5. Sculptez-moi

— Donc tu es en train de me dire que l'un d'entre nous aura la chance de faire son stage chez lui ?

Nous sommes dans un café en train de boire un rafraîchissement avant la reprise des cours. Je n'ai pas pu voir Jenny hier, mais quand je lui ai raconté qu'Eliot promettait un stage à l'issue de cette semaine, elle n'en revenait pas. Je lui ai toutefois caché l'effet qu'il me faisait et notre échange pour le moins étrange et rempli de sous-entendus.

— Uniquement les sculpteurs ? me questionne-t-elle, sourcils froncés.

— Je ne crois pas non, dis-je en reposant mon verre. Si j'ai bien compris c'est avant tout pour apprendre à gérer une galerie d'art.

Ses yeux pétillent d'envie lorsqu'elle réalise qu'elle aussi a toutes ses chances. Contrairement à moi, Jenny est une peintre.

— Je l'appellerai Monsieur Millers, s'amuse-t-elle en français, prenant une voix aguicheuse.

Mon amie est comme ça, intrépide, courageuse, fonceuse. Elle n'a pas froid aux yeux, le seul problème c'est que généralement, elle tombe dans ses propres pièges.

— Monsieur ?

— Étant donné qu'il a fait ses études à Paris, il doit sûrement aimer les Françaises.

Mes yeux se révulsent : quel raccourci vite pris ! Je vide le contenu de mon verre et le dépose sur la table.

— Si Mademoiselle le veut bien, tu as cours.

Jenny regarde sa montre et avale son verre d'un trait, non sans en perdre la moitié. Le liquide s'écoule dans son cou, jusqu'à la lisière de son décolleté. Je me moque d'elle alors qu'elle tente de s'essuyer à l'aide de mouchoirs en papier.

Elle s'arrête soudainement et ramène sa poitrine en son centre pour la rendre plus généreuse.

— Monsieur, s'extasie-t-elle.

Je ne peux m'empêcher de pouffer de rire devant la piètre performance de ma rousse.

Nous reprenons notre route vers le bâtiment principal. Cet après-midi, c'est son groupe qui accueillera le Prince de l'Argile. Moi, je vais retourner dans ma salle et tenter d'achever mon œuvre.

— Et toi ? me demande-t-elle sans me regarder.

— Ça ne m'intéresse pas... Puis j'ai un entretien ce soir. Un petit galeriste... Son assistante lui a fait faux bond. Je suppose qu'il veut un stagiaire en attendant d'embaucher.

— Mais si Eliot te choisit ?

— Eliot ? Carrément ! m'exclamé-je.

— Quoi ? Il a presque notre âge... Il n'est pas beaucoup plus vieux.

— Et qu'en est-il de ses œuvres d'art des années 90 ?

— Je suis toujours sur l'enquête, me dit-elle en me faisant un clin d'œil.

Nous arrivons enfin devant sa salle de classe et je la salue avant de m'éloigner, sans même oser un regard à l'intérieur. Je ne veux pas le voir, je ne préfère pas.

Je grimpe quatre à quatre les marches et me retrouve devant ma salle d'art plastique. Je ne toque même pas et entre. À cette heure-ci, il n'y a jamais personne. Quand je pénètre à l'intérieur, le silence m'accueille. Je la traverse et récupère dans la pièce attenante mon bloc avant de le déposer sur un établi.

Écouteurs dans les oreilles, playlist en route, cheveux attachés en chignon flou et manches relevées : je suis prête.

Je retire le linge humide et, première constatation : c'est moche, sacrément moche. Je rajoute de l'argile pour effacer l'horreur que j'ai tenté de sculpter et recommence. Cela fait quelques jours que je travaille dessus. C'est censé représenter un visage d'enfant. Je ferme les yeux pour le visualiser et, au rythme de la musique, mes doigts malaxent pour rendre la matière plus malléable. Mes doigts glissent, ôtent des morceaux, en rajoutent, humidifient à intervalle régulier.

Tentative après tentative, j'échoue. C'est une défaite cuisante. Je ne comprends pas ce qu'il voulait dire par « il n'y a pas que les yeux qui peuvent se souvenir ».

