Chapitre 18
Trois jours étaient passés depuis que Scyllia était arrivée au camp de commandement avec les renforts qu'elle était partie chercher au royaume d'Atora. Comme elle s'y attendait, la vie au camp était loin d'être paradisiaque, mais au moins, il y avait toujours quelque chose à faire. Au début, elle participait à l'organisation du camp et aux entraînements pour se préparer en cas d'attaque, mais son titre de prétendante à l'incarnation de la vie l'avait naturellement conduite à la tente qui servait d'infirmerie où elle passait désormais le plus clair de son temps.
Si certains de ses patients n'étaient là que pour des blessures causées par une maladresse ou reçues pendant leur entraînement, d'autres venaient avec des problèmes bien plus graves. Ça n'était pas parce qu'ils avaient planté leurs tentes que l'armée ne bougeait pas. Des escouades étaient constamment envoyées pour enrayer la progression de la fédération, mais ça n'était pas sans risques. Certaines revenaient entières, d'autres avec des hommes en moins, d'autres encore avec des blessés plus ou moins graves qui étaient amenés à Scyllia et aux autres mages médecins. Enfin, il y avait les escouades qui ne revenaient tout simplement pas.
En trois jours à ce poste, la prétendante avait donc dû se charger d'une mâchoire brisée, de trois plaies profondes au ventre, de plusieurs coups violents à la tête, de deux bras cassés et d'une jambe sectionnée au niveau du genou.
Ce dernier cas avait tout particulièrement affecté l'adolescente. Depuis presque un an, elle avait senti ses pouvoirs liés à la magie blanche se décupler sans en connaître la véritable raison. Shed supposait qu'il s'agissait d'un effet de la source des dragons qui s'éveillait avec la maîtrise qu'elle acquérait, mais elle n'en était pas certaine. Même Senca n'avait su confirmer cette théorie avec certitude. Il n'en restait pas moins qu'elle était devenue bien plus puissante dans la magie curative.
Elle était capable de refermer les plaies les plus graves avec autant d'aisance et de rapidité qu'un archimage, ressouder les os tout en évitant que cette opération ne soit douloureuse pour son patient, soigner les commotions et faire en sorte que la personne puisse repartir quelques minutes après, mais elle était absolument incapable de faire repousser un membre perdu et laissé sur le champ de bataille.
Cette opération-ci avait duré plus d'une heure et nécessité deux mages médecins en plus de Scyllia. Elle avait été d'autant plus éprouvante que l'homme ne cessait de bouger, de hurler et avait une incroyable résistance aux sorts d'anesthésie. À un moment, Shed s'était dit avec une pointe d'humour non dissimulée qu'ils devraient l'assommer pour le faire taire, mais il se tut et resta silencieux juste après que Scyllia se soit intérieurement énervée contre lui.
Finalement, elle avait réussi à stabiliser son état et empêché tout son sang de s'échapper pendant que les autres mages avaient refermé la blessure et créé un moignon. À peine quelques minutes après, l'homme s'était évanoui de fatigue. La guerre était terminée pour lui et il serait bientôt rapatrié à la capitale, dès qu'il aurait repris assez de forces pour pouvoir être transporté.
Ce cas, bien qu'éprouvant, n'avait cependant pas été le plus choquant pour la prétendante. Même s'il avait perdu sa jambe, au moins, cet homme était en vie. Elle ne pouvait pas en dire autant de deux autres soldats qui, eux, avaient été ramené avec un bras coupé pour l'un et une plaie allant de l'épaule à la hanche pour l'autre en début d'après-midi de ce troisième jour au campement. Malgré tous ses efforts et son acharnement, elle n'avait pas réussi à les sauver. Ils avaient perdu bien trop de sang et, comme pour un membre, elle était incapable d'en fabriquer.
Par la suite, ses deux personnes obnubilèrent ses pensées, si bien que cela s'en ressentit dans son travail. Ses soins étaient bien moins efficaces et rapides. De plus, elle consommait presque deux fois plus d'énergie pour un résultat moins précis.
