Chapitre 3
« Je sais garder ma langue, vous me prenez pour un débile ?
Quand Guillaume avait été confronté, en sortie de douche, à deux regards posés sur lui, sa langue avait claqué avec agacement. La demande de Thomas avait été simple, mais Guillaume savait d'avance pourquoi l'homme prenait la peine de lui demander des comptes. Avec Guillaume en moins dans la partie, la discrétion était presque assurée.
Mais ce que Kyle se garda bien de dire, c'était que, très certainement, la moitié de la boîte avait déjà vu le barman se trémousser beaucoup trop serré contre lui, éméché au point de ne plus vraiment se rendre compte de qui était entre ses mains. Alors, quelque part, imposer le silence à Guillaume était risible. Mais il n'en dit rien, un rictus au coin des lèvres.
-Disons que tu ne nous l'as pas toujours prouvé, grogna Thomas.
-Pardon d'être au courant de tout ce qu'il se passe dans vos culottes, hein, si vous étiez un peu plus discrets, ça n'arriverait probablement pas !
La moue boudeuse, Guillaume tirait sur son tee-shirt, trop long mais pas assez pour camoufler complètement son caleçon. Ses cheveux humides étaient ramenés haut sur son crâne à l'aide d'une pince épaisse.
-Et vous avez peur de vous brûler, ou je dois vous rappeler que niveau partage de miasmes, vous n'en êtes plus à ça près ? reprit Guillaume.
De son pas léger, il tournoyait vers la kitchenette, ses doigts agiles enclenchant de nouveau la bouilloire.
-Tu peux éviter d'insister ?
-Désolé, mais tu n'as aucun reproche à me faire, vous avez baisé et ce n'est pas franchement mon problème !
Si Guillaume avait une voix légère, Thomas peinait visiblement toujours à en supporter le son, son crâne menaçant d'exploser autant que celui de Kyle. Pire encore, quand un grand bruit résonna et ils grimacèrent de concert. Ou peut-être étaient-ce leurs oreilles qui amplifiaient les sons ? Au son qui venait de sa chambre, le blond essaya de se contorsionner pour voir derrière lui, mais le dossier trop haut l'en empêcha.
-Qui a baisé qui ? marmonna une voix grincheuse.
-Parait que je n'ai pas le droit de parler, répondit Guillaume.
A l'autre bout du canapé, Thomas s'était raidi. A son regard, Kyle savait déjà qu'il cherchait une échappatoire, ses yeux regardant à droite, à gauche, dans l'espoir de trouver une solution. Visiblement, il connaissait le type qui venait de sortir de la pièce. Car celui-là, Kyle le connaissait depuis un long moment, pour toutes les nuits qu'il passait dans le lit de Guillaume depuis près d'un an.
-Qui sait..., souffla-t-il en retenant un rire.
Derrière le canapé, c'était un troisième employé du Manoir Pourpre qui se trouvait sous ce toit. Un type aussi immense et impressionnant que Thomas. Kyle reconnaissait sa voix, son timbre, en ce qu'il pouvait reconnaitre ses intonations dans ses râles, la nuit, à travers la porte de son colocataire. A eux deux, ils entamaient fréquemment une mélodie qui l'amusait, quand il était tapi dans sa chambre, sous ses draps, enfin seul.
David, le grand blond.
Une chasse gardée que Guillaume avait imposée dès le début de leur colocation. Mais les couples, aussi étonnamment que la chose avait paru à son ami, Kyle n'y touchait pas. Trop dangereux. Il n'y avait, par ailleurs, rien d'amusant à détruire ce que les autres construisaient.
-Qu'est-ce que tu fous là, toi ? reprit la voix de David.
Thomas tenta de s'enfoncer plus encore dans le canapé quand le videur le remarqua enfin. Ricanant, Kyle se leva, aussi majestueusement que possible, abandonnant tasse et plaid sur place. D'un pas grandiloquent et dans toute sa glorieuse nudité, il fit un signe à David pour le saluer, et apprécia longuement le regard qui glissait sur lui. Un sourcil s'arqua rapidement, et le coin de sa bouche s'agita dans un tic agacé. Parmi les quelques types avec lesquels il n'avait jamais eu de tickets, il y avait David. Droit dans ses bottes, jamais un cheveu de travers. Sauf au réveil, pour peu que Guillaume se fut trouvé dans son lit. Et au lendemain de l'anniversaire faramineux de Théo, David avait bien plus d'un cheveu qui disait bonjour au plafond.
-Pourquoi t'es encore à poil, toi ?
-J'sais pas, le Karma du dimanche, ricana Kyle. J'vais me doucher, quelqu'un me lance un caleçon ? Gui, ma caille !