Je me perds dans mon travail, n'arrivant jamais à reproduire ce que je m'imaginais. Je suis à bout, prête à craquer. Je le sais, il est en partie responsable, je n'arrive pas à me sortir ses critiques de la tête. Je suis ainsi, je ne les supporte pas. Elles me font mal... Non pas que je sois sûre de moi, ce n'est pas par ego, mais lorsqu'on critique ce que je produis, j'ai l'impression qu'on remet en question la totalité de ma vie. J'ai du mal à m'en détacher.

Je grogne de frustration et pose brutalement l'outil que j'avais en main. Je vais m'arrêter là. À quoi bon continuer ? Aujourd'hui, je ne suis bonne à rien.

La musique ne m'aide même pas à me vider la tête, bien au contraire. Je m'éloigne et observe ma tentative de quoi que ce soit. Ce n'est même pas rien, c'est pire que ça. Je me retourne pour me laver les mains et mon cœur jailli hors de ma poitrine.

Qu'est-ce qu'il fait là, merde ?

Mon rythme cardiaque ne se calme pas lorsque je le détaille, son épaule contre l'embrasure de la porte. Les bras croisés, il m'observe avec intensité. Il me parle, mais je ne l'entends pas. Il sourit puis fait signe vers ses oreilles. Ses yeux, rieurs, me happent totalement, c'est une force que je ne peux pas contrer. Un pouvoir contre lequel je ne peux absolument rien. Il insiste, puis fronce les sourcils. Punaise ! Mes écouteurs...

La musique diminue tandis que je les retire.

— Vous êtes là depuis longtemps ? demandé-je, la voix peu assurée.

— Un ou deux grognements, se moque-t-il.

Non, mais si en plus il sourit, je ne vais jamais m'en sortir. Je me détourne et replace le linge humide sur ma sculpture sans me précipiter. De toute façon il l'a déjà vue.

­— Vous entendiez quoi par « souvenirs des yeux » ?

— Vous y avez réfléchi ? s'étonne-t-il.

J'acquiesce d'un signe de tête. Bien sûr que je l'ai fait. Quand quelqu'un comme Eliot Millers vous donne des conseils, vous les écoutez. Je le laisse là et retourne déposer mon truc informe dans la réserve. Lorsque je reviens, il referme la porte en y plaquant son dos. Le silence règne en maître, mon souffle s'alourdit. Si bien que j'ai peur qu'il l'entende.

Il ne parle pas, ne bouge pas. Moi, je reste là, avec la subite envie de lui sauter au cou, mais je n'en fais rien, il est bien trop sombre pour moi. Je ne suis pas sûre d'y survivre. Cependant, la façon dont il me toise, me jauge, m'attise un peu plus. L'attirance est réciproque, il n'y a aucun doute là-dessus.

J'inspire profondément et il prend ça pour un signal. Tel un prédateur qui aurait peur de faire fuir sa proie, il se détache lentement du mur et fait un pas dans ma direction.

— Qu'est-ce que vous faites ? demandé-je dans un souffle.

Ses pas cessent, puis il enfonce ses mains dans ses poches. Sa tête se tourne vers l'extérieur et ses sourcils se froncent. Je n'arrive pas à décrypter ce qui se dégage de lui. Est-ce de la colère ? De l'agacement ? À nouveau, son regard se rive au mien.

— Vous me faites confiance ? Je peux vous apprendre, me propose-t-il.

Oui. Non. Jamais. Toujours.

— Montrez-moi.

L'air me manque quand son corps se raidit. Il se dirige vers moi, la démarche assurée puis récupère un tissu sur une des tables qui nous séparent. D'un simple regard, il demande mon accord et, d'un mouvement de la tête, je le lui donne. Eliot se positionne dans mon dos, puis rapidement le tissu vient obscurcir mon champ de vision.

— Je vais vous apprendre à vous souvenir autrement, me murmure-t-il à l'oreille.

La vue retirée, je suis plus sensible à mon environnement. Mes sens s'éveillent et je suis consciente de tout. De sa présence dans mon dos, de son souffle chaud dans ma nuque, du couinement de ses chaussures tandis qu'il me contourne.

— Maintenant, vous allez me toucher.

Mon cœur manque un battement et je tente de retirer mon bandeau. Gros malade ! Ne jamais se fier à un beau mec.