— Va t'aérer un peu, lui conseilla Vincent, l'un des mages médecins, après qu'elle eut fini de s'occuper d'une blessure impressionnante de premier abord, mais loin d'être mortelle.
— Non, ça va aller, répondit la prétendante en le contournant pour se rendre à une bassine d'eau et se nettoyer les mains pleines de sang.
— Va t'aérer, insista-t-il. Tu as besoin de prendre l'air et de te convaincre qu'aussi puissante que tu sois, tu ne pouvais rien faire pour eux.
— Ça va je te dis ! s'énerva-t-elle.
— Si tu ne le fais pas pour toi, fais le au moins pour tes patients. Si on en reçoit un comme cette personne et que tu t'en occupes comme les deux derniers que tu as soignés, il y passera à coup sûr, argumenta-t-il en pointant du doigt l'homme amputé qui était allongé dans l'un des lits. Donc, je ne me répéterai pas, va prendre l'air.
— D'accord, céda la prétendante. Mais promets-moi de m'appeler si tu as besoin d'aide.
— Si c'est le cas, j'enverrai quelqu'un te chercher.
Après s'être séchée les mains, Scyllia sortit de la tente et inspira un grand bol d'air frais. À chaque fois qu'elle quittait cette infirmerie de fortune, elle avait l'impression de redécouvrir toutes les autres odeurs que celle de l'hémoglobine.
— Du sang, des viscère et du désespoir, chuchota-t-elle en se souvenant de ce qu'avait dit Shed à leur arrivée. Je ne vois pas en quoi ça t'excite.
— C'est par ce que ça n'est pas toi qui fais couler le sang, répondit-il. Tu verras que cette odeur prendra une toute autre signification lorsque tu seras au cœur de la bataille. Elle sera comme enivrante.
— Je ne suis pas comme toi, rétorqua-t-elle tout en marchant entre les tentes sans réel but ou destination précise. Lucas avait raison. J'ai appris à me battre pour me défendre, pas pour tuer.
— Attends, attends. Ne me dis pas que tu as décidé de rester dans cette tente pourrie et que tu ne vas pas aller te battre ! s'inquiéta le démon.
— J'irai me battre, le rassura-t-elle. Mais je ferais en sorte qu'il y ait le moins de victimes possible des deux côtés.
Avec cette réponse, le démon la laissa tranquille. Ses pas finirent par la mener à une petite clairière au cœur de la forêt qui servait de terrain d'entraînement. Un instant, elle hésita à se joindre aux soldats présents, mais se ravisa en se disant que ce serait une perte d'énergie et de la fatigue inutile. Si de nouveaux patients arrivaient avec des blessures graves, elle se devait d'être en pleine forme pour les recevoir, et non épuisée.
— Pourtant, ce genre d'exercice te permet de te vider la tête d'habitude. Cela te permettrait d'oublier un tant soit peu les deux soldats que tu n'as pas réussi à sauver.
— Non, décida-t-elle. Je ne les connais pas assez bien. Si je m'emporte et qu'ils ne sont pas prêts, je risque de les blesser. Et avant que tu ne le proposes, je n'ai pas vraiment la tête à me prendre une raclée contre toi.
Une nouvelle fois, le démon n'insista pas et laissa son hôte avoir le dernier mot. Elle décida donc de s'asseoir au pied d'un arbre et observa les différents combats qui avaient lieux dans la clairière.
Une grande majorité d'entre eux était les soldats de l'armée de Tremiss qui combattaient certes bien, mais qui manquaient de quelque chose pour que Scyllia ne se dise pas qu'elle pouvait vaincre aisément la plupart d'entre eux. La minorité que constituaient les paladins d'Atora attira cependant plus son attention.
