35. C'est nous le secret
Lorsque j'arrive enfin à la sortie du grand immeuble new-yorkais, j'aperçois Eliot récupérer les clés rageusement et s'engouffrer dans le véhicule. Si mes suppositions sont justes, je n'imagine pas l'état dans lequel il se trouve. J'ôte mes chaussures, peu importe ce qu'on pense de moi, et attrape ma robe pour éviter de tomber. Mes pieds nus foulent le sol rugueux de la rue et je cours jusqu'à la voiture alors qu'il démarre déjà. Heureusement, il doit s'arrêter au feu rouge et j'arrive devant la portière. J'essaye de l'ouvrir, sans y parvenir puisqu'elle est fermée de l'intérieur. Ma main s'abat frénétiquement contre la vitre, mais il ne me regarde pas.
La colère s'empare de moi. Non pas parce qu'il s'apprête à me laisser seule, ici, je n'en ai rien à faire, mais parce qu'il préfère traverser ça seul plutôt que de m'en parler.
— Ouvre-moi ! hurlé-je.
Autour de nous, les gens nous observent avec attention. Nous représentons sans doute leur distraction de la soirée. Conscient que nous nous donnons en spectacle, il m'ouvre et je m'empresse de m'engouffrer dans la voiture.
— Tu devrais t'attacher, me prévient-il, la voix dénuée d'émotion.
— Qu'est-ce qu'il t'a fait ? osé-je alors que le feu passe au vert.
Je n'ai pas le temps d'obtenir une réponse que mon corps se retrouve propulsé contre le siège.
— Eliot.
— Tais-toi ! Tais-toi ! se met-il à rugir en tapant le volant de ses mains. Juste, ne dis rien Evy.
Je ravale mes larmes et m'agrippe au siège alors que le véhicule prend de plus en plus de vitesse. Je voudrais juste qu'il me parle, qu'il se confie à moi, mais comme il me l'a demandé, je me tais. Je ne suis pas sotte et il est énervé. Je n'ai pas envie de causer un accident alors je muselle mes mots, mes paroles, mes questions. Je me tais en attendant que nous arrivions enfin à bon port.
Ses gestes sont frénétiques, nerveux et je dois, à plusieurs reprises, fermer les yeux lorsque je crois que nous allons emboutir un véhicule.
Mon cœur est entré dans une course folle, non pas à cause de celle qui se joue dans cette voiture, mais à cause de la douleur et de la rage qui émane de lui. Je risque un regard dans sa direction et ce que je devine noue ma gorge. Ses traits sont tendus, ses doigts serrent avec force le volant et son regard est perturbé. Mes mains viennent saisir l'organza de la plus jolie robe que je n'ai jamais portée et je me retiens de pleurer, de lui parler, de chercher à savoir ce qui lui est arrivé.
Lorsqu'enfin nous arrivons dans le parking de l'immeuble, il gare le véhicule à sa place habituelle puis s'en extirpe sans attendre. Je ferme les yeux et inspire avant de le rejoindre.
— Eliot, le hélé-je.
— Morgan, me reprend-il.
— J'en ai rien à foutre ! m'énervé-je.
Il se retourne et me fait face. Les néons du parking durcissent ses traits, lui donnant une allure encore plus bestiale, mais ça ne me fait pas peur et ça ne me fait pas reculer.
— Parle-moi, soufflé-je, la voix plus douce.
— Il n'y a rien à dire.
— Si, bien sûr que si. Explique-moi, je ne suis pas bête, j'ai compris. Tu peux m'en parler.
— Tu as compris ? se met-il à rire faussement. Tu n'as rien compris, Evy. Comment tu le pourrais, mademoiselle « je-jouais-à-des-jeux-en-voiture-lorsque-j'étais-enfant ».
J'ignore la pique qu'il cherche à me lancer. C'est vrai, je n'ai jamais souffert du mal qui le ronge. Ma vie a été platement joyeuse, pourtant je sais faire preuve d'empathie et la douleur qui se dégage de lui m'atteint en plein cœur. J'ai l'impression de ressentir ce qu'il ressent, d'avoir mal quand il a mal. Et là, dans ce parking, j'ai le sentiment de souffrir à en mourir.
Il desserre son nœud papillon tout en effectuant des va-et-vient, il tourne comme un lion en cage, mais je suis incapable de trouver les mots pour le calmer.
— C'était bien avec Piers ? me demande-t-il alors la voix empreinte d'acidité.
Il ne me trompe pas s'il pense pouvoir détourner l'objet de sa colère.
— Décidément, vous vous entendez bien tous les deux.
Mes yeux se révulsent parce que son attitude m'exaspère. Qu'il ne veuille pas me parler est une chose, mais qu'il veuille tout me mettre sur le dos en est une autre. Plutôt que de participer à cette conversation qui n'a pas lieu d'être, je le dépasse pour me rendre dans l'ascenseur.
Sa main vient se poser sur mon avant-bras et je ne peux retenir un gémissement de douleur. Eliot me relâche aussitôt et, embarrassée, je me retourne pour lui faire face. La culpabilité que dégage son regard me surprend.
— Pardon, je ne voulais pas...
Sa phrase se meurt lorsqu'il remarque la trace apparue sur mon avant-bras. Je ne pensais pas que je serais encore rouge, mais ça ne me surprend pas, ma peau a toujours vite marqué.
