Chapitre 1

Cat

— Je n'en peux plus de cette chambre.

— Tu sais que tu passes ton temps à râler, mec ?

Pills n'a pas tort. Je ne fais que cela, en vrai. D'abord à cause de la chaleur, maintenant à cause de mon hospitalisation. Il y a bien eu une courte phase d'activité entre les deux, et pas des moindres. À croire que le juste milieu n'existe pas, avec moi.

— Je suis ici depuis quinze putain de jours, complété-je.

J'ai beau darder sur lui un regard lourd de sens, il ne s'en laisse pas conter. Il lève à peine les yeux des feuilles de résultats de mes dernières analyses, et continue comme si je n'existais pas.

— Ce qui est parfaitement normal, Cat, puisque tu as été victime d'une commotion cérébrale assez grave. Et ta luxation à l'épaule, il ne faut pas l'oublier non plus.

Je le sais, je ne minimise pas ce que j'ai subi, quand la bombe a sauté. J'ai été projeté à plusieurs mètres. Et si la distance qui m'en séparait m'a évité d'en mourir, ça ne m'a pas empêché de percuter la paroi rocheuse. Ma tête a violemment heurté la pierre, provoquant des lésions cérébrales non négligeables.

— Je sais, mais...

— Mais rien. On a évité le pire, mais si tu es toujours là au bout de deux semaines, ce n'est pas pour rien. Ton corps a besoin de repos et ton crâne de souffler un peu.

Certes. J'ai eu plusieurs hémorragies, qui, si elles appartiennent désormais au passé, m'ont laissé quelques hématomes et gonflements qui se résorbent doucement. Mon cerveau a morflé, je dois l'admettre.

— Mais je vais bien ? l'interrogé-je, suspicieux.

— Oui, tu n'auras aucune séquelle. Si tu te reposes et que tu arrêtes de gesticuler.

Je fronce le nez et grommelle comme un gosse, en passant mes doigts dans ma repousse de cheveux. Rasés à mon arrivée, ils ont presque déjà rattrapé leur longueur d'avant. Quelques millimètres, en fait, parce que je ne les portais qu'ultra-courts. Cependant, je n'insiste plus, conscient que j'arrive au bout de la patience du médecin.

Pills lâche enfin ses feuilles d'analyses, qu'il replace au pied du lit médicalisé dans lequel je suis condamné depuis des jours. Puis il s'approche de moi en croisant les bras sur son torse.

— Le reste de l'équipe et moi, on rentre aujourd'hui à Coronado. On prend un vol dans deux heures. Je te revoie en Californie dans une semaine, ok ?

J'ai envie de hurler, mais je me retiens. Il ne m'apprend rien, il me l'a déjà dit au moins trois fois. N'empêche que c'est toujours aussi frustrant que savoir que les copains retournent à la maison, alors que je reste coincé ici pour au moins sept jours.

Si je suis relativement calme, c'est parce que je me contiens. Tout m'exaspère, mais je tente de garder le contrôle sur mon caractère irascible, parce que je sais que ça ne peut que me desservir, si je deviens exécrable. Les infirmières ont beau être sympa, elles ont du boulot et je risquerais bien vite de m'attirer leurs foudres, si je m'avisais à les rendre marteau.

J'opine du chef, vaincu et laisse partir Pills avec regrets. Chacun de mes camarades est passé me voir et leurs visites vont me manquer. La semaine qui m'attend risque d'être longue, sans le soutien des potes. Néanmoins, je m'accroche à l'espoir de les revoir bientôt.

Je n'ai plus qu'un seul souhait : rentrer chez moi, retrouver ma maison et mes chats et dormir. Puis, quand ça ira mieux, reprendre le boulot, rejoindre les gars et recommencer ce pour quoi je suis fait : défendre mon pays.

***

L'Allemagne ne va pas me manquer. Non seulement j'ai détesté l'hôpital militaire dans lequel j'ai effectué ma convalescence, mais j'ai exécré le climat. OK, c'est le printemps en Europe, et c'est une météo de saison, mais cette pluie discontinue aura eu raison du reste de ma bonne volonté. Je suis certain que le personnel médical était plus que ravi de se débarrasser de moi, ce matin, quand j'ai quitté la clinique. Je ne peux leur en vouloir pour les mines réjouies que les infirmières arboraient lorsque j'ai franchi les portes coulissantes du hall, dans la chaise-roulante poussée par un des aides-soignants.