— Le visage, précise-t-il.

Je note une pointe d'amusement dans sa voix et me détends instantanément. Ses doigts chauds, qui viennent entourer mes poignets, me coupent le souffle. Son corps se rapproche du mien. Est-ce que ce qu'on fait est normal ?

— Vous réfléchissez trop, me sermonne-t-il gentiment.

Je m'excuse en baissant la tête et en serrant mes paupières. Inutile... Je sais ! Mon cœur accélère sa cadence dans l'expectative du contact. Il surélève mes bras et mon angoisse grandit. Je voudrais déjà le toucher, mais j'ai peur de ce que ça me ferait.

Quand enfin la pulpe de mes doigts frôle sa peau, mon cœur explose. Une multitude de sentiments m'envahissent. La joie, la peur, la douleur, le désir. Aucun qui n'ait pour moi un réel sens.

— Sculptez-moi.

Je crois comprendre ce qu'il veut dire et inspire profondément. Son odeur embaume l'air qui me pénètre. Un étrange mélange de parfum et de tabac. Je laisse mes doigts glisser sur sa peau et remonter jusqu'à son front. Je me concentre, tente de repérer la moindre irrégularité, la moindre forme. Sur sa tempe droite, j'effleure une cicatrice proche du cuir chevelu. Ses doigts n'ont toujours pas desserré leur prise et je l'en remercierais presque. Sans ça, je ne suis pas sûre que j'aurais poursuivi.

Mon souffle s'alourdit, encore et encore alors que je parcours son nez, ses joues, sa barbe. Je dessine sa mâchoire et il libère mes poignets lorsque je remonte vers sa bouche. Ai-je le droit ?

Mon corps décide pour moi et mes doigts rencontrent enfin ses lèvres. Elles sont bien dessinées, pleines et douces. Son souffle chaud me brûle la peau et déclenche une réaction immédiate dans mon bas ventre. Je tente de faire taire mes pulsions, celles qui me disent de toucher ses lèvres avec les miennes, de les goûter.

Nos respirations se mêlent, dansent, rythment une musique qui m'est inconnue. Est-ce cela, le réel désir ? Je n'en sais rien, mais pour une fois, je laisse mon corps prendre le contrôle. Je fais un pas en avant et me mets sur la pointe des pieds pour permettre à mes lèvres de goûter les siennes. Je me sens horriblement honteuse lorsqu'il me retient avant qu'elles n'aient atteint leur but. Pourquoi ai-je fait ça ?

— Vous êtes sûre ? me demande-t-il, la voix cassée.

Si je suis sûre ? Oui. Non. Jamais. Toujours.

Mes doigts s'accrochent à sa chemise un peu plus fort, réponse silencieuse. C'est le signal pour lui et ses lèvres percutent enfin les miennes. Nos bouches se découvrent, s'apprivoisent. Il mordille ma lèvre tout en se reculant. Son front se pose contre le mien.

— On ne devrait pas, susurre-t-il.

Pourquoi, alors que je sais qu'il a raison, alors qu'il est évident que nous ne devrions pas continuer, l'idée de faire machine arrière me fait si mal ?

— Non, dis-je si bas que je crains qu'il ne m'ait entendue.

Pourtant, à nouveau, ses lèvres se posent sur les miennes et je soupire de soulagement. Ses mains se positionnent dans ma nuque et mon corps est parcouru de frisson. Ses lèvres sont chaudes, goûteuses, elles dégagent une saveur de tabac mais, étonnamment, ça ne me dérange pas. C'est dévorant, vivifiant, déchirant. Je ne sais pas si c'est normal de ressentir autant de choses par un simple baiser, mais si je devais décrire la palette des émotions que je ressens, j'en serais incapable.

Je ne suis pas de celles qui osent, pourtant avec lui c'est le cas. Un lien particulier semble me retenir à lui et, bien que ce baiser soit bienvenu, j'ai peur de ne pas pouvoir me retrouver, de ne plus être maîtresse de mes actes. La façon dont mon cœur bondit, dont mon corps réagit à son étreinte est parlante, il m'attire de façon déraisonnable. Comment est-ce possible en quelques jours, en quelques entrevues seulement ?

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