— Le fils de pute, grogne-t-il en me prenant dans ses bras. Je suis tellement désolé, je n'aurais pas dû te laisser seule avec lui.
Mes mains passent sous sa veste et mes doigts viennent saisir sa chemise. J'inspire son parfum et profite de ce temps de calme, parce que je sais qu'il ne durera pas. Parce que si j'ai toujours été une suiveuse, une de celle qui se contente d'accepter sans rechigner ce qu'on lui dit. Aujourd'hui, je suis différente. Avec lui, je suis différente, je refuse d'attendre.
— Parle-moi.
Voilà le moment où le calme prend fin. Je le sais à la façon dont son corps se raidit.
— Tu devrais aller te coucher, dit-il en se détachant de moi.
Son regard me fuit et il se dirige vers sa voiture.
— Où vas-tu ? demandé-je inquiète.
— J'ai besoin de boire un verre.
Un rire nerveux m'échappe, parce que si je ne fais pas ça, j'ai bien peur de pleurer.
— Tu as un problème ? me demande-t-il en faisant volte-face.
Il ose réellement me poser la question ?
— Tu préfères aller cuver dans une bouteille plutôt que de me parler et c'est moi qui ai un problème ? Tu es sérieux ?
— En quoi ça te regarde ?
— En rien, en absolument rien, tu as raison.
Je me retourne et appuie frénétiquement sur le bouton d'appel.
— Tant qu'à boire, s'il te plaît, fais-le chez toi. C'est tout ce que je te demande, osé-je avant de pénétrer dans la cabine.
Lorsque j'arrive au deuxième étage, j'en sors, me retourne et patiente. Quelques minutes après, les chiffres décroissent et je les vois défiler jusqu'au moins un. Je suis soulagée de savoir qu'il a écouté ma requête, puis tandis que la cabine remonte, je me mets à prier pour qu'il s'arrête ici. Pour que les portes s'ouvrent et qu'il partage sa peine avec moi.
Mon cœur s'impatiente.
Un.
Mon corps se gonfle.
Deux.
Puis il s'effrite.
Trois.
Je suis du regard les chiffres monter jusqu'à quatre puis, déçue, ma tête se baisse. Je soulève la robe pour observer mes pieds noircis par le bitume. Une jolie robe de princesse, pas vrai ?
J'aurais au moins eu une danse.
*
Je n'ai pas revu Eliot le dimanche à la galerie ni le lendemain. J'ai poursuivi seule la préparation de l'exposition. Étant donné qu'il n'était pas là, j'ai préféré avancer sur mes sculptures en solo. La première nous représente l'autre soir, dans le parking. Ce moment de calme avant la tempête. Ma tête nichée contre son buste, mes mains s'agrippent désespérément à sa veste. Ses doigts sont contractés alors qu'ils s'enfoncent dans ma peau. Elle n'était pas prévue, mais voilà tout ce que j'avais à cœur de représenter. Ce moment où j'espérais qu'il me parlerait.
Il m'a seulement envoyé un message, m'informant qu'il avait besoin de temps pour réfléchir. Je n'ai pas répondu, tout comme je n'ai pas cherché à le voir. Ces deux étages sont une torture parce que je dois retenir mon envie de le rejoindre, mais je sais que je dois être patiente, qu'il viendra quand il se sentira prêt.
Pourtant, plus les jours passent, plus les heures défilent, plus les minutes s'égrènent, plus je ressens de la colère. À chaque seconde qui s'écoule, elle grandit, menaçant de tout faire exploser. Voyant qu'elle risque de me faire faire une bêtise, je m'éloigne de ma sculpture et l'observe attentivement. Étonnamment, je suis très contente de ce que j'ai pu créer de mes doigts. J'ai modifié les traits de son visage pour qu'il ne soit pas reconnaissable, mais autrement, tout me semble fidèle à l'image que j'avais dans la tête. Je la recouvre d'un linge humide avant de me laver les mains. L'argile s'est incrustée dans ma peau, si bien que je dois la frotter vigoureusement. Heureusement, la trace laissée par son père est déjà en train de disparaître.
J'observe avec attention l'eau colorée s'écouler et disparaître dans le siphon. Mes mains viennent masser ma nuque endolorie par cette journée entière à sculpter. J'avais commencé hier, mais j'étais trop perturbée pour arriver à quoi que ce soit. Bien sûr, je le suis encore aujourd'hui, mais la détermination est venue me recadrer.
Je coupe l'eau et saisis un torchon pour me sécher les mains, mais n'en trouve aucun. Je tente d'ouvrir la porte du débarras, mais elle est fermée. C'est alors que j'en vois un de l'autre côté de la pièce et m'en saisis. J'éteins ensuite l'atelier et traverse la galerie jusqu'à mon bureau où je récupère mes affaires.
Ce soir, l'air est plus frais alors je profite de ma balade. Je ne me presse pas pour rentrer. Après tout, plus tôt je rentrerai, plus vite je m'impatienterai.
Après une heure à explorer le quartier, je rentre. Les deux étages qu'escalade l'ascenseur me semblent filer en un claquement de doigts. J'ai peur de me retrouver seule avec mes pensées, avec mon envie de le rejoindre. Mais quand je sors de la cabine, tout se fige dans ma tête. Je suis surprise de trouver Eliot devant ma porte.
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