Il n'attendit pas de réponse. Avant que la porte de la petite pièce d'eau se referme derrière lui, il entendait déjà le soupir rieur de Guillaume et ses pas qui l'emmenaient dans la chambre du blond. Le bruit des voix était étouffé par la porte, même fine, de l'endroit. Il y avait encore les vapeurs de la douche de Guillaume. La petite baignoire était encore tiède quand il y glissa les pieds, se retenant de glisser sur l'eau qui tapissait encore le fond. Un jour, l'un d'eux se romprait peut-être le cou.
Le jet était toujours glacé, les premiers secondes. L'eau collait ses cheveux à son crâne, à son visage, d'une façon désagréable, mais qu'il n'essayait pas d'esquiver, à chaque fois. Comme une mauvaise enveloppe qui lui collerait à la peau, de la même façon. Effroyablement tenace et dont, pendant quelques secondes, il ne savait pas quoi faire. Le jet devint brûlant, l'eau balayant la moiteur de la nuit, l'odeur de l'Autre et tout ce qui les liait encore, sur les dernières heures qui traînaient au petit matin. Les flux, les relents, les caresses, les frémissements. D'un œil attentif, ses cheveux assombris par l'eau qui l'envahissait obstruant sa vue, Kyle observa la nuit disparaître dans le siphon, dans ce mélange habituel de satisfaction et d'incertitude de soi.
Et de dégoût, un peu.
Un. Deux. Trois.
Inspire.
Juste un peu.
Un. Deux. Trois.
Expire.
De l'eau brûlante. Le savon coulait trop vite sur le gant de toilette. Frotter, frotter, frotter.
Un. Deux. Trois.
Inspire.
Sa peau rougissait toujours, le matin.
Un. Deux. Trois.
Expire.
Le shampoing lui brûlait déjà les yeux quand, de ses mains savonneuses, il entreprit de rabattre ses cheveux en arrière, tirant sur les mèches blondes déjà gorgées d'eau. Il sentait les nœuds se former sous ses doigts et accrocher.
Tout partait avec l'eau.
Il partait avec l'eau, dans ce minuscule tourbillon qui ne prenait pas même le temps de se former entre ses pieds.
Dimanche, songea-t-il distraitement.
Il fallait juste que ce type s'en aille, et qu'il ne retombe pas dessus. Et puis, enchaîner avec la suite. Traîner, jouer, supporter David et Guillaume à travers leur cocon qui dégueulait d'amour et de mots hurlés à travers l'appartement dès que quelque chose passait mal.
Une porte claqua, tandis que l'eau cessait enfin de couler, ses doigts glissant maladroite sur le robinet trop lisse pour fermer les valves.
Dans le miroir de la salle de bain, son reflet le fixa un moment, détaillant la peau rougie sous la gant et l'eau trop chaude. Sur ses cuisses, sur ses hanches, une multitude de petites marques, rouges et violacées, traces d'ongles et d'une bouche trop possessive pour une simple nuit.
Quand Kyle quitta la petite salle de bain, s'extirpant du brouillard épais qu'il y avait créé, une serviette autour des hanches, ce fut pour claquer aussitôt des dents. Dans l'espace principal de l'appartement, l'air semblait plus glacé qu'auparavant sur sa peau nue. Quand il s'approcha du canapé, il observa tout autour de lui, jeta un coup d'œil aux portes entrouvertes. La chambre de Guillaume était déjà illuminée par la lumière de l'extérieur, la fenêtre certainement grande ouverte, et il imaginait sans mal les draps déjà défaits.
-Il est parti ? demanda-t-il quand il ne trouva pas le barman.
-Ouais.
Le claquement, c'était certainement la porte de l'appartement. Kyle retint un petit rire. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas vu un type littéralement fuir de cette manière. Au moins, celui-ci ne lui poserait pas de problème s'il venait à le recroiser. C'était toujours risqué, de choisir dans les fréquentations de ses amis. Mais rien ne l'interdisait pour autant, si ?
-T'as rien à dire ?
La main sur la poignée de la porte de sa chambre, à l'opposé de celle de Guillaume, Kyle se tourne vers le canapé qui lui tournait le dos. Là, le brun s'était redressé, jusqu'à tourner sur lui un regard lourd de reproches. Il soupira.
-Désolé si j'ai foutu le boxon dans ta chambre, marmonna-t-il.
-T'es pas possible, bordel. Un jour, tu auras vraiment des problèmes avec tes conneries...
La suite, Kyle l'étouffa derrière la porte. Le claquement qui interrompit Guillaume fut suffisamment satisfaisant pour l'empêcher de penser trop longuement à ce qui se passait. Il était trop tôt pour ces choses-là. Dimanche, se souvint-il encore.