Tout comme les prêtres, ils avaient recours à toutes sortes de prodiges accordés par les dieux pour les assister dans leurs combats. Certains amélioraient leurs vitesses, d'autres leur force ou leur résistance. Il y avait aussi des prodiges plus offensifs tels que les lames de lumières qui rendaient une épée émoussée aussi tranchante qu'une lame de rasoir ou bien des attaques qui pouvaient s'apparenter à un sort rouge de mage.
Le fait qu'ils comptent autant sur les prodiges avait d'ailleurs inquiété la prétendante. Après tout, si leurs pouvoirs venaient en partie des dieux et que ces derniers avaient décidé de rester impartial dans cette guerre, elle craignait qu'ils ne puissent pas les utiliser contre la fédération. Cependant, Archibald l'avait rassurée sur ce point. Les prodiges étaient une récompense à leur foi et à leur entraînement, ils avaient donc travaillés pour les développer et pouvaient y avoir recours tant que cela n'allait pas à l'encontre des principes des dieux à qui ils empruntaient ces pouvoirs.
— Je me disais bien aussi que le visage de cette jeune mage qui se balade dans le camp me disait quelque chose, fit soudain une voix féminine à sa gauche.
Surprise, Scyllia tourna la tête et vit qu'un soldat en armure complète s'approchait d'elle. C'était donc bien d'elle qu'elle parlait, mais avec le casque qui lui cachait le visage, Scyllia n'arrivait pas à se souvenir d'elle rien qu'à la voix. La soldate sembla comprendre qu'elle ne l'avait pas reconnue et retira son heaume.
— Ruby ? s'étonna la prétendante en reconnaissant la personne qui l'avait tant soutenue deux ans auparavant, lorsqu'elle avait intégré la garde.
— Alors, comment va ma fille la plus turbulente ? sourit-elle.
— B...Bien, répondit Scyllia en se relevant pour l'embrasser. Mais qu'est-ce que tu fais ici ?
— La garde de la capitale est une branche de l'armée, donc lorsque la guerre a été déclarée, j'ai été envoyée au front. Et toi ? Il me semble que tu n'as que seize ans. Ne me dis pas que tu as falsifié une fiche de recrutement !
— C'est ce que j'ai fait... Mais ça n'a pas marché. Pour m'occuper et éviter d'avoir à me surveiller, ils m'ont envoyé en tant qu'émissaire à Atora.
— C'est donc toi qui as ramené ces paladins. Je dois dire que leur présence a un peu remonté le moral des troupes. Et puis... Ils ne sont pas déplaisants à regarder, dit-elle avec un clin d'œil.
— Hein ? Quoi ? Mais, et Ivan ?
— Allons ! Ça n'est pas parce qu'on a un tableau chez soi que l'on ne peut pas en admirer d'autres ! Je dois d'ailleurs avouer que leur commandant, ce grand inquisiteur, est très séduisant dans son armure dorée.
— Désolé, mais il est marié, a un enfant et est sur le point d'en avoir un deuxième... Et c'est mon oncle.
— Maintenant que tu me le dis, je me souviens que tu m'en avais parlé à l'époque, réfléchit-t-elle.
— Mais du coup, si tu te trouves ici, Ivan est là lui aussi ?
— Oui et non. Il a quitté l'armée il y a cinq mois pour que nous puissions vivre ensemble officiellement, donc il n'a pu nous rejoindre qu'au moment où le roi a décidé de recruter des civils. Ivan a été affecté à un autre camp.
Même s'ils ne se trouvaient pas dans le même campement, le fait qu'ils soient ensemble faisait qu'elle aurait été avertie s'il lui était arrivé quelque chose. Elle ne semblait pas triste en parlant de lui, cela voulait dire qu'il y avait de grandes chances qu'il soit encore en vie.
— Et les autres ?
— Ils sont tous ici, sous mes ordres... Enfin, presque tous.
Cette fois-ci, la prétendante sentit une pointe de tristesse dans sa voix. Il devait être arrivé quelque chose à certains membres de son escouade.
— Il y a un mois, Jérôme et Thibault se sont fait tuer lors d'une mission pour libérer un village qui servait de camp à la fédération, dit-elle d'une voix étranglée.
