36. Tu es vivifiant

Eliot :

Je me décolle du mur lorsque les portes de l'ascenseur s'ouvrent. Evy apparaît et je m'en veux d'avoir pris de la distance ces derniers jours. Oui, j'en avais besoin, mais je me suis rendu compte que c'est de tout le reste que je devais m'éloigner, pas d'elle.

Elle me tourne le dos et, de là, je peux sentir sa colère. Elle est légitime. Je l'ai laissée tomber, encore. Je les ai fuies, elle et ses questions.

Je suis rentré chez moi et j'ai bu. À en vomir. Mais le lendemain, la douleur n'était pas partie. Mon père, l'absence de ma mère, mon passé. Comment se battre quand on n'a jamais su le faire ? Je suis incapable de protéger les deux femmes que j'aime le plus au monde. Ma mère s'est sûrement attelée à maquiller ses bleus, ces derniers jours, et Evy... quand j'ai vu la marque sur son bras, j'ai cru devenir fou. Même elle, je suis incapable de la défendre. La vérité, c'est qu'à presque trente ans, mon père me terrorise encore et j'ai peur que ça ne change jamais.

Evy ouvre la porte et s'engouffre dans l'appartement. Je suis soulagé de voir qu'elle ne le referme pas derrière elle et m'empresse de la suivre. Elle ôte ses chaussures et dépose son sac dans des gestes nerveux qui en disent long sur la colère qu'elle éprouve. À aucun moment elle ne me regarde alors que moi, je n'ai pas pu la lâcher des yeux. Je la fixe patiemment, j'attends qu'elle laisse éclater ce qu'elle retient depuis que je l'ai abandonnée dans ce parking.

Finalement, je suis rentré chez moi. J'ai voulu appuyer sur le bouton de son étage, mais je n'ai pas pu m'y résoudre. J'étais beaucoup trop secoué, j'avais peur de dire des choses qui me dépasseraient. Alors je suis simplement allé me cloîtrer dans mon appartement.

— Qu'est-ce que tu veux ? lâche-t-elle finalement en se dirigeant vers la cuisine.

Je n'arrive pas à émettre le moindre son. Pour la première fois depuis que je la connais, j'ai peur d'elle et de ce qu'elle dégage.

— Bien cuvé ? me demande-t-elle acerbe.

— Evy..., soupiré-je.

— Quoi ?

Elle se retourne enfin et me fait face. Si elle le pouvait, je sais que d'un regard, elle pourrait me tuer.

De l'argile recouvre de part et d'autre son cou et je devine qu'elle a travaillé sur l'exposition. Pendant que moi, je me morfondais, elle a tenu le cap. Malgré la fatigue qui ressort sur ses traits.

— Je suis désolé,

— Désolé ? répète-t-elle. Écoute Eliot, tu ne m'accordes que la moitié de rien et tu voudrais ensuite que je supporte tout sans rechigner. Il y a des choses pour lesquelles je suis prête à faire des concessions. Vivre cachés ne me dérange pas, du moment que nous vivons. Mais le silence, les secrets, ça, je ne peux pas. C'est nous le secret, pas le reste.

Elle a raison, j'en suis conscient. Je lui en demande beaucoup, mais elle ne se doute pas de ce que notre histoire provoquerait chez mon père s'il savait à quel point je tombe amoureux d'elle. Les distractions, il ne me les a jamais interdites, mais notre relation, il ne l'approuverait pas.

— Je suis venu pour ça, avoué-je.

Son regard se soude à nouveau au mien et je crois percevoir du soulagement, mais très vite il disparaît pour laisser place au doute.

— C'est la vérité. J'ai pris conscience que j'avais besoin de toi, qu'avec toi, tout est plus supportable.

Elle me dépasse et se rend dans le salon où elle s'assoit sur le canapé. D'un geste de la main, elle m'invite à la rejoindre, même si je la sens toujours sur la réserve, mais je ne peux pas lui en vouloir, j'ai déconné.

Alors je m'assois et il me faut quelques minutes pour trouver mes mots, les premiers. Les autres suivent rapidement et c'est ainsi que je lui parle de mon enfance dans un foyer sous pression. Les gens ici ne vivent que pour les apparences. Apparences qui finissent par détruire les familles, désunir les couples. Je lui parle de mon père et de son obsession pour la perfection. De sa ceinture qui me lardait le dos d'aussi loin que je m'en souvienne. N'est-ce pas triste que ce soit le premier souvenir que je garde de lui ? Puis la première gifle et les suivantes. Et la dernière, la plus forte. Celle qui m'a conduit à l'hôpital.

Au fur et à mesure, son corps se rapproche du mien et lorsque je lui parle de la fois de trop, ses doigts viennent toucher la cicatrice sur ma tempe. Traumatisme crânien, celui responsable par moment des tremblements de mes membres. J'avais quinze ans, c'est la dernière fois qu'il m'a touché. Après ça, il s'est calmé et moi... Moi j'avais trouvé une nouvelle raison de vivre. Je l'ai rencontré lui, Eliot Millers. Petit sculpteur des bas quartiers, il m'a appris à manier l'argile, il est devenu mon maître.

