31. Juste moi ?
Les yeux ouverts, je peine à comprendre comment j'ai pu m'endormir aussi rapidement hier soir. Un coup d'œil sur le réveil m'informe qu'en réalité ce n'était pas hier soir, mais il y a tout juste quelques heures. Je me redresse à l'aide de mes coudes, la tête toujours ensommeillée. Mes pieds nus foulent le parquet tandis que je me dirige vers la cuisine pour me servir un grand verre d'eau.
Un grattement contre la porte met mon corps en alerte. Je n'ai pas besoin de le voir pour savoir que c'est lui. Je le remercie intérieurement de ne pas s'être servi de sa clé et d'avoir respecté mon espace. Je me dirige à pas de loup vers l'entrée et colle mon oreille contre le bois en retenant mon souffle.
— Je suis désolé... je ne...
Son rire résonne contre la paroi. Il me serre le cœur, parce qu'il sonne la douleur. Il est saoul, j'en suis convaincue. Depuis quand est-il là ? Je n'entends que des bribes de phrase et je presse mon oreille dans l'espoir de mieux comprendre ce qu'il dit.
— Tu étais..., bafouille-t-il avant de s'arrêter.
Mes paumes se plaquent contre la paroi qui nous sépare. Je sais que je devrais partir, retourner dans ma chambre, pourtant je n'y arrive pas.
— Evy..., geint-il.
La pression dans ma cage thoracique s'accentue et je retiens les larmes. Un bruit de coup retentit à intervalle régulier et je devine qu'il est assis contre la porte. Je dessine du bout des doigts les rayures tout en écoutant un flot incessant de mots décousus. Je me nourris du son de sa voix et de sa présence à quelques centimètres de moi.
— Je n'aime pas être Morgan, ce type contrôlé par les autres. Eliot, lui, est libre. Enfin, c'est ce que je croyais. Tu sais, l'argent et le pouvoir n'apportent que du malheur.
Il ne se doute sûrement pas que je suis là, contre la porte, à boire chacun de ses mots, à écouter chacune de ses confessions.
— Rien ne va, soupire-t-il.
Animée par sa propre volonté, ma main se pose sur la poignée de la porte. Je voudrais pouvoir le rassurer, mais je ne suis pas sûre d'en être capable. Alors, je reprends le contrôle de mon corps et m'éloigne.
— Evy, m'appelle-t-il, faisant cesser mes pas.
Mes poings se resserrent et dans une lenteur démesurée, mon corps pivote pour faire face à la porte.
— Quel est le minimum que tu voudrais de moi ?
Mes sourcils se froncent parce que je ne comprends pas le sens de sa question.
— Est-ce que tu voudrais tout ou est-ce que tu me voudrais moi ? Juste moi. Je pourrais rester Eliot, juste pour toi.
Mon cœur bondit, parce que je réalise ce qu'il me suggère : un amour clandestin, caché de tous. Mais je ne comprends pas la raison de tous ces secrets ni ce qui nous empêche réellement d'être ensemble. Je ne sais même pas si c'est envisageable, si je pourrais me contenter de vivre dans l'ombre.
— Tu es là ? me demande-t-il dans une supplique.
Pourtant, je ne me manifeste pas. À aucun moment, je n'émets le moindre son. Mes larmes se déversent silencieusement et seuls les battements de mon cœur rompent le silence qui règne de ce côté-ci de la porte.
D'un revers de main, je les efface.
— C'est peut-être mieux que tu ne sois pas là, rit-il. Je ne devrais pas boire autant.
Un coup plus fort retentit contre la porte.
— Putain, gémit-il.
Je me précipite sur la porte et me fige au moment où je m'apprête à l'ouvrir. J'entends son rire à travers le bois, mais mon cœur se fissure un peu plus quand j'entends ses sanglots s'y mêler. Ma main vient se poser sur la poignée et j'ouvre, faisant basculer Eliot en arrière, qui se retrouve couché devant moi.
Je m'agenouille devant lui et ma gorge se serre lorsque je vois l'état dans lequel il se trouve. Ses cheveux sont désordonnés et sa chemise entrouverte. Il est complètement débraillé.
Mes mains se posent de part et d'autre de son visage et j'essuie les larmes qui ont humidifié ses joues. Je n'ose pas lever le regard vers ses yeux, de peur de m'y noyer.
Ses doigts viennent entourer l'un de mes poignets et je cesse mes mouvements.
— Evy..., souffle-t-il.
C'est à ce moment-là que mon regard trouve le sien. Ses yeux sont rougis par l'alcool, mais ce n'est pas ce qui m'est le plus douloureux. La peine, la culpabilité, voilà ce que je perçois dans ses pupilles sombres. Tant de sentiments qui terminent de faire imploser mon cœur. Je voudrais savoir ce qui le tourmente autant, ce qui l'empêche à ce point-là d'être libre. Depuis que je le connais, j'ai appris à l'observer. Eliot ne va pas bien, mais il garde ses maux pour lui.
— Je vais t'aider à te coucher, dis-je pour couper court à mes pensées.
J'attrape ses coudes et, non sans difficulté, je l'aide à se remettre sur pied. Il vient placer son bras sur mes épaules et je le dirige tant bien que mal jusqu'à la chambre du fond où je l'installe sur le lit.
Je l'aide à ôter ses chaussures, puis à retirer ses vêtements. La vue de son torse ne provoque absolument rien lorsque je le fais. J'agis, machinalement, détruite à l'intérieur. C'est lui qui me manque, pas son corps. Aussi beau soit-il.
