37. Trois jours
Nous passons les trois semaines suivantes à travailler, côte à côte. Parfois main dans la main. Il m'enseigne des techniques que je ne connaissais pas et, parfois, je me contente de m'installer sur un fauteuil et de l'observer sculpter. Je pourrais le regarder faire, sans jamais me lasser. Les jours défilent et avec eux, notre relation s'épanouit, même si nous vivons toujours à l'abri des regards. Il a insisté pour étendre notre zone à cet endroit si particulier à ses yeux, si bien que, désormais, nous nous aimons dans l'appartement, mais aussi dans son atelier.
— Êtes-vous ravie du spectacle, mademoiselle Benedict ? me demande-t-il taquin alors que j'ai arrêté de lire mon roman pour l'observer sans relâche.
— Si on veut, monsieur Millers, feins-je l'indifférence.
— Votre livre ne suffit pas à vous satisfaire ?
Je le referme et hausse les épaules.
— Paul est sexy à sa façon, mais rien à voir avec vous, dis-je amusée.
Il secoue la tête en souriant, puis reprend là où il s'était arrêté. Une mirette en main, il retire de la matière sur le dos de sa sculpture. Je sais ce qu'elle représente. Notre première fois, ici, à même ce sol. Même si le souvenir a été douloureux, j'ai accepté qu'il le sculpte lorsqu'il me l'a demandé, parce qu'il représente ce jour où, pour la première fois, nous avons baissé les armes. Un buste de femme, chemise ouverte, et un buste d'homme torse nu, les doigts entrelacés. Pour les visages, il a changé quelques traits de nos visages respectifs, mais a tenu à garder la fossette qui se trouve sur ma joue droite bien que je n'ai pas compris en quoi elle était si importante.
Mon regard dérive sur la droite où sont entreposées les neuf autres sculptures terminées. Elles racontent notre histoire, pas à pas. Jour après jour. Je dépose mon livre sur l'accoudoir du fauteuil et me lève. À pas lents, je m'avance pour les observer une à une. Le silence n'est rompu que par le son que produit Eliot tandis qu'il sculpte.
Il y a tout d'abord ce premier baiser, mes yeux bandés dans la salle de classe. Puis une miniature du jour où je l'ai rejoint à l'hôtel, mon sac en main, lui de l'autre côté du trottoir. Malgré la taille de la pièce, je ressens toutes les émotions qui m'ont traversée ce jour-là.
Je détourne les yeux pour observer la suivante. Celle-ci est de lui, uniquement de lui. Il m'a dit que ce jour-là, il avait su qu'il pourrait compter sur moi. Deux miniatures d'un mètre. Les proportions sont parfaitement maîtrisées. Eliot au sol et moi, penchée au-dessus de lui, séchant les larmes qui avaient trempé ses joues. Je me souviens de la détresse contenue dans sa voix cette nuit-là.
Juste à côté, celle que j'ai sculptée en tout premier, notre câlin dans le parking. J'avance d'un pas supplémentaire pour observer la suivante et m'apprête à la frôler du doigt lorsque d'un seul grognement, Eliot me réprimande.
— Es-tu un animal ? me moqué-je en pivotant ma tête vers lui.
— Si tu savais ! me répond-il sans lâcher sa sculpture des yeux.
Je reprends ma contemplation. Cette œuvre est très parlante puisqu'elle nous représente sculptant, main dans la main. En grande fan de Ghost, je dois dire que la scène était plus qu'agréable à reproduire. La chaleur m'envahit à ce souvenir.
— À quoi penses-tu ? me demande-t-il soudainement.
Je ris et secoue la tête tout en avançant d'un pas supplémentaire. La sculpture suivante est ma seconde pièce personnelle. Eliot ne l'a pas comprise, pourtant, elle me semblait nécessaire. Il s'agit simplement de bustes me représentant en train d'embrasser son visage argileux, coulant. Comme lors de mon rêve. Mes yeux passent à la suivante. L'une de mes préférées, celle qui représente le moment où les secrets ont disparu. Un corps de femme à califourchon sur un homme, le serrant dans ses bras. Nos premiers « je t'aime ».
L'une des plus grandes pièces est juste à sa droite. Elle me représente en robe de soirée, la main à plat sur une vitre. Derrière elle, un homme la fixe intensément. Un miroir sur pied devrait être rajouté le jour de l'exposition. Elle nous représente lors de cette soirée au restaurant, lorsque, tandis que j'admirais la vue que m'offrait New York, lui m'observait.
Puis la dernière, la toute première fois. Ce coup de foudre dans l'amphithéâtre. Bien que ce ne soit que de la matière, l'intensité que j'ai ressentie ce jour-là se dégage à merveille de ces sculptures.
Je balaie à nouveau toutes les pièces du regard et suis fière d'avoir pu accomplir tout ça en si peu de temps. Il faut dire que nous avons peu dormi et mangé, mais ça en valait vraiment la peine. Nous nous sommes souvent disputés, la porte a claqué trop de fois pour que je puisse en préciser le nombre, mais à chaque fois nous nous sommes réconciliés et remis au travail. L'exposition approche à grands pas, plus que trois jours. La dernière ligne droite. Je suis excitée et en même temps effrayée.
— Terminé ! s'exclame Eliot en s'étirant.
