39. Le grand jour
La salle est pleine, encore plus que lors de sa précédente exposition. Je l'observe à l'autre bout de la salle accueillir les invités. Mes parents sirotent une coupe de champagne tout en se régalant au buffet. Une musique lounge est diffusée sur les enceintes installées un peu partout.
Son regard croise le mien et une bouffée d'amour me submerge, mais j'espère que lui seul est capable de la ressentir. Je lui adresse un sourire discret lorsque, d'un mouvement du doigt, il désigne sa joue. Mes sourcils se froncent et je l'imite. Là il affiche un grand sourire et j'en fais de même. C'est là que je la sens, ma fossette. Mes yeux se lèvent au plafond et je détourne le regard. Je ne comprends pas ce qu'il a avec elle.
La sono, déjà assez basse, s'arrête complètement. Les gens s'agglutinent autour de lui et je fais signe à mes parents de nous approcher pour écouter son discours.
— Bonsoir à tous, commence Eliot. Je vous remercie pour votre présence malgré l'invitation tardive. Il semblerait que notre sculpteur soit tombé amoureux.
Les gens rient à cette annonce, mais Eliot reste sérieux.
— Il a souhaité vous présenter ce soir une collaboration avec une nouvelle artiste, Lamuse. Non, aucun des deux n'a souhaité être présent ce soir, répond-il à un invité. Vous connaissez Eliot Millers et son désir de garder sa vie privée comme telle.
Les invités se plaignent gentiment et ma mère me fait signe d'un coup de coude. Je tourne les yeux vers elle, interrogative, et elle me fait signe de me pencher.
— Tu sculptes à merveille, chuchote-t-elle.
Je rougis de montrer de telles œuvres à ma mère, puis jette un regard nerveux vers mon père.
— Ne t'inquiète pas, je ne lui ai rien dit au sujet de cette double identité, ajoute-t-elle.
Je lui adresse un sourire reconnaissant et des applaudissements nous sortent de notre aparté. Les invités retournent à leur visite et je me saisis d'une coupe tout en faisant le tour de l'exposition avec ma mère.
— C'est très beau, s'époustoufle-t-elle alors que nous nous trouvons devant la scène où je sèche ses larmes. Même celles où vous êtes un peu moins habillés.
— Maman, la réprimandé-je.
— Quoi ? s'esclaffe-t-elle. Ça me fait juste bizarre que ma fille ait une vie sexuelle, c'est tout.
Nous poursuivons notre visite, laissant mon père au buffet. L'art, ce n'est pas vraiment son truc, mais je ne lui en tiens pas rigueur.
— Vous ici.
Mon regard dérive directement vers Alexander.
— Bonsoir ! m'exclamé-je ravie de le voir.
Je savais qu'un journaliste du ArtNews viendrait, mais je n'étais pas sûre que ce soit lui.
— Puis-je vous l'emprunter ? demande-t-il à ma mère.
Celle-ci acquiesce, amusée, puis nous abandonne prétextant un dévoreur de buffet à surveiller. En silence, je suis Alexander et observe chacune de ses réactions. Il semble apprécier ce qu'il voit et je dois dire que ça me rassure. Nous approchons enfin de celle représentant mon rêve.
— Celle-ci est de vous, je parie ? me lance-t-il tout bas. Les autres de Morgan.
Nos yeux se rencontrent et, si les siens dégagent un quelque chose d'amusé, les miens sont certainement paniqués.
— Ne vous inquiétez pas, je ne dirai rien, rajoute-t-il.
— Un journaliste se jetterait sur l'information, douté-je.
— Je vous aime bien, Evy.
Cette information me perturbe, mais je ne m'y attarde pas, trop inquiète par ce qu'il pourrait faire de ce qu'il a appris. Mes yeux croisent ceux d'Eliot, qui m'observe, sourcils froncés, sans doute à cause de mon air inquiet.
— Mais pour Eliot ? demandé-je sans lâcher ce dernier du regard.
— Lui nuire vous affecterait, je me trompe ?
J'acquiesce tout en tournant la tête vers Alexander et, d'un geste de la main, il m'invite à avancer. Je comprends alors que son identité restera secrète et je ressens un profond soulagement.
— Comment avez-vous su ? osé-je.
— Pour vous deux ? J'ai compris dès notre première rencontre et le gala n'a fait que me confirmer ce que je pensais déjà. Pour vos identités respectives, je n'ai eu qu'à assembler les pièces du puzzle.
Je ne dis rien tandis que nous poursuivons.
— Comment avez-vous su que l'œuvre était de moi ? demandé-je curieuse.
— Vous avez un petit quelque chose de différent dans vos traits. Je dirais que c'est la grâce qui fait fortement défaut à Millers, bien que son travail soit toujours splendide.
Nous nous arrêtons devant la dernière œuvre, celle nous représentant sur le sofa. Je détourne les yeux, gênée.
— Vous méritez mieux que de vivre dans son ombre.
Alexander l'a dit si bas que je ne suis pas sûre d'avoir bien entendu, mais à la façon dont il me regarde à présent, à la façon dont ses yeux bleus me sondent, je sais que je n'ai pas fait erreur.
— Tenez, me dit-il en me tendant une carte. Quand vous ressentirez le besoin d'être Evy et non plus Lamuse, vous n'aurez qu'à m'appeler. Je connais bon nombre d'ateliers collaboratifs sur Los Angeles. Ça ne vaut pas New York, mais on ne sait jamais... vous pourriez avoir envie de changer d'air. Bonne soirée, Evy.
Il me plante là après avoir déposé un baiser sur ma joue. À son départ, ma tête se baisse sur la carte que je tiens toujours en main. Je m'empresse de la ranger dans mon sac lorsque ma mère se dirige vers moi.
