Chapitre 12
<3
***
La soirée avait été une catastrophe.
Tandis qu'il passait le chiffon sur le comptoir, Sofian rangeant les derniers verres à ses côtés, Thomas gardait un œil attentif sur Guillaume. Depuis plus d'une heure, le maquillage avait ravagé ses joues, coulant à travers les larmes. Au moins, ses hoquets et ses pleurs avaient fini par cesser. Ses longs cheveux bruns étaient toujours savamment tressés, malgré ses doigts qui les trituraient toutes les deux minutes avec acharnement.
« Bon sang, où est David ? siffla Sofian.
Un hoquet, et les sanglots reprirent.
-So', bordel, le tact...
Face à Guillaume et son chagrin à moitié noyé dans l'alcool à leur insu, les deux hommes étaient incapables de savoir ce qu'ils devaient faire exactement.
La soirée aurait dû se passer à peu près convenablement, malgré la présence de la petite Jade. Son père l'avait récupérée dès la fin de son service, congédié en avance par leur manager qui avait fait preuve de clémence (et de pitié pour le reste de l'équipe qui se relayait pour garder l'enfant).
Tout aurait dû, ensuite, se passer comme de coutume. S'occuper des clients, fermer le bar, nettoyer, et, enfin, rentrer et dormir. Mais pour le coup, ils se retrouvaient dans une situation délicate.
Car au beau milieu de la soirée, le drame qu'ils attendaient tous depuis des mois avait éclaté : le grand et imposant David était venu sortir Guillaume de la piste où il dansait, trop près des autres corps. D'une poigne de fer, il l'avait agrippé par le bras, l'extirpant de la marée humaine qui se trainait là les samedi soirs. Les mots avaient fusé, et Thomas regrettait de ne pas s'être approché pour intervenir plus rapidement, savoir de quoi il était retourné pour rassurer Guillaume. Il n'y avait qu'une chose de certaine, cependant : la fin de cette relation, qui faisait un peu écho à celle qu'il n'avait lui-même pas menée à bien, un an auparavant.
-Vous trainez, les mecs ?
Tian, le videur en chef de la salle, s'était approché tranquillement. Sa veste sous le bras à cause de la chaleur qui régnait encore dans la salle, il avait défait les premiers boutons de sa chemise. La piste était déserte depuis longtemps, à présent. La musique s'était tue, ne laissant que le bruit des verres, des bouteilles, des chiffons, des tabourets raclant le sol, envahir l'espace tout autour d'eux.
Et les reniflements intempestifs de Guillaume.
Thomas récupéra l'attention de Tian en s'approchant de lui. D'une main discrète sur son bras, il le détourna du jeune serveur accoudé au bar et l'éloigna de quelques pas.
-T'as vu David ? souffla-t-il.
-Dav' ? Normalement il a fini depuis un moment, il a dû rentrer chez lui depuis belle lurette...
Thomas jura tout bas, s'attirant un regard curieux, puis l'Asiatique jeta un coup d'œil en direction de Guillaume.
-Qu'est-ce qui se passe, ici ? grogna-t-il entre ses dents.
-David l'a largué et s'est barré, marmonna Thomas tout bas.
-Meeeeerde, code rouge ?
-Code grande marée, même.
Tian soupira, croisa les bras. Les sourcils froncés, il jeta un coup d'œil à Guillaume, qui ne leur prêtait aucune attention tandis que Sofian lui tapotait gentiment l'épaule.
-Il est torché ou je rêve ?
-M'en parle pas, va falloir le ramener chez lui, souffla Thomas. C'est une éponge...
-J'aurais dit une épave.
-Tu m'expliqueras la différence entre les deux demain...
Tian haussa une épaule avec un petit sourire désolé, qui signifiait ouvertement qu'il connaissait la différence entre ces deux états pitoyables. Quelque part, Thomas craignait avoir fait partie de la catégorie des éponges, une semaine plus tôt. Il grimaça, avant de reporter son attention sur Guillaume. Le jeune homme ne pleurait plus, les yeux mi-clos, la joue posée à même le comptoir froid.
