30. Ne suggère pas l'impossible
— Evy, je suis désolé, mais ça va être impossible.
Cela fait une dizaine de minutes que je tente de convaincre monsieur Davis de me trouver un nouveau stage. J'ai dû me montrer évasive et inventive, mais à chaque fois, il contrait mes arguments. J'arrive à court d'idées et de mensonge.
— Vous savez que vos camarades auraient voulu être à votre place, me gronde-t-il.
— Je le sais, mais, si je pouvais retenter l'année prochaine, peut-être que...
— Et payer une année supplémentaire ? me coupe-t-il. Il est trop tard, vous vous êtes engagée. Tâchez de vous montrer professionnelle. Je vous pensais plus raisonnable, rajoute-t-il déçu.
Malgré le fait que nous soyons au téléphone, je baisse honteusement les yeux comme une enfant prise en train de faire une bêtise. Puis c'est alors que je réalise que ce que je fais est ce qui me révulse le plus. Je fais l'enfant gâtée et suis prête à gaspiller une année universitaire pour fuir un homme et ce que j'éprouve.
— Je suis désolée, je vais terminer ce stage, dis-je penaude.
Je crois entendre un soupir de soulagement à travers le combiné, pourtant il n'est pas partagé. Mon cœur tambourine à l'idée de rester ici, de le revoir.
— Eliot Millers est particulier, finit-il par dire. Mais il est professionnel et... Enfin Evy, il est tout ce dont vous avez rêvé.
Je me garde de lui dire que les rêves peuvent se transformer en cauchemar. Je ferme les yeux en m'agrippant à mon téléphone, puis le remercie et m'excuse de l'avoir dérangé.
Lorsque le silence m'entoure à nouveau, je dépose mon portable sur le lit et m'y assois, non sans laisser échapper un soupir las.
Aujourd'hui, je voudrais pouvoir me réfugier dans les bras de ma mère, pouvoir bénéficier de ses conseils, de son écoute, mais je suis une grande fille, alors je dois m'en sortir seule.
Je fixe l'armoire et sa voix résonne en écho dans ma tête « on ne peut pas être ensemble ». Son mensonge ? Il est passé à la trappe, oublié. Il ne compte plus. Je me sens stupide de me dire que ce n'est pas grave, que tout ce que je voudrais c'est être avec lui, même si c'est impossible. Je récupère les clés de l'appartement et attrape ma veste et mon sac. Parce que peu importe l'état dans lequel mon cœur se trouve, j'ai un stage à effectuer.
*
Les portes automatiques s'ouvrent et, angoissée, je pénètre à l'intérieur. Je gonfle mes joues d'air et le rejette brusquement pour me donner du courage. Celui qui me fait si souvent défaut. J'ignore mon cœur qui fait des loopings tandis que je traverse l'immense pièce pour me rendre jusqu'au bureau. Mes doigts fourmillent d'appréhension et ma respiration se fait plus courte, comme si mes poumons ne pouvaient contenir qu'une quantité infime d'air.
La porte de l'atelier s'ouvre brutalement et mes pas cessent. Eliot apparaît, les traits tirés, les cheveux en pagaille, il semble soulagé de me voir ici.
— Tu es restée, souffle-t-il en sortant de l'atelier.
Il ne fait pas un pas de plus et je me contente de hocher la tête. Ses doigts sont couverts d'argile, mais je me garde de lui demander ce qu'il sculpte, j'aurais trop peur de sa réponse. Nos regards ont du mal à s'accrocher l'un à l'autre. On se fuit, conscients qu'il ne faut pas, qu'on ne doit pas.
— Dorénavant, je serai ta stagiaire.
— Evy...
— C'est ce que tu voulais, non ? demandé-je sans pour autant être agressive.
Il s'accroche au chambranle de la porte et secoue la tête, le regard à présent rivé sur ses pieds. Je détourne la tête et ravale le sanglot qui ne demande qu'à sortir.