— Dis donc ma fille, tu les fais tous craquer, s'exclame-t-elle.
Mes yeux se lèvent au plafond et je lui fais comprendre d'un signe de tête que la discussion est close.
Le reste de la soirée avec mes parents est très agréable. Aucun des invités ne semble se douter de rien pour Eliot et moi. En même temps, comment pourraient-ils ? Il m'évite comme la peste. C'est le froid intersidéral. Je sais ce qu'il se passe, il est jaloux. Ce n'est pas pour rien s'il m'avait parlé d'Alexander dans le parking le soir du gala. Je ne veux toutefois pas provoquer de scène ici alors qu'on s'échine tous deux à garder nos identités secrètes, et reste donc à l'écart. Je suis néanmoins déçue parce que ce soir ce n'est pas qu'un simple vernissage, c'est mon tout premier.
Lorsque nous rentrons, la limousine nous dépose tous les quatre devant l'immeuble, Eliot n'a toujours pas décroché un mot. Je le sens distant et en colère. Alors qu'au début de notre relation ça m'aurait inquiétée, aujourd'hui je préfère le laisser bouder. Il a gâché ma soirée et plutôt que d'en garder un souvenir heureux, il restera amer.
Nous pénétrons dans l'immeuble et, arrivés au deuxième étage, Eliot me retient par le bras.
— Je dois m'entretenir avec votre fille au sujet du vernissage, s'excuse-t-il auprès de mon père.
— Entretenez-vous, entretenez-vous, lui répond ce dernier peu dupe lorsque je remets les clés à ma mère.
Je fais signe à cette dernière que tout va bien aller et les portes de la cabine se referment.
L'ascenseur me semble étroit tant sa colère est palpable. Il desserre sa cravate, la hanche appuyée sur la barre de maintien, mais ne dit toujours rien. Je me mords l'intérieur de la joue en observant le chiffre passer du trois au quatre.
Les portes s'ouvrent et il me devance. Je le suis, à mon rythme. Tempête dans trois.
Il insère sa clé.
Deux.
Il ouvre la porte.
Un.
Nous pénétrons à l'intérieur, puis la porte claque dans mon dos.
Zéro.
J'attends, mais, étrangement, rien ne vient. Curieuse, je me retourne et, adossé à la porte, Eliot me détaille. J'en fais de même et, s'il n'était pas si en colère, je crois bien que je lui sauterais dessus. Sauf que mon ego ne survivrait pas à un rejet.
On se toise, attendant de voir lequel de nous commencera les hostilités.
— Tu as pris sa carte, attaque-t-il.
— Ce n'est qu'une carte, contré-je.
Il se gratte nerveusement la tête sans décrocher son regard du mien.
— Tu vas partir ?
— Bien sûr, ma vie avec toi est plate et ennuyeuse, me moqué-je.
— Evy, grogne-t-il. Ce n'est pas amusant.
— Non, je confirme ! m'énervé-je, le surprenant. Tu m'as évitée toute la soirée pour une pauvre carte ? Cette soirée était importante pour moi, c'était ma toute première exposition. Je pensais qu'on rirait de notre subterfuge, mais au lieu de ça, tu as préféré bouder. Alors, non, tu as raison, ce n'est pas amusant.
Je me détourne et me dirige dans sa cuisine où j'ai, au cours des dernières semaines, pris mes habitudes. J'attrape un verre et y verse de l'eau. Il me suit au pas et coupe le robinet avant que j'aie fini de me servir.
— Tu n'es pas sérieusement en train de retourner le problème, là ? me demande-t-il agacé.
— Je ne retourne rien du tout, Eliot..., grincé-je. J'ai accepté la carte d'un journaliste qui d'ailleurs a tout compris à ton sujet.
Je le vois pâlir à cette annonce.
— Mais ne t'inquiète pas, il ne dira rien, continué-je sur le même ton.
— Pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ?
— Et quand ? Entre la troisième ou la quatrième œillade meurtrière ? demandé-je agacée.
Plus je parle, plus je me rends compte que son attitude m'a réellement blessée. Je n'ai fait que parler à Alexander et ça a duré tout au plus dix minutes. Lui, il me l'a reproché toute la soirée. S'il croit que je vais m'empêcher de parler à la Terre entière parce que son ego ne le supporte pas, il se trompe.
Je dépose le verre dans l'évier sans en avoir bu une gorgée et quitte la cuisine.
— Où tu vas ? me demande-t-il inquiet.
— Je vais rentrer.
— Evy, je suis désolé. Je... C'était plus fort que moi.
La façon dont sa voix se brise à ces derniers mots m'alerte et je me retourne.
— Mais pourquoi ?
— Tu vas partir, je le sais.
— Je t'aime, Eliot. C'est avec toi que je veux être et personne d'autre.
— Je suis un con, lâche-t-il épuisé.
— Je confirme, dis-je amusée pour le dérider un peu.
Alors qu'il y a deux minutes j'étais énervée, je suis à présent attendrie par la moue qu'il fait avec sa bouche.
Il a le don de me faire tout oublier. Ses sourcils s'agitent en attendant mon pardon, que je lui donne en levant les yeux au ciel.
— Viens là, ronronne-t-il.
— On n'a pas fini cette discussion, pouffé-je.
— On la reprendra plus tard.
Comme je ne vais pas à lui, c'est lui qui parcourt la faible distance qui nous sépare. Et comme toujours, d'un simple baiser, il me fait oublier le passé et le futur. Il me fait oublier qu'il y a un ailleurs et un eux. Il ne reste plus que nous, ici, maintenant.
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