N'empêche, je ne suis pas certain que l'avion médicalisé auquel j'ai eu droit pour traverser l'Atlantique était nécessaire, mais je dois avouer avoir apprécié le confort. C'est fort d'un bon sommeil et d'un personnel aux petits soins que je débarque sur le tarmac de l'aéroport militaire de San Diego, le sourire aux lèvres et le cœur battant à tout rompre.

Je suis de retour à la maison, et ça fait du bien ! Même le soleil est de la partie pour m'accueillir ! Bon, en même temps, il l'est la majeure partie du temps, dans ce coin du monde.

La présence de ma mère, dans le hall d'arrivée, n'altère pas ma bonne humeur. Debout à côté de Barnes, mon chef, elle me scrute comme une louve le ferait sur son petit. Putain, manquait plus que ça !

Je n'ai rien contre elle. J'aime l'auteure de mes jours. Je l'adore, même. Mais qu'elle soit là, à Coronado, alors qu'elle habite en Floride, n'annonce rien de bon. Si elle a fait tout ce chemin pour être présente à mon arrivée, c'est qu'elle a bien l'intention de rester, au moins quelques jours. Et ça, c'est la merde.

Je vis seul depuis dix ans. Mes six chats sont les seules personnes à partager ma vie. Et si j'espérais reprendre ma petite vie de célibataire tranquillement, je sens que c'est compromis. La preuve ? Elle se précipite sur moi, arrache les poignées du fauteuil roulant à la gentille petite infirmière, qui hoquète de stupeur de se faire subtiliser son patient et pose ses lèvres sur mon front comme à un gamin.

— Mon chéri ! s'exclame-t-elle, d'un ton bizarre, entre joie et sérieux. Je me suis tellement inquiétée. Mais Dieu merci, tu es de retour et je vais bien m'occuper de toi !

Je réprime une grimace, parce que je connais bien Grace Williams. Susceptible au possible, elle risque de se vexer si je lui montre le moindre signe d'exaspération. Plaquant un sourire sur mon visage, je remercie la belle soignante rousse d'un signe de tête, en me morigénant de n'avoir pas eu l'intelligence de lui demander son numéro avant l'apparition de ma mère. Vu que sa principale préoccupation est ma condition de célibataire endurci, à 32 ans passés, inutile de lui donner du grain à moudre.

Tant pis, je laisse passer ma chance et regarde la jolie militaire qui pince les lèvres en silence.

— M'man ? Qu'est-ce que tu fais là ?

— Eh bien, tu ne croyais quand même pas que j'allais te laisser seul après ce qui t'est arrivé ? s'offusque-t-elle. Tu as besoin d'aide !

Je grimace et tente une autre approche.

— P'pa aussi a besoin de toi, lui fais-je remarquer. Il...

— ... est parfaitement capable de gérer son diabète tout seul. Il serait bien venu aussi, mais avec les chats, c'est compliqué.

J'acquiesce, bénissant les félins de mes parents ! Les deux à gérer ? Pitié !

— Je peux m'en sortir, grogné-je. J'ai juste à me reposer !

— Raison de plus pour que je vienne. Tu n'auras rien à faire. Je vais tout gérer : le ménage, les repas... tu n'auras qu'à te concentrer sur ta rémission, ce n'est pas beau, ça ?

Je jette un coup d'œil à Barnes, dont le sourire en coin, un peu narquois, me fait hausser un sourcil.

— Heureux de te voir, Cat, me salue-t-il d'un air avenant.

— Content de rentrer aussi.

Il hoche la tête, comme s'il comprenait. Peut-être a-t-il déjà vécu ce moment, après tout. Je ne connais pas ses états de service, mais je sais qu'il a servi sur le terrain, avant de passer à l'administratif.

N'empêche, moi, j'en ai ras le bol de ce fauteuil et, prenant ma mère de court, je me lève d'un coup et balance mon pied dans une des roues.

— Qu'est-ce que tu fais ? s'écrie-t-elle.

— C'est bon, j'ai gentiment accepté d'y poser mes fesses jusqu'à maintenant, mais là, c'est fini ! Je vais bien, je peux marcher.

Je récolte un hoquet offensé, mais Barnes se contente de me sourire. Lui, il me comprend, j'en suis certain.