Mon souffle s'est accéléré sous le coup de l'émotion. Mon ventre se tord parce que je n'ai qu'une envie, celle de me réfugier dans ses bras, et non dans ceux de ma mère. Je voudrais sentir son parfum si particulier de tabac mélangé à l'odeur de l'argile. Je voudrais me fondre dans sa chaleur et l'entendre me dire que tout ira bien, qu'on trouvera une solution, quel que soit le problème.
Je reprends ma route et pénètre dans le bureau où je dépose mon sac et ma veste. La porte de l'atelier claque, me faisant sursauter. Mes yeux se referment et je m'agrippe avec force au bureau pour faire le vide dans ma tête, pour oublier qu'il est là, à quelques mètres de moi.
La journée est difficile, je peine à rester concentrée. Lui, il n'est pas réapparu. Je passe un coup de balai dans l'immense salle d'exposition parce que j'arrive à court de tâches et que j'ai besoin de m'occuper. Aujourd'hui, j'aurais dû sculpter, mais je pense qu'il est préférable que je m'abstienne jusqu'à mon départ. Je passe sur chaque coin et recoin, en prenant soin de ne pas bousculer les colonnes soutenant les sculptures de son exposition. Ce n'était qu'il y a quelques jours, pourtant j'ai l'impression que c'était il y a une éternité.
Je m'arrête pour observer l'extérieur. D'ici, aucun son ne filtre, tout est silencieux. Pourtant comme toujours, la rue est animée. Les passants se croisent, les routes sont encombrées. À l'intérieur, j'ai l'impression d'être dans une bulle, d'être isolée. Mes doigts viennent enserrer le manche lorsque je le vois dans le reflet de la vitre. Il s'approche lentement, mais finit par s'arrêter à quelques mètres de moi. Je ne me retourne pas, me contentant d'observer son reflet. Le corps droit, les mains dans les poches, sa tête est tournée dans ma direction. Cela ravive le souvenir de notre sortie, il y a tout juste deux jours. Souvenir que je voudrais oublier.
Le silence nous entoure. Un silence oppressant que je voudrais combler, mais hélas, je n'en ai pas les capacités.
— Je suis désolé, finit-il par lâcher.
Je ne trouve rien à dire et me contente de secouer la tête en détournant le regard de son reflet.
— Ce n'est pas ce que j'avais envisagé.
Moi non plus.
— Mais...
Ma tête se relève et mon corps pivote.
— Mais ça là, dit-il en nous désignant tour à tour, ce n'est pas possible.
— Pardon ? dis-je dans un rire empreint d'amertume.
C'est lui qui me demande de rester et maintenant il voudrait que je parte ?
— Tu vas pourtant devoir faire avec. Ma demande de transfert a été refusée. Tu as signé ma convention, je reste, lâché-je sûre de moi.
Je passe devant lui et me dirige vers le bureau, en colère.
— Rha, pas ça ! me gronde-t-il.
Mes pas cessent et je me retourne perplexe.
— Je ne te demande pas de partir, rage-t-il, exaspéré. Je voudrais pouvoir être avec toi Evy... Mais, c'est beaucoup trop compliqué. Toi et moi, on n'est pas du même monde. Tu ne réalises pas les problèmes qu'on rencontrerait si on...
— Arrête-toi là, le coupé-je, fatiguée qu'il me répète ce qu'il m'a déjà dit.
— Je veux être avec toi, mais...
— Mais tu ne peux pas ! J'ai compris ! Arrête de répéter ça sans cesse, le message est passé, je t'assure, débité-je à bout. Maintenant, si tu permets, ma journée est terminée, je voudrais rentrer chez moi, enfin chez toi.
— Je peux te raccompagner.
— Tu peux, mais je ne veux pas, dis-je, faisant écho aux paroles échangées il y a quelques secondes.
Je m'éloigne et pénètre dans le bureau où je récupère mes affaires avant d'éteindre la lumière et de refermer la porte. Je ne le salue même pas lorsque je passe les portes, le laissant seul au milieu de la pièce.