Pendant ma manœuvre, je sens son regard glisser sur ma peau, mais tout comme moi, je ne distingue aucun désir, juste de la souffrance. Nos regards se croisent et je tente, du mieux que je peux, de lui adresser un sourire réconfortant. Un de ceux qui signifient « ne t'en fais pas, je vais bien ». Il me le rend difficilement et la boule dans ma gorge grossit encore, parce que je sais que nous mentons tous les deux.
Je détourne les yeux, puis remonte le drap sur son corps avant de m'éloigner.
— Evy, m'appelle-t-il calmement.
— Hmm ? parviens-je seulement à murmurer.
— Reste, s'il te plaît.
Je me retourne pour lui faire face et observe nerveusement le couloir derrière moi. Mon regard se dirige à nouveau vers lui. Je sais que ça n'apportera rien de bon, pourtant j'accède à sa requête et contourne le lit pour me plonger à mon tour sous les draps.
Allongés sur le flanc, nous nous observons, mais à aucun moment nous ne nous touchons. Au bout de quelques minutes, ses yeux s'alourdissent et je l'observe s'endormir. Parfois, il relâche un soupir las. Ses sourcils, comme à leur habitude, sont froncés. Je profite qu'il dorme profondément pour reproduire ce que j'avais fait dans la chambre d'hôtel, ce soir-là. Mes doigts viennent caresser ses cheveux et peu à peu, je peux voir ses traits se détendre. Il se retourne, me laissant apparaître ses cicatrices. Elles sont nombreuses et mon regard glisse jusqu'à son visage tourné vers moi. Sont-elles liées à tout ça ? Sont-elles l'origine du mal qui le ronge ? Il ne semble pas enclin à répondre à mes questions, mais je ne sais pas si c'est par honte ou fierté.
Comme ce soir-là, il me paraît triste, seul et désespéré. Comme ce soir-là, je ne parviens pas à l'abandonner.
Me reviennent en tête les paroles de ma mère. « C'est parfois à nous de nous montrer fortes pour eux. ».
*
Lorsque je me réveille, la place à côté de la mienne est vide et froide. Je m'extirpe du lit, fatiguée par le peu de sommeil que j'ai pu avoir cette nuit. J'ai lutté contre l'endormissement pour profiter de sa présence.
Je me dirige à pas lents jusqu'à la cuisine et mes pas cessent lorsque j'y pénètre. Je suis surprise de trouver Eliot derrière les fourneaux. Je pensais qu'il se serait empressé de rentrer chez lui. Lorsqu'il se retourne, je remarque que son t-shirt est recouvert de farine. Il me regarde penaud, un fouet dans les mains.
— C'était pour m'excuser pour hier.
Mon regard balaie le comptoir et tombe sur une pile de pancakes à l'aspect douteux. Je ne sais pas ce qu'il a cherché à faire, mais je pense que l'empoissonnement est l'hypothèse la plus envisageable.
— Merci, murmuré-je tout de même.
Parce que c'est ce que je pense, je trouve l'attention adorable. Il hoche la tête, puis repose le fouet dans le saladier et s'essuie les mains à l'aide d'un torchon qui finit à son tour sur le comptoir. Nous nous observons sans un mot, probablement ne sait-il pas mieux que moi quoi dire pour rompre le silence. Puis il passe devant moi et quitte la cuisine. Mon cœur tambourine contre ma cage thoracique à l'idée de le laisser s'en aller.
Envisager qu'aujourd'hui encore nous serons distants m'est insupportable. Devoir le côtoyer, en faisant comme s'il n'était personne m'est inenvisageable. Je sors à mon tour de la cuisine alors qu'il arrive devant l'entrée.
— Eliot, le hélé-je.
Il se fige, mais ne se retourne pas.
— Juste toi, réponds-je enfin à la question qu'il m'a posée hier soir.
Maintenant que je l'ai dit, j'en suis convaincue. Peu m'importe de vivre cachée si je sais que, chaque soir, je pourrai le retrouver. Ses épaules s'affaissent et je ne comprends pas pourquoi il a l'air si abattu.
— C'était égoïste de ma part, lâche-t-il.
Compte-t-il revenir sur sa proposition ?
— Je n'aurais pas dû, poursuit-il.
— Non, et pourtant tu l'as fait. Ne me fais pas ça, pas alors que je dis oui, le supplié-je.
— Et si tu souffres ?
— C'est déjà le cas, avoué-je le cœur battant le rythme de ma peur.
J'ignore les raisons qui le poussent à vouloir cacher notre relation aux autres même si je me doute que ça à voir avec nos milieux respectifs, diamétralement opposés. J'ai vu assez de films pour savoir que la jeune fille de famille modeste est rarement épargnée. Mais l'amour triomphe toujours, non ? Puis... notre relation n'en est qu'à ses prémices. Nous laisser le temps d'en profiter n'est peut-être pas une si mauvaise idée.
Il se retourne enfin vers moi et ses épaules se redressent. Voilà le Eliot que je connais, l'homme sûr de lui.
— Tu es sûre ?
J'acquiesce en redressant moi aussi mes épaules. J'en suis certaine. Son corps s'anime et, en quelques enjambées, il se trouve devant moi. Ses lèvres prennent d'assaut les miennes tandis que sa main vient se nicher dans mes cheveux. Notre baiser est dévorant. Il n'a aucune douceur, comme si nos bouches voulaient reprendre leur dû ou rattraper les quelques heures qui les ont éloignées l'une de l'autre.
Je souffrirai sans doute, pourtant j'ai le sentiment que sans lui ce serait bien pire.
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