— Bien, intervient-il soudain, maintenant que je sais que tu es entre de bonnes mains, Cat, je vais te laisser rentrer tranquillement chez toi. Tes collègues voulaient tous venir t'accueillir, mais je les en ai dissuadés, pour te laisser de l'air pour ton retour. Mais attends-toi à ce qu'ils débarquent prochainement... Je prendrai de tes nouvelles très vite, OK ?

J'opine du chef et le regarde s'éloigner d'un grand pas vif, avec une raideur qui ne laisse aucun doute sur sa carrière militaire. Dans ma vision périphérique, ma petite infirmière hésite, mais finit par se saisir du fauteuil vide pour s'éloigner. Si elle espérait plus de moi, le regard noir de ma mère l'en a définitivement dissuadée.

— On dirait que tu veux l'assassiner, lui fais-je remarquer, un brin amusé. Je croyais que tu me voulais marié ?

Elle balaie l'air de la main, comme exaspérée.

— Pas avec ce genre de fille, répond-elle d'un ton sec. Je les connais bien, elles ne rêvent que de mettre la main sur un jeune officier prometteur.

Je ris, en me gardant bien de lui signaler qu'elle a fait pareil, puisqu'elle était infirmière et mon père déjà haut gradé, quand ils se sont rencontrés, ici même, il y a de cela plus de trente ans. Je me tais et la suis jusqu'au parking, où nous nous engouffrons dans mon pick-up flambant neuf. J'en ai des sueurs froides, en l'imaginant le sortir du garage, plutôt étroit, mais ne pipe mot.

Je la laisse conduire, bien que l'envie de le faire ne me manque pas. Au moins, ça me donne tout le temps de détailler la jolie blonde assise derrière le volant. Elle n'a guère changé, depuis la dernière fois que je l'ai vue, l'été dernier. Grace Williams ne fait toujours pas son âge, c'est certain ! Grande et élancée, elle ne peut renier ses origines suédoises, dont elle m'a transmis également les principales caractéristiques. Je leur ai rendu visite en Floride en août, là où ils ont pris leur retraite. En vérité, ça m'arrange bien. Je les adore, mais les savoir à des milliers de miles de moi, j'aime aussi !

La vue de ma maison provoque en moi, une demi-heure plus tard, un sentiment d'apaisement que je ne pensais pas ressentir. Et quand, après être entré, je retrouve mes chats, c'est un bonheur infini qui prend possession de mon être.

Bordel, ce qu'ils m'avaient manqué !

Je prends le temps de caresser chacun d'eux puis m'affale sur le canapé, où Whisper me rejoint bien vite. Le vieux chat blanc grimpe sur mes genoux et se met à ronronner comme une chaudière, les yeux fermés de contentement. Rien d'étonnant, ça a toujours été le plus pot de colle.

Mes yeux balaient la pièce, qui a visiblement été nettoyée récemment. Tout était nickel avant que je ne parte en mission, mais il n'y a aucune trace de poussière sur les meubles : ma mère est passée par là, sans aucun doute. La seule tache à ce tableau idyllique est un énorme carton estampillé « Armée des États-Unis », encore scellé et posé contre la cheminée.

— C'est arrivé il y a environ une semaine, annonce ma mère, comme si elle avait lu dans mes pensées.

Sans doute a-t-elle juste remarqué la façon dont mes yeux se sont arrêtés sur l'objet, au demeurant fort encombrant.

— Ça doit être mes affaires, réponds-je. Je n'ai pas pu les récupérer, là-bas, parce que...

Parce que j'ai été blessé. Je ne termine pas ma phrase, pour ne pas l'effrayer. Mais la lueur de peur qui traverse ses iris bleus, je ne la manque pas. Femme de militaire, elle connaît les risques mieux que personne. J'aurais pu y passer et elle le sait. Je le sais aussi. Mais à quoi bon y revenir ? C'est mon boulot, ma vocation, ma passion. Et ce ne sera sans doute pas la dernière fois.

— J'ai pas le courage de m'en occuper, lâché-je dans un soupir.

— Tu l'ouvriras quand tu en auras envie, mon chéri. Repose-toi. Rien d'urgent dans tout ça !

C'est vrai. Et quand elle me propose de me faire un plat de lasagnes maison, j'oublie tout et décide de profiter de sa présence. Ce n'est pas si souvent que je peux déléguer, après tout.