— Je... Je suis désolée.
Ces deux personnes, elle-même les avait côtoyés lors de son passage à la caserne. Ils faisaient partis des hommes d'Ivan et avaient toujours été gentils avec elle. Jérôme avait été celui qu'elle avait affronté au premier jour pour montrer ses compétences à l'épée et Thibault celui qui ne cessait de faire des blagues à tout le monde. Savoir qu'ils avaient tout les deux été tués attrista sincèrement l'adolescente qui les appréciait tous les deux.
— Nous connaissions les risques en partant pour ce village et nous avions tous conscience que l'on ne reviendrait peut-être pas. Certaines escouades n'ont pas eut autant de chance et se sont faites totalement décimer lors de cette attaque. Au moins, nous nous consolons en nous disant que leur sacrifice n'a pas été vain. Toutes les personnes qui étaient retenues dans ce village ont pu s'échapper et le camp de la fédération a été rasé.
— J'espère que cette guerre prendra bientôt fin. Je ne suis ici que depuis trois jours et j'ai déjà vu des horreurs que je ne pourrais pas oublier.
— Si tu veux, on peut aller en parler dans ma tente. Crois-moi, se confier sur ce genre de chose fait du bien.
— Si ça peut m'empêcher d'y penser pendant que je suis ici, ou au moins que ça ne m'affecte pas dans ce que je fais, je te suis, accepta Scyllia.
Emboîtant le pas de Ruby, l'adolescente quitta la clairière et traversa le camp jusqu'à arriver à un regroupement de tente où les visages des personnes qui s'y trouvaient lui étaient familiers. Cela faisait presque deux ans et pourtant, elle se souvenait du nom de chacun d'entre eux et de quelle place ils occupaient dans cette famille qu'était la compagnie d'Ivan. En vérité, il y en avait certains dont elle n'arrivait pas à se souvenir, mais elle était sûre qu'ils n'étaient pas présents au moment où elle avait intégré la caserne
— Les enfants ! appela Ruby. Regardez qui je ramène. Votre petite sœur est de retour !
— Capitaine ? Vous êtes déjà de retour ? questionna l'un d'eux.
Scyllia n'y avait pas pensé, mais avec le retrait d'Ivan, Ruby avait dû être promue et était passée de lieutenant à capitaine. Ce choix avait été judicieux selon l'adolescente vu qu'elle était le second du capitaine Ivan et qu'elle savait déjà se faire obéir de ces soldats qui, pour certains, avaient une forte personnalité.
— Scyllia ? reconnut un autre soldat.
— Bonjour tout le monde, salua-t-elle avec un léger sourire. Ça faisait longtemps.
Si la prétendante était à la base venue pour se confier en tête à tête avec Ruby, elle dut se faire à l'idée que cela devrait attendre. Dès que son nom avait été prononcé, tous ceux qui l'avaient côtoyée se mirent à l'entourer et à parler en même temps, si bien qu'elle ne comprit absolument rien à ce qu'ils disaient. Ils n'avaient pas changé, rit-elle intérieurement.
— C'est vrai que ça fait plaisir de les revoir, admit Shed. Je dois t'avouer que tout leurs petits jeux stupides me manquent parfois.
— Les enfants, un peu de calme, réprimanda Ruby. Et écartez-vous un peu pour qu'elle puisse au moins respirer !
Au moins, elle n'avait pas perdu de son autorité. Tout le monde avait reculé en un instant et s'était écarté pour les laisser passer. Voyant qu'ils étaient tous heureux de la revoir, Scyllia prit place près du feu de camp plutôt que d'insister auprès de Ruby pour lui parler. Entourée comme elle l'était, elle pourrait peut-être se changer les idées et oublier un tant soit peu les personnes qu'elle avait vues mourir aujourd'hui.