-Je crois qu'on le perd, marmonna Thomas. J'ai juste ma moto, t'as moyen de nous larguer chez lui avec ta caisse ?
-Sofian ne peut pas ?
-Il est en moto, lui aussi.
Tian jeta de nouveau un coup d'œil à Guillaume, mais son air sévère ne fut que passager. Il se dérida rapidement, et soupira.
-Vous checkez avant s'il doit vomir, j'aimerais qu'on évite les dommages collatéraux dans ma bagnole...
-T'es cool, Tian.
-Je vous attends sur le parvis, grogna l'homme en tournant les talons. Tu ne pouvais pas demander à Théo, sérieux ? Il habite plus près...
-Tu le vois quelque part ?
Thomas l'entendit bougonner encore quelques secondes à propos du clan des blonds inutiles tandis qu'il s'éloignait, ses talons claquant sur le sol. Puis le barman revint au comptoir, conscient du regard sombre de Sofian qui l'observait.
-Alors ? demanda ce dernier.
-Je m'en charge. Tian me largue chez lui...
-Y'a plus de bus pour rentrer, hors de question que tu te tapes toute la ville à pied en pleine nuit !
-Il a un canapé, j'attendrais qu'il fasse jour... Eh, Gui ? Guillaume ?
Du bout des doigts, il secoua le jeune homme, jusqu'à ce que ses grands yeux papillonnent enfin. Il n'aimait pas particulièrement gérer ce genre de situation, mais il se devait d'être présent pour ceux qui en avaient besoin. Guillaume faisait partie du lot. Plus encore, il était son ami.
Ce soir-là, la configuration lui rappelait une autre soirée, un an plus tôt, avec une tête blonde dévastée et abandonnée par tous ses amis. Qui eut cru que les choses auraient tant changé en si peu de temps ? Un an, il le savait, ce n'était rien.
-Ca va ma poule ? demanda doucement Thomas tandis que les grandes prunelles le regardaient avec incertitude.
-David arrive ?
Sa toute petite voix lui fendait le cœur. Guillaume renifla, tout bas. Son mascara accrochait ses cils en de tristes paquets. Thomas savait que le jeune serveur se détesterait au petit matin quand il se verrait dans le miroir, entre la douleur et l'état de son visage au réveil.
-Il est rentré, répondit Thomas, le plus doucement qu'il lui était possible. On va rentrer, d'accord ?
Il observa la bouche rosée se tordre dans une grimace durant une seconde. Puis les yeux se refermèrent, le jeune homme menaçant de vaciller encore. Ou de pleurer. Thomas lui donna une petite tape sur l'épaule pour le ramener dans la réalité.
-Eh, t'endors pas. Ton coloc' peut pas venir te chercher ?
Ce n'était pas la première que Guillaume se mettait dans un état pitoyable. Mais habituellement, c'était David qui le gérait. David qui le ramenait en voiture, David qui le veillait, que ce soit chez l'un ou chez l'autre. Depuis la fin d'année précédente, ils n'avaient plus eu à vraiment s'occuper de ça.
Guillaume redressa la tête en grimaçant de nouveau.
-Il est jamais là le soir, il doit faire la fête...
Impossible de savoir ce qui était le pire : son air hagard tandis qu'il parlait, lentement et les mots se confondant les uns dans les autres, ou son expression terriblement accablée ?
Thomas se pencha à sa hauteur. Il glissa une main dans les mèches qui lui collaient au visage, le dégageant gentiment.
-Ok, murmura-t-il au jeune homme. Je te ramène chez toi, d'accord ?
Guillaume hocha lentement la tête. Visiblement, il n'était pas en état de refuser. Peut-être l'idée ne l'effleurait-elle-même pas ?
-Et tu ne resteras pas seul, ajouta-t-il. D'accord aussi ? Je prends le canapé. Si y'a un soucis, tu viendras me voir.
Il ne fallut pas longtemps pour que Guillaume quitte son tabouret. Sofian le souleva presque pour l'en faire descendre, et Thomas l'agrippa pour être sûr que ses jambes ne s'effondrent pas sous son poids. Guillaume officiait dans la catégorie des poids plumes, songea-t-il vaguement tandis que le corps mince se serrait contre lui, bougonnant et reniflant.