***

— Comment tu vas, mec ?

— Ça va.

Je tape mon poing sur celui de Babel et lui désigne le transat voisin du mien de la main, pour l'inviter à s'installer.

Il ne se fait pas prier et accepte même avec un grand sourire la bière fraîche qui se matérialise devant ses yeux, alors qu'il est à peine allongé.

— Merci, madame Williams ! Vous êtes adorable !

Je lève les yeux au ciel, alors que ma mère minaude devant le sourire ultra-bright que lui balance mon coéquipier. Avec ses dents blanches comme la neige, ses cheveux de jais et ses grands yeux vert clair, Babel est bel homme. Et il le sait. Néanmoins, je sais que tout cela n'est que parfaitement innocent, et pas seulement parce qu'il est marié. C'est mon frère, d'armes et de cœur. Je le connais comme il me connaît.

— Comment allez-vous, John ? s'enquiert-elle. Et la petite, comment se porte-t-elle ?

— Super ! C'est une sacrée chipie.

— Quel âge a-t-elle, déjà ?

— Trois ans, ma'am.

Ma mère répète le chiffre, les yeux perdus dans le vide et je maudis le karma de m'avoir envoyé le seul gars marié du groupe, aujourd'hui. Bordel, ça va encore lui donner des idées !

— Comme le temps passe vite, murmure-t-elle. Et n'est-ce pas Alex, qui est papa, aussi ?

— Absolument, interviens-je. Mais il a dû quitter l'équipe, du coup.

Ma voix a claqué plus fort que prévu, mais tant pis.

— C'est pas à cause de ça, répond Babel. C'est parce qu'il avait atteint la limite d'âge.

Je roule des yeux puis le fusille du regard. Il grimace, et c'est tant mieux. Bordel, il ne m'aide pas, là !

— Peu importe. C'est sa décision, après tout.

Ma mère pince les lèvres en un fine ligne amère et je m'en veux presque quand elle s'éclipse dans la cuisine, au bord de la vexation.

— T'es vache, se marre mon collègue. Tu ne peux pas lui en vouloir de vouloir te caser. C'est dans la nature de toutes les mères, non ?

— Ouais... Sans doute, admets-je. Mais... j'ai tout ce qu'il me faut, tu vois.

Le regard menthe à l'eau de Babel se baisse sur le chat que je caresse d'une main distraite. Winny, le gros chat roux, en profite pour prendre ses aises sur mes genoux en gémissant de bien-être.

— Tu reviens quand ? enchaîne le brun entre deux goulées de malt.

— Dans une semaine, normalement. Putain, t'imagines pas comme j'ai hâte ! Ça va faire six semaines que je suis inactif !

— Et nous, on a bien besoin que tu reviennes aussi. Tu nous manques, mec.

Une bouffée de chaleur prend vie dans mon buste et mon cœur se gonfle à l'entendre avouer ça. Cette équipe, c'est ma raison de vivre, depuis dix ans. Tous, autant qu'ils sont, sont devenus mes frères. Fils unique, j'ai découvert l'amour fraternel en entrant dans l'armée. Mais avec les membres de la Team, c'est encore plus fusionnel. À la vie, à la mort.

Quand Babel me quitte, deux heures plus tard, j'ai le moral regonflé à bloc et l'envie de les revoir chevillée au corps.

***

Les étoiles qui s'allument au fur et à mesure des minutes me semblent bien fades. La faute, sans doute, au merveilleux spectacle de la voûte céleste, que nous pouvions admirer, chaque soir, en nous allongeant dans les dunes.

Dans le désert, aucune lumière ne vient polluer l'intensité sombre des cieux et les constellations brillent de mille feux. Ici, c'est sympa, mais rien à voir avec ce que j'ai ressenti là-bas.

L'avantage de la Californie, et de ma terrasse en particulier, c'est que c'est quand même vachement plus tranquille. Pas de serpents venimeux, de scorpions gros comme des rats. Dans cette partie de la Californie du sud, on a notre lot de bestioles étranges et dangereuses, à cause du climat, mais rien à voir quand même.

N'empêche, c'est surtout au niveau des bêtes à deux pattes que c'est surtout problématique. De celles qui tirent sur tout ce qui bouge, adultes comme enfants, ou qui placent des mines un peu partout.

Je chasse l'idée bien vite. Je n'ai pas envie de penser à tout ça.