Je me tourne vers lui et m'approche doucement de son œuvre pour l'admirer.
— Ne la touche pas ! me prévient-il. Dois-je te rappeler ce qui est arrivé il y a deux jours ?
Oui, je me suis un peu trop dépêchée de m'en approcher et je me suis légèrement pris les pieds dans un meuble. Je me suis étalée de tout mon long en bousculant l'établi. La sculpture n'y a pas survécu. Je me tourne vers lui et le regarde, à moitié désolée. À moitié parce qu'il me semble qu'après je me sois attelée à me faire pardonner.
— Le sexe ne résout pas tout, Evy..., fait-il mine de s'exaspérer.
Non, il a raison, mais ça aide quand même un peu. Eliot s'étire de son long et bâille à s'en décrocher la mâchoire.
— On va dormir, pendant trois jours. Chacun chez soi, rajoute-t-il.
J'éclate de rire et à l'air qu'il affiche, je cesse aussitôt.
— Tu n'es pas sérieux ?
— Si, totalement. Si on se retrouve dans le même lit... Tu sais ce qui se passera et on a besoin de sommeil. Tous les deux, dit-il en grimaçant lorsqu'il me dévisage.
—Salaud ! m'offusqué-je.
Et il rit. Ça l'amuse.
— Tu ne tiendras pas, le provoqué-je.
— Attrape tes affaires, se contente-t-il de me dire.
Je ne le crois pas, il serait incapable de me faire ça et encore moins de se faire ça à lui-même.
*
Il l'a fait. Je me retrouve seule dans l'appartement. Lorsqu'en prenant l'ascenseur il a appuyé sur les boutons de nos deux étages, je me suis dit qu'il était bon comédien. Lorsque je suis descendue de la cabine sans lui, je me suis dit qu'il était vraiment prêt à tout pour rendre ses blagues crédibles.
Mais maintenant que j'attends seule devant la porte depuis bientôt dix minutes, je comprends qu'il ne plaisantait absolument pas.
Je saisis mon téléphone et m'empresse de lui envoyer un message.
[Trois jours ???]
[Eliot : Pas un de moins.]
[On ne t'a jamais parlé de sevrage en douceur ?]
Sa réponse ne tarde pas. Trois émoticônes éclats de rire. Sérieusement ? Même pas des mots, juste des émojis ?
Je ne prends pas la peine de lui répondre et me précipite vers ma salle de bains. Sous la douche je ne peux m'empêcher d'éclater de rire. Il était sérieux, le con !
Lorsque j'en sors, j'enfile un simple t-shirt et un sous-vêtement, puis me glisse sous les draps. Mon livre en main, je suis les péripéties de Fallen et Paul. Le livre est en français, une langue que j'ai adoré pratiquer pendant mes études et, même si je l'ai beaucoup perdu, lire des livres d'auteurs francophones m'aide parfois à ne pas tout oublier. Malheureusement, fatiguée par la journée je peine à me concentrer et décide d'arrêter là et de me coucher.
Lorsque je m'apprête à le faire, mon téléphone émet un bip. Je m'en saisis, curieuse, m'attendant à trouver une énième provocation, mais perds mon sourire au fur et à mesure de ma lecture.
[Eliot : Tu es la première que je sculpte de cette façon et j'espère que tu seras la dernière. Je t'aime.]
Mes yeux s'humidifient à cette déclaration et je m'empresse de saisir une réponse. J'efface mes mots, les réécris, les rééfface. Je ne trouve pas de mots à la hauteur de ce message. J'ai peur de paraître trop niaise ou trop détachée. Alors que je m'apprête à recommencer, mon téléphone m'informe qu'il m'appelle en visio.
Je décroche et le vois apparaître à l'écran.
— Tu as reçu mon message ? me demande-t-il sourcils froncés.
— Je cherchais quoi te répondre, avoué-je, honteuse.
Il me sourit et j'en fais de même tout en le détaillant à travers cet écran. Ses cheveux gouttent sur son front et je n'ai qu'une pensée à cette vue. Il est beau. Pas uniquement sexy ou attirant, non. Quand je le regarde, mon cœur se gonfle de bonheur. Le genre dont je ne soupçonnais même pas l'existence. Je comprends alors tous ces clichés de cinéma, de romans. Je comprends ce que c'est que de croire que sans l'autre, nous ne pourrions pas respirer. Pendant quelques minutes nous ne parlons pas, nous contentant de nous observer amoureusement.
— Merci, finit-il par dire.
— Pour ? demandé-je étonné.
— M'aimer.
Ma gorge se noue par la sincérité avec laquelle il me le dit.
— Merci à toi, répété-je.
— Pour ?
— Me laisser le faire.
Nous nous regardons, attendris. Notre échange a beau paraître niais, pour moi il est tout ce qui nous définit. Je veux bien me transformer en guimauve juste pour lui et dégouliner de paillettes à en écœurer les gens. Malheureusement, nous devons vivre cachés alors, peu importe que nous soyons niais à outrance, personne n'en sera témoin.
— Bonne nuit, Evy.
— Bonne nuit, Eliot.
Après qu'il ait raccroché, je reste de longues minutes à contempler mon téléphone, puis je finis par m'endormir, persuadée que rien ne pourra venir entacher les sentiments que j'éprouve pour lui.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top