41. Pour vivre heureux ne vivons pas cachés

Allongée sur le canapé, j'observe attentivement le plafond et ses moulures. L'éclairage dessine l'ombre du lustre au-dessus de moi et je me perds dans les reflets des cristaux. Il est bientôt minuit et depuis que je suis rentrée, je n'ai pas bougé. S'il m'a appelée ? Mon téléphone est resté muet... Nous avons déjà eu des querelles mais, pour la première fois, j'ai le sentiment que nos envies sont trop différentes pour que la réconciliation soit envisageable. Si j'ai pleuré ? À en avoir mal aux yeux, le nez qui coule et mal à la gorge. Loin du glamour des comédies romantiques où la fille reste belle malgré les circonstances. La pression dans ma cage thoracique n'a pas diminué, bien au contraire. Plus les heures ont passé, plus j'ai compris. J'ai beau l'aimer, ça ne suffira pas.

Ma poitrine tressaute et la boule dans ma gorge est toujours aussi présente, elle ne m'a pas quittée, malgré l'évacuation de mes larmes.

Un bruit de coups résonne contre la porte et mon corps se ranime. Je me redresse et observe la porte, sans ciller. Je sais que c'est lui, mais je ne suis pas sûre de vouloir le voir ou d'être en état de le faire. Je me recouche et ferme les yeux, priant pour qu'il parte. Parce que s'il entre, je risquerais de le supplier de me garder et d'accepter ce rôle qui ne me convient plus.

Je veux que le monde soit témoin de tout l'amour que je lui porte, je n'en peux plus de le garder pour moi. Pour vivre heureux vivons cachés ? C'est sans doute un infidèle qui a fait croire ça à sa maîtresse, il n'y a rien d'heureux à être un secret.

— Evy ? m'appelle sa voix.

Je ne lui réponds pas et mes yeux restent clos. Sous mes paupières se dessinent nos souvenirs. Oui, ils étaient beaux, mais la douleur finira par les ternir. Je n'ai jamais aimé avant lui, j'en suis certaine à la douleur que je ressens dans la poitrine.

Les coups cessent, il appelle une dernière fois mon nom puis plus rien, le silence. Un silence que ma tête s'entête à remplir de son rire. Je me tourne sur le flanc et me roule en boule, les larmes reprenant là où elles s'étaient arrêtées il y a moins d'une heure. Épuisée, je finis par m'endormir.

*

Je me sens flotter, comme si je volais. Mes yeux papillonnent et ma tête se redresse. Eliot apparaît à quelques centimètres de moi et, au réalisme de l'odeur de tabac qui se dégage de lui, je sais que je ne rêve pas. Doucement, il traverse le séjour en baissant son regard sur moi, tout en serrant sa prise.

Mes yeux s'ancrent aux siens, aussi épuisés que les miens. Dans un silence religieux, il me dépose sur mon lit et me transmet ses regrets, son amour. Je suis surprise parce que malgré la rougeur de ses yeux, il ne sent pas l'alcool. Est-ce parce que lui aussi a pleuré ? Je ravale le nœud que j'ai dans la gorge alors qu'il se détache de moi et s'éloigne, provoquant une vague de froid et de solitude, mais alors que je pensais qu'il allait partir, il contourne le lit et se couche à mes côtés. Sa main vient se poser sur mes hanches et, d'une légère pression, il m'invite à pivoter, ce que je fais sans y être forcée. J'ai besoin de lui, de son contact. Je déteste mon cœur d'être aussi dépendant de lui.

Nos regards s'ancrent à nouveau et sans un mot, ses lèvres se posent subtilement sur les miennes.

Alors que je ne voulais pas le faire, je pleure à nouveau. Des larmes de regret, elles sont amères.

— Chut, me dit-il alors que ses mains tremblantes s'attellent avec douceur à sécher chacune d'elles.

Je m'y agrippe et, sous mes doigts, je sens sa peau, abîmée par l'argile, ses mains qui m'ont façonnée, qui, en peu de temps, m'ont rendue plus sûre de moi. C'est ce qu'il a fait, il m'a sculptée au propre, comme au figuré. Pourtant, je sais que si je reste, ses mains s'acharneront jusqu'à détruire ce qu'elles ont créé. Mue par un besoin de repousser la fin, de retarder l'inéluctable moment où je devrais le quitter, je l'embrasse, désespérément. Je me gorge de son goût, de cette sensation que nul autre n'a réussi à me procurer. Je laisse mon cœur l'aimer une dernière fois. Juste un instant.

Lorsque l'air ne pénètre plus mes poumons, je me force à me détacher de lui et lui transmets, d'un simple regard, tout l'amour que je lui porte.

— Je suis désolé, tu avais raison, finit-il par me dire.

Je secoue la tête, parce que malgré tout, je ne veux pas qu'il se sente coupable.

— Je ne veux plus être lâche, pas avec toi, m'avoue-t-il dans un souffle.