Il alluma le plafonnier de la chambre, cligna des yeux pour s'habituer à la lumière faible qui se projetait sur tous les meubles de la petite pièce. Le petit lit, juste une place, largement suffisant. Collé à son extrémité, le minuscule bureau accueillait un écran d'ordinateur beaucoup trop grand pour la surface en bois. Le clavier sans fil avait été enfoncé sans ménagement dans un petit tiroir en dessous, la webcam tournée dans le sens opposé au lit. Il savait que Guillaume ne lui faisait pas confiance et craignait des enregistrements impromptus. Ce n'était pas la première fois qu'il agissait ainsi, méfiant lorsqu'ils échangeaient les chambres par accident.
Sur une étagère qui s'élevait un peu plus loin, quelques livres qui s'appuyaient contre les parois noires. Quelques magazines, sur une autre. Là-bas dans un coin de la pièce, la sacoche dans laquelle traînait son matériel de photographie.
Avec un soupir, il relança le convecteur accroché au mur, vérifia s'il se lançait correctement. Quand la surface commença à tiédir sous sa main, il se lança dans sa suite favorite : écraser le bouton de l'unité centrale de son ordinateur, le laisser tourner un moment, le temps qu'il s'allume et passe toutes les phases de démarrage.
Il remit la webcam dans le bon sens, attrapa le clavier froid qu'il posa sur ses cuisses, là où la serviette de bain le recouvrait. Dans l'air, il y avait encore la moiteur de la nuit, des corps qui n'étaient pas le sien. Il n'ouvrit pas les volets, ni les rideaux, laissa le radiateur tourner encore. Il faisait chaud.
L'ordinateur vrombissait, avec un petit bip déjà agaçant, les LEDs clignotaient. La petite lumière sous la webcam resta éteinte, et elle le serait pour les prochaines heures, décida-t-il quand l'écran afficha enfin autre chose que des pages de démarrage. Rapidement, il fouilla ses mails, triant les quelques spams, les mails un peu désespérés qu'il recevait parfois sans trop savoir comment ces types avaient réussi à trouver son contact, et...les mails avec le planning de la semaine pour son site favori, sur lequel il officiait régulièrement à la tombée de la nuit. Une dizaine de nouveaux abonnés, aux pseudonymes toujours plus imagés et prometteurs, et il laissa échapper, malgré lui, un souffle amusé. Il remit le mail en non lu, gardant en tête de faire un tour sur les profils, par curiosité. Il aimait bien savoir qui s'abonnait à sa chaîne, pour adapter son contenu si besoin était.
Mais pas dans l'immédiat.
Là, tout de suite, Kyle avait d'autres idées, d'autres envies en tête, qui incluaient doublier sa soirée, sa nuit, son réveil même. Et les regards de Guillaume et David, pleins de cette déception qu'il savait être là. Il avait fait un mauvais choix, cette fois. Enfin, un parmi tant d'autres, assurément. Le grand brun, quand il le rencontrait parfois avec son colocataire et ami, avait de quoi attirer l'œil. Immense, le regard sombre et brûlant lorsqu'il daignait se poser sur quelqu'un. Ce qui hypnotisait, c'était cet ensemble intimidant, fait de noirceur et d'encre jusqu'au bout des longs doigts de l'homme. Et, il le savait maintenant, le corps tout entier de ce type était ainsi recouvert, cachant presque la moindre parcelle de peau qui aurait pu être découverte.
C'était sexy. Il se souvenait avoir eu ce sentiment durant la nuit, du moins. Ou peut-être était-il trop ivre pour se souvenir correctement ou analyser ses propres pensées à l'instant t.
Les logiciels mirent plus de temps à s'ouvrir que la boîte mail, et il soupira en parcourant les dossiers à traiter. Pas celui-ci, celui-là non plus. Et tandis qu'il parcourait les innombrables séances de photographies réalisées sur les derniers mois, il arrêta son choix sur un jeune couple fraîchement marié. Deux jeunes femmes, qui ne le connaissaient que de vue et avaient, un soir, interrompu sa quête de chair pour lui demander ses services. Un mariage et quelques séances plus tard, il avait encore du pain sur la planche pour être à jour.
Elles étaient plutôt jolies, jugea-t-il, même si son avis était un peu biaisé. Mais leur sourire et leur bonne humeur étaient communicatif, et il était difficile de ne pas se trouver là, à sourire de même. Bêtement. Au rythme du traitement des photos, il tria, nettoya les clichés numériques, mettant progressivement de côté l'anniversaire de Théo, la nuit de folie dans le lit de Guillaume, et les moments désagréables qui peuplaient la plupart de ses réveils.
Une autre photographie. Un baiser. Un regard complice. Elles exhalaient une fraîcheur et un bonheur non contenu, qu'il était parfois difficile de capturer. Mais donner une seconde vie à ces moments qui n'avaient duré qu'une fraction de seconde, c'était ce qu'il faisait de mieux.
Et lefaire à poil au bout de son lit, frais de sa douche dominicale ? C'étaitencore meilleur.
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