-Ca va aller ? demanda Sofian en passant la tête par la porte du petit local.
Le bar était fermé depuis plusieurs minutes, la grande salle complètement évacuée. Les voix résonnaient, dans cet espace immense qui était le leur. Thomas entendit Sofian fouiner dans leurs affaires, pour en ressortir habillé et prêt à enfourcher son véhicule dès qu'il serait à l'extérieur. Sac sur le dos, pantalon de protection, casque sous le bras, le grand brun donna du menton vers Guillaume qui menaçait de s'endormir sur l'épaule de Thomas, qui soupira.
-Va falloir, grogna ce dernier. David va m'entendre quand je le verrais.
A l'extérieur, l'air frais fit frissonner Guillaume. Ses propos étaient devenus indistincts, et Thomas décida qu'il était plus que temps de rentrer. La porte passée, il chercha la petite voiture noire de Tian. A droite, à gauche, au milieu ? Rien.
-Devant toi.
Thomas sursauta à la voix qui s'éleva à côté de l'entrée. Ce n'était pas Tian. Quand la tête blonde apparut à la lumière des réverbères du parvis, il retint mal une grimace. Théo eut un petit rire à sa réaction, expirant une longue bouffée de vapeur blanche. Il enfonça rapidement une vapoteuse dans sa poche.
-Où est Tian ? marmonna Thomas.
-Il aide Gabriel avec le recrutement, ces types sont incapables d'arrêter de bosser et il s'est fait épingler dans le couloir en passant.
Thomas roula des yeux. Evidemment. Dès que Gabriel entrait dans l'équation, Tian était aux abonnés absent pour tout le reste.
-Du coup je me suis porté volontaire. Tian m'a dit vite fait pour...Enfin, tu vois.
Théo désigna rapidement Guillaume, et Thomas raffermit sa prise sur le jeune homme.
-C'est moche, reprit le blond. On gèrera David avec les gars du service. Je vous pose chez toi, ou chez lui ?
-Chez lui. Ce sera moins difficile s'il se réveille en terrain connu.
-Ouais, j'imagine bien..., ricana Théo. Il aime le confort.
-Quoi, c'est pas confortable, chez moi ?
-J'sais pas, tu m'as jamais laissé entrer.
A la remarque dépourvue de subtilité, Thomas se rembrunit et plissa les yeux. Avec un petit sourire en coin, Théo lui fit signe de suivre, jusqu'à la voiture sombre qui était garée à quelques mètres. Glisser Guillaume sur la banquette ne fut pas une mince affaire, l'attacher encore moins quand il fallut le manipuler comme une poupée inerte. Mais il était conscient, ou à peu près, ses yeux mi-clos suivant les gestes du barman.
-Allez ma poule, on rentre.
Un reniflement lui répondit. Parfait. C'était mieux que rien. La porte claqua. Quand il agrippa la poignée de la porte passager, Thomas leva les yeux sur Théo qui l'observait de l'autre côté du véhicule. Il l'imita quand il ouvrit la porte pour se glisser à l'intérieur. Il y faisait froid. Un peu moite. La voiture était loin d'être neuve, et les sièges étaient un peu élimés sur les bords.
Théo rit gentiment de son observation silencieuse tandis qu'ils enclenchaient leurs ceintures.
-Fais pas gaffe, dit-il. Je l'ai récupérée d'un pote.
-Tes potes t'aiment pas s'ils te refilent des trucs comme ça, marmonna Thomas.
-Ca me convient, pour ce que j'en fais.
Malgré l'aspect intérieur, le moteur ronronnait doucement. Théo avait une conduite douce, qui lui ressemblait quand on le connaissait un peu. Thomas mit quelques minutes avant de se détendre. Il était crispé. Il l'était toujours quand Théo apparaissait dans son champ de vision.
Ils s'appréciaient, pourtant. Beaucoup.
Leur rapide flirt d'autrefois, il le savait, ne perturbait que lui.
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