Je le fixe, interrogative, puis à nouveau il m'embrasse. Avec moins de désespoir, plus de conviction.

— Si un jour tu deviens ma femme, je veux que ce soit à la vue de tous.

— Qu'est-ce...

— Je t'aime, Evy.

Mon cœur tressaute. Eliot ne me laisse pas lui répondre et m'attire dans ses bras. Et alors que tout me semblait arriver à son terme, une lueur d'espoir s'allume dans ma poitrine. Cette chaleur se répand dans chacun de mes membres, jusqu'au bout de mes doigts. Elle envahit ma gorge et libère mes poumons.

— Tu mérites plus que d'être un secret. J'en assumerai les conséquences.

Les sanglots reprennent, mais cette fois, ils n'ont pas la même saveur. Je suis à ce tournant où, alors que tout me semblait perdu, la vie m'offre une chance d'être avec lui.

— Tu es plus qu'un espoir vain, ajoute-t-il.

Je me souviens de ce jour où je lui avais demandé ce que je représentais pour lui, sa réponse avait été douloureuse. Pour lui, comme pour moi.

Ce soir, nous n'avons pas fait l'amour. Il a passé la nuit à me dire à quel point il m'aimait et moi, j'ai remercié, ma faculté, la sculpture, le destin, de l'avoir mis sur mon chemin.

*

Le lendemain, je suis à la galerie en train de régler les factures des prestataires du vernissage lorsque les portes s'ouvrent sur Janis, la belle blonde.

— Bonjour, me salue-t-elle timidement.

Je me relève de ma chaise et contourne le bureau pour la rejoindre.

— Bonjour, je suis désolée, El... Morgan a dû s'absenter, dis-je le plus poliment possible.

Il m'a dit avoir un rendez-vous extérieur lorsqu'il est parti peu après manger. Je n'ai pas eu le temps de le questionner qu'il avait déjà quitté la galerie.

Mal à l'aise, Janis se passe une main dans les cheveux.

— Je le sais. Ce n'est pas... je suis venue te voir, toi.

Mes sourcils se froncent parce que je n'aime pas ça, je n'aime pas le fait qu'elle ait attendu qu'il soit parti pour venir me parler.

­— As-tu vu l'arrière-salle ? me demande-t-elle subitement.

— La remise ?

Elle opine du chef et je secoue la tête, perplexe. Pourquoi venir jusqu'ici me parler de cette remise ?

— Je ne sais pas par où commencer.

— Par le début, lâché-je agacée.

Malgré mon ton abrupt, elle ne semble pas m'en vouloir et prend place sur le fauteuil.

Après quelques secondes de silence, elle me raconte leur histoire d'amitié qui, à un moment, a commencé à se transformer en quelque chose de plus fort. Si au début ses yeux étincellent, sa mine s'assombrit lorsqu'elle me parle de sa découverte, celle de la remise, sans mentionner ce qui s'y trouve. Le regret semble l'habiter tandis qu'elle me raconte son histoire. Moi, je ne ressens que de la jalousie pour le passé qu'ils ont en commun.

— Ce jour-là, j'ai compris qu'il ne m'aimerait jamais, qu'il n'aimerait jamais personne, conclut-elle. Morgan peut épouser n'importe qui, Evy, mais Eliot, lui, il sera toujours... seul.

— C'est... qu'est-ce que vous avez tous avec Morgan, Eliot ?

— Parce que Morgan n'est qu'une façade, peu importe avec qui il s'affichera, celui qu'il est vraiment c'est Eliot et Eliot n'aimera jamais, s'énerve-t-elle.

Je ressens alors toute la douleur que cette réalisation a provoquée chez elle.

— Il m'aime, moi.

— C'est ce qu'elles pensent toutes au début.

Toutes ? Une vague de froid m'envahit à cette simple phrase.

— Quel rapport avec cette remise ?

— Va la voir.

— Et comment ? Je n'ai pas la clé, ris-je amère.

— Lui, si.

Son trousseau.

Janis se redresse de sa chaise et s'apprête à quitter le bureau lorsque je l'intercepte.

— Pourquoi me dire ça ? Qui me dit que tu ne cherches pas à insinuer le doute par jalousie ?

— Détrompe-toi... Je veux son bonheur. Tu m'as l'air d'être une bonne personne.

— Tu m'as vu une seule fois, contré-je.

— Oui, mais vivre aux côtés de personnes mal intentionnées m'a permis de les distinguer au premier regard.

Sur ces mots, elle quitte le bureau et me laisse perdue, seule. J'aurais préféré qu'elle m'annonce directement ce qu'elle avait découvert derrière cette porte. L'angoisse me ronge à l'idée de ce qui s'y cache et j'ai beau tenter de me convaincre de ne pas y aller, lorsqu'Eliot me récupère à la galerie, je me retourne pour observer l'atelier, convaincue que ce soir je pousserai cette porte.

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