— Alors la sculpture de quatre-vingt-quatorze..., commence-t-elle.

— Elle était de lui. Il est mort quand j'avais dix-neuf. Je voulais montrer au monde ce qu'il avait pu faire de plus beau. C'était la seule qu'il me restait de lui. Puis je me suis dit « quel plus bel hommage que de prendre le nom de celui qui m'avait sauvé d'une vie de tristesse où rien n'avait aucun sens » ?

— Et ta mère ? me demande-t-elle inquiète.

Là encore, mon père a été fin. Tant qu'il pouvait me frapper il n'avait pas besoin d'un autre défouloir, mais après mon hospitalisation, il s'en est pris à ma mère. Elle prétendait de mauvaises chutes et moi, je m'en contentais. J'étais bien trop terrorisé pour la défendre. J'ai laissé faire. Coup après coup. Puis je suis parti, la priant de me suivre, mais elle a refusé. Je ne pouvais pas rester, je ne voulais pas rester.

Je l'ai abandonné mais, même si je suis parti, je suis resté prisonnier de ce foyer. Je lui raconte chacun de mes remords, ma culpabilité. Je ne lui cache rien, sauf la façon dont j'ai essayé d'oublier tout ça.

Je ne m'étais pas rendu compte que je pleurais jusqu'à ce qu'Evy se positionne à califourchon sur moi et, d'un geste lent et doux, efface les traces de ma tristesse. Elle me sourit, mais ses yeux aussi sont rougis.

— Je t'aime, murmure-t-elle.

D'aucuns diraient qu'il est bien trop tôt pour ce genre de mots, pourtant je les crois sincèrement parce que moi aussi je les ressens.

Sa tête vient se nicher sur mon épaule et j'inspire son parfum si subtil. Mes doigts caressent sa peau douce sous son t-shirt et rencontrent un grain de beauté au creux de ses reins, je note de ne pas l'oublier lorsque je la sculpterai.

— Je suis désolé, m'excusé-je encore.

Evy se redresse et, de ses mains délicates, saisit mon visage.

— À partir de maintenant, parle-moi.

— Tu ne vas pas partir ? demandé-je inquiet.

— Non, rit-elle. Tu es vivifiant, peu importe ce que tu peux me faire, je préfère me sentir vivante à cause de toi que morte ailleurs. Je m'ennuierais sans toi et ces mille choses que tu me fais ressentir.

Je me garderai bien de lui faire ressentir la peine, la colère, la jalousie ou la peur.

— Eliot, reprend-elle sérieusement, voyant que je dérive. Tout ce que tu me fais ressentir, je le prends. Oui, c'est fort et parfois, ça fait mal. Mais pour la première fois de ma vie, j'ai le sentiment de vivre, d'être complète. Alors évite juste d'avoir des raisons de t'excuser et reviens-moi, toujours.

Mes mains s'enfoncent plus profondément dans sa chair alors que je rapproche son corps du mien. Je l'embrasse fougueusement, à en perdre haleine. Mais je me fous de mon souffle, sans elle je le perds. Son corps se presse avec plus de force contre le mien. Mon jean est déjà tendu et, si à chaque fois le désir était là, aujourd'hui il y a aussi cette impression que la toucher m'est vital. Voilà à quel point je tombe amoureux d'elle.

Evy se détache de moi et ses yeux noisette me sondent. Ils scintillent de mille feux tandis que ses doigts viennent crocheter son t-shirt. Elle le retire et m'aide à ôter le mien. Nos bouches se rejoignent, se goûtent.

Au rythme de nos soupirs, nos vêtements disparaissent. Nos mains inspectent chaque parcelle, caressent chaque bout de peau. Pas un n'est oublié, lésé. Les yeux fermés, je tente d'imprimer chaque recoin de son corps dans ma mémoire. Je veux pouvoir la voir, même lorsqu'elle ne sera plus là. Je me gorge du goût de ses baisers, de l'odeur de sa peau. Je l'aime elle et tout ce qui la compose.

Quand je l'ai rencontrée, j'avais peur de ce qu'elle provoquait chez moi et j'avais raison, parce qu'elle chamboule tout. Elle met en péril l'équilibre précaire de ma vie et j'en suis heureux, parce qu'enfin, j'ai l'espoir de pouvoir être libre et, comme elle me l'a avoué tout à l'heure, moi aussi je me sens complet et vivant.

— Je t'aime, avoué-je à mon tour, la gorge nouée alors que je m'apprête à entrer en elle.

Ses gestes cessent et ses yeux s'humidifient encore plus qu'ils ne l'étaient déjà.

— Je t'aime, répété-je pour l'en convaincre.

Un sourire ému prend naissance sur son visage, creusant la fossette de sa joue droite, celle qui n'apparaît que lorsqu'elle affiche un sourire franc. Celle qui, je l'espère, n'est réservée qu'à moi.

Elle me rend mes mots tout en m'embrassant et je plonge en elle. Je plonge à en oublier qui je suis, à en oublier ma famille qui n'en a jamais été une. Mais je me fous de ça. Je me fous d'être Eliot, Morgan, parce que qui que je sois, l'important c'est que c'est à elle que j'appartiens.

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