26. #You

Nous sommes sur la terrasse et nous nous délectons du pique-nique que j'ai préparé. Par délecter, je veux dire que de toute façon, nous n'avons pas le choix. Je savais que je n'avais aucun talent culinaire, mais à ce point-là, c'est catastrophique. Heureusement, nous avons la bière. J'en attrape une à l'autre bout de la nappe et me satisfais du regard d'Eliot rivé sur mon postérieur, sa propre bouteille en suspens. Je ne porte rien d'autre que ma petite culotte et son t-shirt.

— Eliot ?

— Hmmm ? me demande-t-il sans détourner les yeux.

— Tu baves, murmuré-je.

— La faute au morceau de viande qui se balade délibérément sous mes yeux.

Mes yeux se lèvent au ciel et je retiens un rire puis remets à l'abri mon fessier.

— Parle-moi de ta vie chez toi, me demande-t-il tout à coup.

En soi, c'est normal qu'il s'intéresse à moi, mais à chaque fois qu'il le fait, ça me surprend. Comme si c'était quelque chose d'aberrant que quelqu'un comme lui puisse vouloir en savoir plus sur une fille comme moi.

— J'ai grandi dans le Missouri.

Il attend la suite en arquant un sourcil, mais honnêtement je ne sais vraiment pas quoi dire de plus.

— Ça, tu me l'avais dit. Développe.

— À O'Fallon, précisé-je. Honnêtement, je ne vois pas ce qu'il y a à dire de plus. Je suis fille unique. Mes parents, enfin surtout ma mère, sont barges, mais ils se soignent. J'ai grandi entourée de beaucoup d'amour. J'ai eu une adolescence normale, je suppose, énuméré-je. Il n'y a vraiment rien de plus à dire.

— Laisse-moi deviner, par adolescence normale, tu veux dire que tu étais populaire et cheerleader. Et tiens, je parie que tu devais sortir avec le beau quaterback.

Un rire sonore sort de ma bouche. Il ne peut pas être plus loin de la réalité.

— Pour la popularité, certainement pas, mais je n'étais pas non plus un paria. Et non, je n'ai aucune souplesse, donc cheerleader, impossible.

Je passe sur la question des petits amis. J'en ai eu un, un seul. Il a compté, beaucoup, mais comme tout le monde, nous avons grandi. L'amourette de jeunesse a pris fin à l'éclosion de nos vies.

— Aucune souplesse, ce n'est pas ce qu'il m'a semblé tout à l'heure ni les autres fois d'ailleurs, je dirais même que tu es hyper malléable, me lance-t-il provocateur.

Je rougis instantanément et m'approche de lui pour plaquer ma main sur sa bouche. Son rire vibre contre ma paume. Enfoiré, ça l'amuse.

— Ça te fait rire ?

Il secoue la tête à la négative puis lève sa main pour promettre qu'il n'en rajoutera pas. Je retire ma main alors qu'il commence à la mordiller et reste près de lui. Je ne m'éloigne pas pour profiter des caresses qu'il prodigue à mes jambes.

— Et toi ? Tu m'as dit que ton père était mort..., osé-je.

— Je... Je n'ai pas envie d'en parler.

J'acquiesce, respectant totalement son mutisme. Il attrape sa bouteille posée sur le sol et en avale une grosse gorgée.

— Une petite-amie ? dis-je sur un ton plus détendu.

Je ne veux pas que ma curiosité gâche notre soirée qui, jusque-là, se déroulait très bien, alors je tente d'aborder un sujet moins délicat.

— Ouais..., soupire-t-il. Ma meilleure amie. On a grandi ensemble, alors ça nous a paru évident.

— Pourquoi ça n'a pas duré ?

Je mords ma langue, regrettant aussitôt ma question.

— Parce que ça ne faisait que paraître évident, mais ça ne l'était pas. Rien ne l'était.

— Et depuis ?

Bon Dieu, Evy !

— Depuis ?

— Tu en as eu d'autres ?

— Aucune que j'ai eu envie de sculpter, me dit-il sérieusement.

