4. Où étiez-vous ?

Evy :

Je suis toujours plantée dans l'embrasure de la porte, immobile.

— Mademoiselle Benedict, s'impatiente mon professeur situé juste derrière Eliot Millers.

Je reprends mes esprits sans pour autant retrouver mon souffle et contourne l'artiste, tête baissée. Qu'est-ce qu'il fait là ? Il ne devait être présent que pour la conférence d'hier, non ? J'analyse ma tenue et retiens un juron, une chance que je ne sente plus le vomi, c'est pas comme si hier je lui avais déjà fait bonne impression. Il doit sûrement me prendre pour une hippie anarchiste, entre la fausse insolence dont j'ai fait preuve hier et ma tenue négligée d'aujourd'hui.

Je retrouve mon établi et dépose ma besace au sol. Ma tête en arrière, je ramène mes cheveux et les attache à l'aide d'un élastique. Je dois avoir une sale tête en plus... Et en quoi est-ce important ? Je fais preuve de self-control – ou de trouille – et ne regarde pas une seule fois dans sa direction.

— Monsieur Millers a généreusement proposé de nous accompagner tout au long de la semaine et plus particulièrement les modeleurs d'argile. Il va donc assister à vos cours et...

Misère... C'est forcément une plaisanterie, pas vrai ? Je n'écoute pas la suite, et me retiens de taper mon front contre la table. Je ne survivrai pas à cette semaine, c'est sûr. Je vais me faire porter pâle, c'est le plus judicieux. Oui, je n'aurai qu'à simuler une gastro ou un truc vraiment viral, pour qu'on m'encourage à rentrer. Je suis sûre que mon ventre est encore fragile d'hier, alors si je me force à manger un truc que je n'aime pas, peut-être que...

Eliot Millers se présente à nouveau. Comme hier, sa voix vibrante et chaude caresse mon épiderme. Le regard rivé sur la table devant moi, je me prie, me supplie de ne pas regarder dans sa direction. Je n'ai pas envie de me ridiculiser à nouveau.

— Vous pouvez reprendre vos travaux, conclut monsieur Davis.

Je me lève d'un bond, fébrile, en faisant grincer ma chaise. Calme-toi, Evy ! Je me rends dans la petite pièce attenante et récupère mon bloc d'argile puis le dépose sur mon établi. J'en retire le linge humide et grimace. C'est vraiment moche. Loin de ressembler à...

Mes pensées s'arrêtent. Pourquoi ai-je levé les yeux ? Je rougis quand je le vois observer avec attention mon travail. J'ai terriblement honte qu'il voie ça. Peu importe à quel point il me perturbe, il reste Eliot Millers, un génie. Et là, je ne suis clairement pas à la hauteur. Lui seul arrive à donner autant de vie à ses œuvres. Il est doué, terriblement doué... et si je devais dire quels sont mes objectifs aujourd'hui ? Je dirais : avoir son talent.

Son regard l'analyse, la détaille. Il doit sans doute se demander ce que j'ai voulu reproduire. Ses yeux se relèvent, jusqu'à plonger dans les miens. Mon cœur a le temps de s'emballer avant que je ne baisse la tête pour les fuir.

Je me saisis d'un bac d'eau et y plonge mes doigts, je les égoutte et les passe sur ma sculpture. Ils s'y enfoncent et je retire, çà et là, de la matière. Puis je les laisse courir, façonner, modeler. Par moment, je m'aide d'une mirette, mais mes gestes manquent de précision. J'efface et je recommence, j'efface et je recommence. L'argile, sous mes doigts, est plus qu'agréable. Rien au monde ne me procure un tel sentiment d'apaisement.

— Où est votre modèle ?

Je ferme les yeux et mes doigts cessent leur tâche. Il est juste derrière moi et, bien qu'il soit à quelques mètres, j'ai l'impression qu'il me touche, qu'il me brûle la peau. Sûrement des restes de ma cuite de la veille, ça ne peut être que ça, tenté-je de me convaincre.

— Je n'en ai pas, avoué-je.

— Vous ne...

— C'est dans ma tête.

Je le sens immobile dans mon dos et il ne rajoute rien. Sa présence seule suffit à m'électriser. Je tente de l'ignorer, de me concentrer sur mes travaux, mais rien y fait. J'ai l'impression d'être consciente de chacun de ses gestes, de chacune de ses respirations. Mes sens sont en éveil et mes doigts eux, ne parviennent à faire ce que je leur demande. Ils glissent sur la matière, doucement, lentement. Mon souffle se fait plus court et je me surprends à vouloir me jeter sur lui. Ma bouche s'entrouvre, vain espoir de reprendre mon souffle et une chaleur intense s'empare de mon corps.

J'arrête mes mouvements et ferme les yeux pour chasser ce sentiment voluptueux. Je fabrique quoi là ? Voyant que je ne poursuis pas, il se rapproche un peu plus de moi et ma colonne se raidit.