Vu qu'ils insistaient, elle commença par raconter comment elle était arrivée ici malgré son âge et ce qu'elle faisait dans le camp depuis son arrivée. Puis, petit à petit, les sujets de discussions s'éloignèrent de l'instant présent et de la guerre. Elle écouta attentivement chacun d'entre eux et apprit ainsi que l'un d'eux s'était marié, qu'un second était devenu père ou bien encore qu'un autre avait rencontré la femme de sa vie... La cinquième qu'il appelait comme ça en dix mois d'après ses compagnons.
Après avoir fait le tour de chacun de ceux qu'elle connaissait, Ruby lui présenta les nouvelles recrues qui avaient rejoint sa compagnie après le départ de la prétendante. Parmi ces trois nouvelles têtes, Scyllia ne put se retenir de sourire en voyant qu'il y avait une fille. Avec tous ces garçons un peu bourru, la pauvre devait en voir de toutes les couleurs, surtout qu'elle était jeune et paraissait très timide. Heureusement, elle savait aussi que Ruby était là pour la soutenir et les reprendre s'ils allaient trop loin.
Finalement, elle passa le reste de l'après-midi et toute la soirée avec eux sans qu'un soldat ne vienne la chercher pour la ramener à la tente qui servait d'infirmerie. Elle en déduisit donc qu'il ne devait pas y avoir eu de nouveaux blessés graves.
Lorsque la fatigue se fit sentir et que les soldats commencèrent à se disperser pour retourner dans leur tente, Ruby fit un signe discret à Scyllia et partit dans la sienne. Après avoir salué ceux qui se trouvaient encore autour du feu de camp, la prétendante rejoignit leur capitaine et la trouva debout au milieu de sa tente, en train de retirer son armure.
À part elle, Scyllia discerna deux malles aux couvercles plats qui servaient aussi de table de nuit pour poser des lampes à huile ainsi que deux lits. Ruby devait sans aucun doute partager sa tente avec l'autre femme de la compagnie, mais celle-ci se trouvait encore près du feu de camp.
— Ils sont gentils, mais tellement épuisants ! souffla-t-elle avec un ton plaintif exagéré en s'asseyant sur un lit tout en invitant Scyllia à en faire de même sur l'autre.
— Pour moi, cette soirée était presque surréaliste. Jamais je n'aurai imaginé m'amuser comme ça dans un camp militaire alors que nous sommes en pleine guerre.
— Chez certains, la discipline règne à tout instant, mais je pense personnellement que ce genre de petit moment est nécessaire pour évacuer la tension. Cela permet de nous rappeler pourquoi nous nous battons. Pour que nous puissions continuer à rire, mais chez nous, en se sachant en sécurité.
— Avec tout ce bruit, il est étonnant qu'on ne vous ait pas demandé de planter vos tentes à l'écart, commenta l'adolescente avec un léger rire.
— J'ai aussi eu cette crainte au début, alors je suis allée voir les capitaines des compagnies aux alentours pour leur dire qu'ils n'hésitent pas à venir me voir si mes sales garnements faisaient trop de bruits. Néanmoins, je pense qu'ils sont aussi conscients que nous avons besoin de rire ainsi, parce que personne n'est venu se plaindre jusque-là. Mais je ne t'ai pas proposé de venir pour parler des problèmes que me posent les enfants. Dis-moi ce qui ne va pas.
— Comme je l'ai expliquée aux autres, depuis que je suis ici, j'assiste les mages médecins dans la tente qui sert d'infirmerie. Vu que je suis prétendante à l'incarnation de la vie, c'est la place qui me correspond le mieux. Mais aujourd'hui, deux personnes sont mortes sans que je ne puisse faire quoi que ce soit.
— Et tu penses que tu aurais pu les sauver ?
— Leurs blessures étaient bien trop importantes et ils avaient perdu bien trop de sang. Mais l'un des deux... L'un des deux... hésita-t-elle avec une voix étranglée en se remémorant son visage. Même dans cet état, je l'entendais parler. Il était tellement faible que c'était presque inaudible, mais il ne cessait de répéter qu'il ne voulait pas mourir... Et malgré ça, je n'ai pas réussi à le sauver.
