9. L'entretien
Je me regarde dans le miroir : tenue réglementaire pour un entretien professionnel. Jupe cintrée et chemisier rose pâle, cheveux élégamment attachés, de fines boucles d'oreille, un maquillage simple, une touche de parfum : résultat satisfaisant. Je récupère mon sac en cuir que j'ai pris pour l'occasion et chausse mes talons noirs.
Je quitte ma chambre étudiante, puis sors de l'immeuble où je vis pour me rendre à mon entretien. Je n'ai pas besoin de prendre le bus, ce qui m'évitera les émanations de transpiration. Oui, même à cette heure matinale. La galerie a en plus l'avantage d'être proche de ma chambre. Mon préavis prendra fin après l'été, donc je n'aurais même pas à chercher un logement pour l'effectuer. Ce serait parfait si j'étais choisie. Je suis toutefois consciente que mon annulation d'il y a deux jours ne joue pas en ma faveur. Je vais devoir me montrer convaincante.
Je traverse à pas légers mais rapides. Je porte rarement des talons, pourtant je me sens à l'aise. Les rues sont déjà animées, les routes encombrées. Une chance que je n'aie pas choisi les bus. Au bout de la rue, j'aperçois l'enseigne de la galerie, un sourire satisfait prend naissance sur mon visage lorsqu'après un coup d'œil sur ma montre, je constate avec satisfaction que je suis en avance.
Je pousse la porte en verre et suis accueillie par un grand espace blanc, des cloisons délimitent les différentes salles d'exposition et y sont accrochées diverses photographies en noir et blanc. Mes yeux partent à la recherche de sculpture, mais avec déception je constate qu'il n'y en a pas.
— Vous devez être Mademoiselle Benedict, m'interpelle la voix rocailleuse du propriétaire alors que je me perdais dans la contemplation d'une des œuvres.
Je me retourne, confuse, et tente d'afficher un masque d'assurance, sans pour autant paraître arrogante.
— Bonjour, le salué-je en lui présentant ma main.
Il la saisit, tout en m'adressant un sourire chaleureux.
— Vous aimez la photographie ? s'intéresse-t-il.
— Je suis plutôt sculpture, avoué-je. Mais j'aime aussi la photo, me reprends-je de peur qu'il ne le prenne mal.
— Ne vous inquiétez pas, s'amuse-t-il. Je vous fais visiter la galerie puis on parle des tâches qui vous incomberont ?
J'acquiesce puis nous visitons les locaux. La grande salle forme en réalité un U et la galerie est bien plus grande qu'elle n'y paraît. L'arrière-salle est principalement utilisée pour entreposer les œuvres à exposer. Il m'explique les tâches que je devrais effectuer. Les invitations à envoyer, les traiteurs à réserver, les œuvres à réceptionner, vérifier, étiqueter. Je suis ravie de voir que je ne serais pas là que pour passer le balai, mais pour réellement apprendre à gérer une galerie. De plus, le propriétaire des lieux est un homme fort sympathique. Il me demande ensuite de parler de moi, de mes projets, de mes ambitions. Il me demande où je me vois dans cinq ans, mais là, je sèche. Il ne semble pourtant pas déçu par mon silence. Au moment de partir, il me tend une liasse de documents. Mon regard passe d'eux à lui, puis je le fixe, interrogative.
— Le contrat, m'annonce-t-il.
— Mais je..., bafouillé-je.
N'a-t-il pas d'autres étudiants à recevoir ?
— Vous êtes l'étudiante qui me semble la plus motivée, la plus passionnée aussi. Bien que ça ne soit pas par la photographie, me taquine-t-il. Je vous laisse le temps de la réflexion, vous pouvez me donner une réponse lundi ?
— Euh... Oui, bien sûr ! m'exclamé-je, surprise.
Je ne pensais pas que j'aurais ce stage, et encore moins que sa réponse serait si rapide. Je lui serre la main avec poigne, tant je suis ravie, puis pars en direction de la faculté. Cette fois, j'opte pour le bus, l'université est un peu trop loin de la galerie, surtout en talons.
J'arrive avec un peu d'avance pour mon premier cours et décide d'attendre à l'extérieur. J'espère croiser Jenny pour que nous puissions avoir une discussion. Je regarde nerveusement ma montre, espérant avoir le temps d'échanger quelques mots avec elle avant le début de notre cours commun. Les étudiants défilent pour rejoindre leurs classes. Un dernier coup d'œil sur l'heure et, déçue, je regagne l'amphithéâtre. Mon regard se lève vers nos places habituelles, mon cœur se serre lorsque je me rends compte que notre groupe d'amis est déjà sur place... Je la fixe, la priant de me regarder, pourtant elle n'en fait rien. Elle m'ignore, mais je ne sais pas si c'est à dessein.
Une boule m'obstrue la gorge et je la ravale avant de prendre place tout en haut.
Je n'écoute pas le cours. Perturbée, je n'ai pas lâché Jenny du regard, attendant un signe de sa part, mais rien. L'ignorance totale. J'irai la retrouver à la sortie, je lui parlerai et je mettrai les choses au clair. Oui, ses paroles m'ont blessée, mais on ne peut pas, pour une simple dispute, mettre fin à trois ans d'amitié, si ?
Quand le cours se termine, je m'empresse de ranger mes feuilles, vides de note. Je la vois sortir par la porte du bas, mais le flot d'étudiants quittant la pièce par le haut m'empêche de la rejoindre. Je suis donc la marée humaine et longe les couloirs du premier étage. Quand j'arrive enfin à l'extérieur du bâtiment, je ne la vois pas. Je rejoins notre café habituel, mais là encore, je fais chou blanc. Je me fais l'effet d'une pauvre fille quémandant de l'attention. La distance qu'elle met entre nous est douloureuse et injuste.