Mon cœur bondit à cet aveu et, pour la première fois de ma vie, j'ai le sentiment d'être spéciale, unique.

Nous poursuivons la soirée sur des conversations plus légères. Je n'ose pas lui poser des questions personnelles, à chaque fois, j'ai peur qu'il ne se renferme. Il ne se dévoile presque pas, alors je me contente de ce qu'il me donne. Quand il se sentira prêt, il le fera. Nous n'abordons que nos hobbies, nos connaissances générales, mais rien de très personnel. Par moment, je raconte une anecdote de mon enfance, il sourit toujours, mais ne rit jamais, comme s'il était sur la réserve.

Quand il se fait tard, nous rassemblons les restes et la vaisselle.

— Tu ne m'as jamais dit pourquoi tu avais choisi l'argile, lui dis-je alors.

Quand on en avait parlé pendant le trajet pour venir à New York, il ne m'avait donné que peu d'informations.

— Ce n'est pas tellement moi qui l'ai choisie. Mais plutôt elle qui l'a fait. Après la mort de mon père, un artiste m'a tout enseigné, j'y ai pris goût et je n'ai plus arrêté.

Dans ma tête, j'ai l'impression d'être Charlie Eppes, des chiffres et des dates se croisent et se décroisent.

— Eliot ?

— Hmm ?

— Voilà, commencé-je, honteuse. Je ne comprends pas... Si tu as commencé à sculpter à quinze ans, comment des sculptures peuvent dater de quatre-vingt-quatorze ?

Dans un premier temps, je le sens se raidir, puis son regard se rive au mien.

— Il n'y en a qu'une et on fait dire ce qu'on veut à une œuvre, une inscription et le tour est joué. Celle dont tu parles n'est pas de moi, s'agace-t-il. De plus, internet regorge de fausses informations. Choisis celles dont tu veux te servir, Evy. N'écoute surtout pas tout ce qu'on peut te raconter, ajoute-t-il froidement.

J'acquiesce, mais sa réponse m'a légèrement refroidie. J'ai l'impression qu'il me traite de naïve, influençable. C'est peut-être le cas, mais qu'il le sous-entende me blesse un peu.

Nous pénétrons dans son salon, les bras chargés. Mes pieds nus foulent le pavé marbré, puis nous déposons les déchets dans la cuisine. Elle est immense, digne des revues spécialisées dans la décoration, mais à la façon dont elle est rangée, je devine qu'il s'en sert peu.

Je mets nos couverts et assiettes dans le lave-vaisselle, puis dispose les bouteilles en verre dans le bac prévu à cet effet. Je n'ose pas le regarder alors qu'il me fixe les bras croisés. Je m'agite et termine de ranger ce qui doit l'être. Lorsqu'il n'y a plus rien à faire, je me sens un peu gauche. Je ne sais pas si je dois rentrer à l'appartement ou s'il veut que je reste avec lui. Je lui fais enfin face et lui adresse un sourire pincé.

Je ne sais pas quoi faire de mes mains devenues inutiles et les coince sous mes bras. J'observe nerveusement l'horloge au-dessus de sa tête.

— Pressée ? me demande-t-il.

— Non, c'est que... bafouillé-je.

En deux pas, il franchit la distance qui nous sépare et mordille mon cou en riant. Il est conscient de l'effet qu'il me fait à chaque fois. Je tente de le repousser, mais sa bouche proche de mon oreille m'en empêche. Il lui est trop facile de me faire oublier. Et c'est le cas à cet instant. J'oublie mes questions, ma vexation.

*

Enroulée dans le drap, je me suis réveillée il y a quelques secondes. La place à côté de la mienne est froide, signe qu'il a déserté le lit il y a déjà un moment. Mes doigts viennent délicatement masser mes paupières encore alourdies. Je me redresse, puis cligne à plusieurs reprises les yeux. Eliot est là, dans un fauteuil face à son lit, un verre à la main.

Mes sourcils se froncent lorsque je me rends compte qu'il me fixe sans ciller.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— J'avais besoin d'un verre, dit-il en me désignant celui qu'il tient dans sa main.

« Vous buvez souvent ?