Depuis un mois et demi, j'occulte la question. Je balaie les images de mes yeux. Je repousse les bruits qui inondent mes souvenirs. Le clic du déclenchement de la bombe résonne encore trop dans mes oreilles, même des jours et des jours après.

— Tiens, tes médicaments.

Surpris au milieu de mes pensées, je sursaute presque alors que la porte-fenêtre coulisse et que les longs doigts de ma mère apparaissent sous mes yeux. Sur sa paume grande ouverte, deux pilules blanches, que je m'empresse d'avaler avec un peu d'eau.

Je n'y réfléchis même pas. Je ne sais pas si elle est au courant qu'il s'agit en fait de somnifères. Le médecin de l'hôpital militaire me les a prescrits dès le premier jour de mon admission. Entre les maux de tête intenses, les courbatures dues à mon vol plané et les acouphènes dont j'ai souffert à mon réveil, j'avais besoin de dormir.

Autre avantage : aucun rêve ne peuple mes nuits. Enfin, c'est surtout les cauchemars qui me font peur. Mais vu que Pills a renouvelé mon ordonnance, mon sommeil est tranquille. Tant mieux.

— Est-ce que tu veux te joindre à moi ? demandé-je en lui désignant le salon de jardin.

— Oh non, mon chéri. Je suis fatiguée, je n'ai plus la même résistance que toi. Et avec ton père qui s'obstine à m'appeler aux aurores, dès qu'il est levé, je t'avoue que je suis crevée. J'ai beau lui expliquer qu'il y a trois heures de décalage horaire avec la Floride, et qu'il me réveille à trois heures du matin, du coup, rien à faire, il recommence le lendemain !

Elle ponctue sa phrase d'une main sur la bouche, pour cacher le bâillement qui l'assaille. Et je ris en secouant la tête.

— Ce ne sera plus long, réponds-je, d'une voix plus douce. Plus que cinq jours, et tu vas retrouver papa.

Ma mère ne répond pas, se contentant d'observer avec fascination la flamme des bougies à la citronnelle que j'ai disposées sur la table extérieure.

— Tu es sûre que ça va aller ? me demande-t-elle soudain.

Je hausse les sourcils, alors qu'elle plante un regard anxieux dans mes deux billes bleues, si semblables aux siennes.

— Je reprends le boulot lundi, m'man. Je peux même être envoyé en mission aussi vite. Donc je suis opérationnel ! Et si je peux sauter en parachute ou buter un ou deux terroristes, je crois que le ménage et la bouffe, ce n'est pas hors d'atteinte pour moi.

Elle lève les yeux au ciel, tandis que je ricane doucement.

— Quand même... murmure-t-elle.

— M'man... Je vais bien, OK ? Allez, va te coucher, je ne vais pas tarder non plus.

La vérité, c'est que l'effet des cachets est relativement rapide et j'aime mieux être dans mon lit quand le sommeil me prend. Néanmoins, je m'attarde quelques minutes encore et savoure les bruits environnants.

Lorsque la dernière bougie s'éteint, j'y vois le signe qu'il est temps de rentrer. Je range mes chaises de jardin, referme la porte derrière moi et m'approche du couloir. Cependant, je m'arrête net, en avisant le gros carton, que je n'ai toujours pas touché.

Merde, s'il y a des fringues sales ou de la bouffe avariée, il faudrait sans doute que je m'en occupe avant de reprendre le travail ! Mû par je ne sais quelle énergie, je m'approche, saisis un couteau et coupe les rubans adhésifs qui ferment les rabats. Un coup d'œil à l'intérieur, et je souffle de soulagement. Rien de moisi ou pourri et mes fringues ont visiblement été lavées et pliées avant rangement.

Pourtant, autre chose attire mon regard. La photo de mes chats, placée au-dessus, a sans doute été récupérée dans mon gilet tactique, après mon admission à l'hôpital. Mais la seconde photo et le papier plié en quatre, ils ne me disent rien. Curieux, je déplie le document et comprends bien vite de quoi il s'agit, quand un flash surgit dans ma tête.

Putain de merde. C'est les trucs que m'a filé Squale, avant de mourir.