La vérité, c'est que j'ai peu d'amis, mais ceux que j'ai, je les aime sincèrement. J'ai aussi quelques connaissances que j'ai rencontrées grâce à elle. Elle est ma seule amie, la seule véritable. C'est pour cela que cette distance me blesse. Je lui en veux de jouer ainsi avec mes nerfs, et je me déteste d'être si sensible, si dépendante d'elle.
Dépitée, je retourne à la faculté après avoir grignoté un sandwich. Je me suis forcée à manger, mais le cœur n'y était pas. Allez... Demain c'est le dernier jour de cours, d'ici là, j'aurai bien le temps de lui parler. On trouvera bien une occasion.
Le cours de l'après-midi a lieu sans la présence d'Eliot Millers. Si son absence me perturbe, elle me donne quand même l'avantage de respirer. En revanche, pour la concentration, c'est autre chose. J'ai croqué sur un carnet à dessin des idées pour mes prochaines œuvres. Les cours se terminent d'ici deux semaines, mais je sais que l'atelier restera ouvert cet été et, vu que mon stage aura lieu à Statesboro, je pourrai venir y sculpter.
À la sortie des cours, je décide de tenter une dernière fois de trouver Jenny. Téléphone à l'oreille, j'attends qu'elle me réponde, mais après deux tentatives, je tombe directement sur sa messagerie. La peine laisse place à la colère et là, tout de suite, j'aurais envie d'arracher sa tignasse rousse.
Je m'adosse au mur en brique et profite des rayons du soleil le temps que mon esprit s'apaise. Rapidement, je retrouve ma sérénité. Si elle ne veut pas me parler, qu'elle ne le fasse pas... Je ne vais pas me battre, pas alors que je ne suis coupable de rien.
— Bonjour, Mademoiselle Benedict.
Je me raidis à l'entente de sa voix, la façon dont il prononce mon nom a un côté provocant dans sa bouche.
Mes paupières se soulèvent pour le voir apparaître devant moi. Les épaules droites, une main dans la poche, il semble sûr de lui. Mon regard l'analyse, le détaille. En quelques jours, sa barbe a un peu poussé, lui donnant un faux air négligé. Ses cheveux sont courts et bruns et sa peau est doré, presque mate, je me demande alors qu'elles sont ses origines. À cause de ses lunettes de soleil, je ne peux pas voir son regard, mais je devine que lui aussi m'observe avec attention. Je suis contente que cette barrière me cache son intensité. Si je voyais ses yeux, je suis sûre que je perdrais de mon assurance.
— Vous avez réfléchi ? me demande-t-il en ôtant ses lunettes.
Je détourne le regard, il est déjà bien trop beau et dangereux, je ne voudrais pas me perdre dans ses iris.
— Oui, la réponse est toujours non.
— Avez-vous pensé à vos possibilités si nous travaillons ensemble ? Vous avez du talent, je vous l'ai déjà dit. Je pourrais vous apprendre à l'exploiter.
Je le sais... qui refuserait un stage pareil ? Personne, sauf un fou. Pourtant, j'ai peur d'y perdre trop en le suivant. Je suis consciente de l'effet qu'il me fait, y survivrais-je ?
— Vous n'avez pas d'autres groupies qui accepteraient ? demandé-je pourtant.
Je veux qu'il me dise oui, qu'il me montre qu'une autre ou moi, ça n'a pas d'importance. J'en ai besoin pour ne pas envisager la possibilité d'un apprentissage auprès de lui.
— Si, sans doute, mais c'est vous que je veux. Si vous refusez la place, je ne prendrai personne d'autre.
Mon regard se dirige vers lui, je suis dubitative... Pourtant, à la façon dont ses sourcils se haussent, je pense qu'il ne me ment pas.
— Suivez-moi à New York, reprend-il.
La façon dont sa voix se fait suppliante me perturbe. Mon cœur se met à palpiter, il crie aux abois, il sait qu'il va se faire piétiner pourtant ce dernier est masochiste puisque lorsque je m'apprête à lui dire à nouveau non, il a l'impression de se briser.
— J'ai déjà un stage, lui avoué-je.
— Ce n'est pas un paramètre invariable, contre-t-il.
— Vous allez vous la jouer control freak à la Christian Grey ? me moqué-je.
— Qui ?
D'accord, visiblement il ne sort pas souvent de son atelier.
— Vous allez faire annuler mon stage ?
— Je n'en aurai pas besoin. Vous avez jusqu'à demain, voici l'adresse de mon hôtel, dit-il en saisissant mon poignet.
Sa main chaude et rocailleuse brûle la mienne. Le contact, bien que bref, me procure des décharges. Alors c'est ça ? Ce qu'on ressent quand la personne qui nous attire nous touche ? Il semble ne pas vouloir me libérer et ne le fait que lorsque ma main se referme sur le bout de papier.
— Je repars demain soir, à vingt heures, ça vous laisse le temps d'y réfléchir. Mais je vous l'ai dit, ce sera vous ou personne d'autre.
Il se détache enfin de moi et me tourne le dos. Mes yeux ne le lâchent pas tandis qu'il s'éloigne. Mon poing, toujours serré, tient fermement le bout de papier. Je baisse le regard et déverrouille mes doigts. Je découvre alors le nom et l'adresse de l'hôtel. Son écriture est fine et élégante, ça ne m'étonne même pas. Mes yeux analysent le petit mot qu'il a ajouté : « Chaque opportunité est à saisir. Ne gâchez pas la vôtre. ». Avait-il déjà prévu de me le donner ?
Je relève ma tête pour voir sa voiture quitter le parking et relâche mon souffle, partagée entre la peur de perdre la tranquillité de ma vie et l'envie de vivre une folle aventure.
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