— Quand ça ne va pas... »

Je ne prétends pas avoir le pouvoir de le guérir ni de lui suffire, mais étrangement, ce souvenir ressurgit et me blesse.

Je me contente d'acquiescer parce que je ne sais pas quoi lui dire. Lui poser des questions serait inutile, il n'y répondrait pas. Le sermonner serait bien pire. Je ne suis personne pour lui faire la leçon sur une dépendance à l'alcool.

— Je suppose alors que ça ne va pas.

Ce n'est pas une question, juste une constatation.

— L'histoire de ma vie, me répond-il, l'air indifférent.

Comme ce jour-là.

J'ai l'impression que les dernières vingt-quatre heures ont été balayées en quatre phrases. Je retiens ma colère et ma peine. Nos regards s'affrontent. Malgré la pénombre, je devine que le sien n'a rien de doux. Le mien est plein de rancœur. Il me blesse et je voudrais lui faire de même, mais je n'ai pas les armes pour cela.

Son dos quitte le dossier et le mien s'éloigne instinctivement.

— Tu as peur de moi ? murmure-t-il.

Je n'en sais rien, après tout, je le connais peu.

— Je vais rentrer chez moi, enfin tu m'as compris, finis-je par lâcher après quelques secondes de silence.

— Non..., tente-t-il.

Je secoue la tête devant l'absence de conviction qu'il y a mise.

— Evy... Je...

J'attends, mais rien ne vient. Plus je le fais, plus mon cœur bat comme s'il anticipait une collision.

— Tu me fais tout remettre en question.

Mes sourcils se froncent. Tout remettre en question ? J'ai quitté ma ville pour le suivre jusqu'à New York.

— Je...

Voyant qu'il ne poursuit pas, je me redresse. Je ne vais pas attendre qu'il ait le courage de parler, je n'en ai aucune envie. Je m'enroule autour du drap, puis vais m'enfermer dans la salle de bains. Tremblante, je me rhabille. Je ne regarde même pas mon état dans le miroir. Après tout, je n'ai que deux étages à descendre. Lorsque je ressors, il s'est déplacé jusqu'au lit. Je dépose le drap sur le fauteuil puis me baisse pour ramasser mes chaussures.

— Evy...

Je ne lui réponds même pas lorsque je quitte sa chambre. Je traverse le salon, puis le couloir menant jusqu'à l'entrée.

— Evy ! hurle-t-il à travers le couloir.

— Quoi ? m'énervé-je en faisant volte-face.

— Où vas-tu ?

Je retiens une réplique sarcastique, elle ne ferait qu'envenimer la situation.

— Je rentre.

— Pourquoi ?

Le fait qu'il soit étonné décuple ma colère et me pousse à le provoquer.

— Tu ne vas pas bien, visiblement tu préfères boire, plutôt que de me parler, plutôt que de te confier. Je suis là, mais tu ne me laisses pas l'opportunité de t'aider. Alors je vous souhaite une bonne nuit à toi et ton verre !

— Tu vas partir pour ça ? me demande-t-il amèrement.

— Je pars parce que, comme un psychopathe, tu m'observes quand je dors. Tu t'es pris pour Joe Goldberg ?

— Je devais réfléchir, s'excuse-t-il.

— Réfléchir à quoi ? Je ne remets rien en question dans ta vie Eliot, tu ne m'en laisses même pas la possibilité. J'ai quitté ma ville, je t'ai suivi jusqu'à New York.

— Tu aurais été bête de refuser un stage pareil, s'exclame-t-il, choqué.

— Parce que tu crois que c'est pour ça que je suis venue ? Pour un stage ?

S'il le pense, c'est qu'il est encore plus naïf que moi. Lui comme moi savons que ma décision n'était pas professionnelle. Je me retourne, parce que je n'arrive pas à soutenir son regard qui me crie de rester.

— Attends..., me supplie-t-il lorsque ma main se pose sur la poignée. S'il te plaît...

Ma tête se baisse et je soupire, le cœur ballotté entre deux sentiments. Le besoin d'en savoir plus et la peur de ce qu'il pourrait me dire.

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