L'air n'a même pas le mérite de m'apaiser tant il est lourd. Les lumières du soleil couchant se réverbèrent sur les buildings vitrés, me forçant à baisser le regard. J'insère mes écouteurs et traverse la rue d'un pas tranquille. Je compte sur la musique pour me calmer, mais même là c'est un échec. J'ai le sentiment que rien ne pourrait y parvenir. Cette journée a été atroce et j'ai envie de hurler à l'idée qu'il m'en reste une quarantaine encore. Je ne mentais pas quand je disais que j'aurais l'impression de mourir si je ne pouvais pas le toucher.
Après m'être douchée et avoir mangé, j'allume mon ordinateur et lance un appel vidéo avec ma mère. La sonnerie ne retentit que quelques secondes avant que son visage n'apparaisse sur l'écran. Une larme roule sur ma joue à cette vision et je l'efface discrètement.
— Mon cœur ? me demande-t-elle, soucieuse.
Je tente de lui adresser un sourire rassurant, mais j'échoue lamentablement et éclate en sanglots. Je voudrais tant qu'elle soit là, qu'elle me réconforte, pourtant tout ce à quoi j'ai droit, c'est à son visage à travers un écran.
Mes rires se mélangent aux sanglots, parce que malgré tout, la voir me fait tout de même du bien.
— J'ai fait n'importe quoi, maman.
Ma mère me regarde interrogative et c'est alors que je lui raconte tout, en passant sur les détails de certains passages. Je lui raconte cette attraction incontrôlable, cette tentative d'éloignement, puis ce qui s'en est suivi. Notre première fois, son rejet, son retour, puis ce week-end hors de tout. Et enfin, la révélation et ce qui en a découlé.
— Bienvenue dans le monde de l'amour, ma chérie, m'annonce ma mère toujours soucieuse, mais également attendrie.
— Ça fait mal... dis-je la gorge nouée.
— Je sais, mon cœur. Tu sais... Avec ton père ça n'a pas toujours été facile.
— Ah bon ? demandé-je étonnée.
Je ne l'aurais jamais soupçonné tant leur amour est évident pour quiconque les regarde.
— Les hommes sont lâches, me confie-t-elle, exaspérée. Ils mentent, parfois, alors qu'il n'y a souvent aucune raison, juste par peur.
J'acquiesce et attends la suite.
— C'est parfois à nous de nous montrer fortes pour eux.
— On ne peut pas être ensemble, lâché-je, dépitée.
— Qui le prétend ?
— Lui.
Ses yeux se lèvent au plafond et elle secoue la tête frénétiquement. Ses cheveux grisonnants sont retenus lâchement par un élastique et elle remonte les lunettes qui tombent sur l'arête de son nez. Malgré le temps qui passe, ma mère est toujours la femme la plus belle à mes yeux.
— Rien n'est jamais impossible.
Ces mots me réconfortent, même si j'ai du mal à les croire.
— As-tu pardonné son mensonge ?
Je crois. Enfin disons qu'il a vite été occulté par le reste. Peut-être l'aurais-je rejeté s'il ne m'avait pas dit que nous deux c'était impossible. À présent, je veux ce qui n'est plus à ma portée.
Ma mère devine ma réponse et son visage se fend d'un sourire compatissant.
— Que fais-tu dans trois semaines ? me demande-t-elle brusquement.
— Euh... rien. Enfin, je serai ici.
Ma mère s'agite sur sa chaise tout en tapant dans ses mains.
— Parfait ! On prévoyait d'aller faire un tour du côté de New York, alors voilà. Chéri ! hurle-t-elle à l'attention de mon père. Je réserve des billets pour aller voir notre bébé.
Je ris devant sa mine tout excitée et souris de gratitude. Trois semaines et ils seront là.
Nous parlons une heure de plus et planifions, joyeuses, ce que nous ferons pendant leur séjour. J'ai vraiment hâte de les voir. C'est le cœur regonflé à bloc que je coupe la conversation et que je m'endors.
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