Je ferme les yeux, décontenancé. Une envie folle de les balancer dans le carton et de les oublier me taraude et il me faut une volonté de fer pour m'en empêcher. Je n'ai pas envie de repenser à tout cela, bordel ! Depuis un mois et demi, j'essaie d'oublier que je n'ai pas seulement été blessé, mais qu'un camarade est mort. Qu'il a sauté sur une mine, que son corps disloqué a été projeté dans toutes les directions et qu'avant de perdre connaissance, j'en étais recouvert.

Merde. Pas. Envie. D'y. Penser.

Personne ne m'en a parlé, comme un consensus général à ne pas évoquer des souvenirs à ne pas ressasser, alors que je devais me remettre sur pied. Là, ça s'abat sur moi comme un cheval au galop, tel un mur pris en pleine face.

Mes doigts lâchent les deux feuilles, qui retombent au milieu des fringues. Dormir, je crois que c'est ça que je devrais faire. C'est plus sûr. C'est plus simple aussi, pour ma santé mentale. Je ne m'y suis pas encore penché, trop concentré sur mes blessures physiques. Et là, c'est trop violent.

Délaissant le carton, je fais trois pas vers le couloir, mais mes pieds bloquent sur le seuil de la porte. Je me retourne, fixe le colis une longue minute avant de pousser un soupir de lassitude.

La curiosité l'emporte, je rebrousse chemin, m'empare des deux feuilles et rejoins ma chambre sans oser baisser les yeux sur mes mains tremblantes. Je ne devrais pas regarder. Je ne devrais pas m'y intéresser. Je sais que ça va remuer des souvenirs nauséabonds, que je ferais mieux d'enfouir au fond de ma mémoire.

Pourtant, en atteignant ma chambre, je me débarrasse de mes fringues, m'allonge sur le lit et me plonge enfin dans la contemplation de la photo qui accompagne la feuille. Mes yeux s'écarquillent, quand je me rends compte qu'il s'agit d'une femme. Une rousse, sublime, bien plus belle que celle de mon vol retour. Mon regard s'attarde sur ses yeux couleur de miel, sur son teint pâle aux multiples taches orangées. Mais c'est surtout son sourire qui retient mon attention. Chaud, lumineux, empreint d'un amour indéniable pour le photographe, qu'elle fixe.

Un vif sentiment étrange me traverse. De la jalousie ? Sérieux ? Merde, mec, arrête ça tout de suite ! T'es en train de baver sur la veuve d'un soldat, là ! Parce qu'il ne fait aucun doute, à cet instant, qu'il s'agit de la femme de Squale. Ou de sa copine, mais c'est tout comme.

« Dis-lui que je l'aime ». Ses derniers mots refont surface, jaillissant de mon cerveau convalescent comme un diable de sa boîte. Putain, comment ai-je pu oublier ça ??

D'un coup, une migraine atroce traverse mon crâne, me faisant grimacer d'inconfort. Néanmoins, je ne peux cesser de fixer le cliché, comme hypnotisé. Rongé par le remord, je laisse ses derniers mots se répéter dans ma tête, jusqu'à en avoir le tournis.

Il t'a demandé quelque chose, bordel, et tu ne l'as pas fait !

Je grogne, alors que ma conscience se réveille et me morigène. La honte m'assaille.

Le problème, c'est que je ne sais pas si j'ai le courage de réaliser ses dernières volontés, alors qu'un voile de transpiration recouvre ma peau et qu'une sueur froide dévale mon échine.

Il est mort, mec ! Et toi tu es vivant !

C'est vrai. Et rien que pour cela, je dois le faire. J'en ai la force. Je suis un SEAL, je peux tout faire. Ce n'est pas si compliqué, n'est-ce pas ? Je dois juste y aller, dévoiler mon message, présenter mes condoléances et revenir.

J'ai quelques jours de libres, j'ai le temps.

Fort de ma nouvelle assurance, je saisis la feuille, qui s'avère être une lettre. Une lettre qui commence par « mon cher Harry ». Je ne vais pas plus loin, je ne m'en sens ni le courage, ni le droit. De toute façon, l'en-tête m'apprend tout ce dont j'ai besoin : un nom, Kendall Railey et une adresse, à San Francisco.

C'est décidé. Je vais y aller, dès demain. Juste le temps de réserver un vol, de débarquer, de faire ce que j'ai à faire et de rentrer. C'est simple. Et ma conscience sera tranquille.

La fatigue commence à m'envahir. Tant mieux. Et je me laisse couler dans un sommeil sans songes, pour mon plus grand soulagement.


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