de faiblesses, c'était probablement grâce à lui, que Thomas continuait et avançait. Alors, gêné sous le regard intense que lui dédiait l'autre barman, il se racla la gorge.
-Du nouveau en mon absence ? marmonna-t-il.
-Bof, rien de particulier. Tiens, justement : Gui et David sont toujours ensemble, t'y crois toi ?
Thomas glissa un coup d'œil à son collègue et arqua un sourcil.
-Ben quoi ? marmonna-t-il. C'est mauvais ?
-C'est surprenant, tu veux dire ! J'ai du mal à croire qu'ils arrivent à faire durer leur couple !
-T'es vraiment une commère...
-Moins que Gui ! s'offusqua Sofian avec un grand rire. Mais avoue que ça défrise !
Thomas hocha la tête, s'amusant gentiment de la surprise de son ami. Les caractères des deux lascars étaient difficilement compatibles, assurément, et c'était avec une certaine appréhension qu'ils les avaient vus tenter ce rapprochement. Leurs tempéraments étaient pour le moins explosifs, conduisant à des scènes vives auxquelles il avait été obligé d'assister à plusieurs reprises au sein même de l'établissement, les mœurs légères de Guillaume et le caractère trop sévère de David se heurtant violemment et fréquemment.
De quoi le conforter sur son célibat forcé, à chaque fois.
-Bah, laisse-les gérer leur truc, dit-il. Tu ne peux pas t'occuper des emmerdes de tout le monde, tu sais ?
S'il ne regardait plus son collègue tandis qu'il s'occupait de son côté du bar à installer, il pouvait sentir son regard sur lui. Son silence était suffisamment éloquent.
-Tom...
Il avait une voix grave, qui aurait pu le faire frissonner dans d'autres contextes. Impossible de nier qu'il avait imaginé, plus d'une fois, les mains de son camarade et ce qu'elles pouvaient lui faire. Ou ce qu'il pouvait lui-même lui faire. Mais ces pensées-là étaient rapidement restées au rang de fantasmes dès les premiers jours après leur rencontre dans ce bar, quand Alex, le compagnon de vie de Sofian, était venu l'attendre devant l'établissement à trois heures du matin. La rencontre sèche était difficilement oubliable, l'homme peu amène, et presque désagréable pour qui n'était pas dans ses petits papiers. Et pour y être et bénéficier ne serait-ce que d'un demi sourire, il fallait du temps, s'armer de beaucoup de patience, et...Un bon ordinateur. Alex faisait partie d'une équipe de joueurs professionnels depuis quelques années, et son travail alimentaire devenait presque superflu la plupart du temps. Il ne le gardait plus que par principe, pour garder un pied dans la réalité et dans le monde extérieur, malgré son amour pour le virtuel.
Quant à savoir comment Sofian pouvait aimer vivre ainsi, avec ce type qui lui était radicalement opposé, c'était une histoire qu'il ne connaissait pas. Ou trop peu.
-Tu sais que je ne me force pas, hein ? Quand j'essaie de t'aider.
Thomas hésita une seconde sur sa réponse. Il le savait, évidemment. L'homme avait été plus que persuasif, s'était expliqué plus d'une fois sur sa présence à ses côtés.
-Ouais...Tu sais que tu fais quand même vachement plus qu'essayer, au moins ? marmonna-t-il.
-T'es con, bordel. Mais si ça marche, alors c'est cool. Eh, t'as aimé ma recette, dimanche ?
-Ouais. T'as du bol que j'avais des épinards au congélo...
Sofian lui tapota de nouveau l'épaule. Le bruit des bouteilles se heurtant tandis qu'il les alignait sur le comptoir emplit l'air pendant quelques secondes, puis le métis reprit :
-Mais ce soir, c'est riz blanc, brocolis et poulet, t'as bien assez fait d'écarts samedi soir ! J'ai mis les boîtes dans le frigo pour tout à l'heure.
Vrai. Et malgré son rythme désorganisé au niveau des repas sur les deux derniers jours, quand il en oubliait la moitié, Thomas ne pouvait qu'approuver une alimentation plus saine et orchestrée de main de maître par l'homme.
-T'es vraiment bon à marier, mon So', souffla-t-il.
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