Voyant qu'elle était en train de revivre ce moment pénible, Ruby s'approcha d'elle et la prit dans ses bras. Cette étreinte l'invitait à lâcher prise, mais Scyllia se refusait à pleurer et serrait la mâchoire en refoulant ses émotions.
— Aussi puissante sois-tu, tu ne pourras jamais sauver tout le monde, dit la capitaine.
Ces mots étaient presque les mêmes que ceux de Vincent, mais pourtant, ils n'avaient pas le même impacte. Le mage médecin s'était totalement détaché de la mort pour faire son travail alors que Ruby, elle, était directement concernée vu qu'elle s'incluait dans ce « tout le monde ».
— Tu sais, tout le monde a peur de mourir, mais je suis absolument certaine que ce soldat ne t'en veut pas et que, de là où il est, il te remercie tout de même d'avoir fait tout ton possible pour essayer de le sauver.
— Si seulement je pouvais faire plus...
— Comme tu l'as dit, tu ne pouvais rien pour lui dans son état. Faire plus voudrait dire être capable de ressusciter les gens, mais seules les dieux ont ce pouvoir.
— Et, comme te l'a expliqué Sina il y a deux ans lors du colisée, si tu ressuscites quelqu'un, tu utiliseras une quantité d'énergie telle, que tu prétendras au titre de déesse de la vie. N'oublie pas ce qu'elle t'a dit. Ce processus est irréversible et dès que tu te seras engagée dans cette voie, tu devras agir comme une véritable déesse et donc tu ne pourras plus intervenir dans ce conflit vu que les dieux ont souhaité rester impartial.
— Mais alors qu'est-ce que je dois faire ? Oublier ceux que je n'ai pas réussi à sauver ?
— Certains font ça, admit Ruby. Mais ça ne te correspond pas. Comme je l'ai fait avec Thibault et Jérôme, au lieu de les pleurer, remercie-les pour leur sacrifice et fait en sorte qu'ils ne soient pas morts en vain. Et, lorsque tu t'occupes d'un autre blessé, ne laisse pas ces pensées te parasiter l'esprit. Encore une fois, tu l'as dit toi-même. Tu ne pouvais rien pour eux. Mais les soldats qui se présentent après ont besoin de toi et placent toute leur confiance en toi. C'est pour ça qu'il faut que tu y mettes autant d'énergie et de conviction que tu l'as fait pour essayer de sauver leur camarade tombé au combat.
À mesure que Ruby expliquait son point de vue sur le fait d'être mage médecin, les doutes, les peurs, les angoisses et les remords de Scyllia s'estompèrent. Elle avait vraiment un don pour comprendre les gens et les soulager de leurs peines... De la même manière qu'une mère, pensa la prétendante.
Pendant plusieurs minutes, l'adolescente resta immobile dans les bras de la capitaine, puis, lorsqu'elle sentit que son cœur s'était allégé, elle se releva et fit face à cette personne qu'elle pouvait compter parmi ses amis.
— Merci Ruby. Tu avais raison, cela m'a fait du bien de parler.
— De rien. Et n'hésite pas à venir me voir si quelque chose ne va pas. Ma porte est toujours ouverte.
— Je repasserai, promit-elle. Même si tout va bien, je reviendrai pour passer du temps avec tout le monde.
— Et tu seras toujours la bienvenue. Au revoir Scyllia.
— Au revoir, et bonne nuit, lui souhaita-t-elle.
Après être sortie de la tante de la capitaine, la prétendante fit un dernier signe de la main au reste de la compagnie resté près du feu et partit rejoindre sa tente pour aller se coucher. Cette nuit-là, grâce à Ruby, Scyllia ne fit pas de cauchemar. Elle se réveilla le lendemain aux aurores avec une détermination retrouvée et un objectif en tête. Ce jour-là, aucune personne qui entrerait dans la tente infirmerie ne ressortirait les pieds devants.
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