— Avez-vous essayé d'autres techniques ?

Je me tourne vers lui, sourcils froncés. Ses yeux sombres sondent les miens, attendant une réponse, mais je n'arrive plus à ordonner mes pensées.

— Que d'avoir un modèle dans votre tête, ajoute-t-il. Ce n'est pas mauvais, mais ça pourrait être bien meilleur.

En disant cela, il passe une main sur sa barbe mal rasée. Je me tourne vers ma sculpture et ne peux m'empêcher d'être blessée par sa critique, bien qu'elle soit vraie.

— Je...

— Vous devriez essayer autre chose, sinon vous ne réussirez pas. Il n'y a pas que les yeux qui peuvent se souvenir.

— Qui vous dit que je veux réussir ? répliqué-je, piquée à vif. Je souhaite peut-être juste l'enseigner, pas en faire ma carrière.

Il se rapproche de moi et ma tête s'enfonce dans mes épaules.

— Dites ce que vous voulez Mademoiselle Benedict, mais vos réactions ne trompent pas, vous êtes faite pour ça. Vous étiez complètement habitée pendant que vous modeliez. Où étiez-vous d'ailleurs ? me demande-t-il alors qu'un sourire arrogant prend naissance sur son visage.

— Nulle part, lâché-je dans un souffle.

— Où que ce soit, ça vous a coupé le souffle, j'ai pu voir la peau de votre nuque frissonner. Je suis sûr que sous ce t-shirt, votre poitrine était dans le même état. Est-ce à cause de la sculpture ?

Je ne réponds pas et détourne la tête, rouge de honte. Du coin de l'œil, je le vois réduire la faible distance qui nous sépare et se baisser.

— Ou de moi ? souffle-t-il à mon oreille.

Je me fous qu'il y ait d'autres élèves ou même mon professeur, je veux qu'il continue de me parler de cette façon, encore et encore.

— Dites-moi que je ne suis pas le seul à ressentir ça.

Du bout des lèvres, il m'a murmuré sa requête et, gênée, je lève le regard sur le reste de ma classe. Visiblement, notre échange ne semble interpeller personne. Sa voix, s'étant faite suppliante, me force à relever les yeux pour le regarder. Nos visages sont si proches qu'ils se touchent presque. Le silence nous enveloppe, il n'y a plus rien de sensuel dans l'atmosphère, elle s'est alourdie. Le temps s'est arrêté et je sens qu'une tonne de questions fusent entre nous. Lui aussi l'a-t-il ressenti ? Mais je suis une trouillarde, alors je fais la seule chose que je sais faire : me dérober.

— Vous jouez à ça avec toutes les filles que vous croisez ? Le coup de l'artiste en mal d'amour ?

Il se redresse, visiblement blessé. Le temps de quelques secondes, un voile de tristesse passe dans ses yeux et je baisse la tête, honteuse. Du coin de l'œil, je peux voir son corps se tendre et quand je relève la tête, il a replacé son masque d'arrogance.

— Je n'ai pas vraiment besoin de ça, en général. J'ai voulu innover... Les artistes ont besoin de magie, de romantisme. Visiblement ce n'est pas le cas de tous.

Je sais que je suis celle qui l'a envoyé balader, mais l'entendre me dire que ce n'était qu'un jeu me fait profondément mal. Il s'éloigne et passe le reste du cours à côté d'une autre élève. Mandy. Une gentille fille, plus libérée que moi et plus jolie.

Elle rit à chacune de ses blagues et je suis envieuse parce qu'avec moi, il ne s'est pas montré drôle... Je n'ai pas eu besoin de fuir son regard puisqu'il ne m'a plus prêté attention de la matinée.

Moi qui voulais qu'il m'ignore, voilà que quand il le fait, je me plains.

Le cours se termine et je replace un linge humide sur ma sculpture. Je n'ai pas avancé, je n'arrivais à rien, chaque geste était trop brutal, manquait de finesse. Je suis donc arrivée avec un travail moyen et je repars avec du médiocre.

— Comme vous le savez, vous devez effectuer un stage de deux mois pour valider votre diplôme.

Je relève ma tête lorsque le professeur nous incite à l'attention.

— Monsieur Millers proposera, à la fin de la semaine, un stage dans sa galerie new-yorkaise à l'étudiant de son choix.

Je déglutis et jette furtivement un œil sur Mandy, elle a toutes ses chances...

— En revanche, il ne sera pas disponible tout l'été et le stage aura donc lieu dès la semaine prochaine.

La semaine prochaine ? L'idée d'un stage avec le Prince de l'Argile me ravirait totalement, s'il ne dégageait pas quelque chose d'aussi dangereux.

— Bonne chance à tous, rajoute Eliot.

Au moment où il dit cela, j'ai l'impression que c'est à moi qu'il s'adresse, mais je n'ai pas besoin de chance, je ne compte pas le suivre à New York.

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