24. Sa journée

Eliot :

Je déteste le métro new-yorkais. Me mêler à la foule, ce n'est pas mon truc. J'aime mieux le confort de mon véhicule. Pourtant, je me surprends à apprécier ça en observant Evy. Il est évident qu'elle déteste ça tout autant que moi. Je la regarde de haut, tentant de masquer mon sourire.

— On regrette son choix ? la taquiné-je.

— Absolument pas.

Elle ne m'aura pas. Le wagon est bondé, pas étonnant pour un samedi après-midi. Les gens se bousculent pour entrer ou sortir et nous sommes ballottés de droite à gauche depuis près d'une heure. La façon dont son nez se fronce est assez explicite, elle déteste ça. Moi, je me sens étriqué et je crois même qu'une grand-mère a essayé de me peloter.

Je lève le nez pour vérifier notre avancée et suis soulagé lorsque je constate qu'il ne nous reste que quelques stations pour arriver au centre commercial qu'elle a choisi, je devrais être capable de prendre sur moi jusque-là. Je regarde de travers un gars qui lorgne ma copine d'un air un peu trop affamé et il détourne le visage lorsqu'il me voit faire. Bien... Bonne réaction.

Quand enfin nous sortons, il est l'heure de manger. Evy m'attrape par le bras et m'entraîne à travers les rues, à la recherche de l'endroit parfait où manger. Un sourire satisfait sur les lèvres, je détache sa main de mon bras et entremêle nos doigts. Sa peau laiteuse se retrouve vite marquée par sa gêne, mais elle détourne le regard pour poursuivre notre expédition. Nous marchons d'un pas plus calme, nous profitons du beau temps, de cette parenthèse loin de Manhattan et de la galerie. Quand un bâtiment tagué lui plaît, elle le photographie, mais ne manque pas de récupérer ma main dès que c'est fait. Nous parlons peu, mais j'apprécie l'observer, la découvrir, elle et ses différentes réactions.

Elle s'émerveille devant une fresque murale, devant un bâtiment typique du Bronx, mais ce qui me fascine le plus, c'est la façon dont elle observe les gens, la vie. Elle rit lorsque deux jeunes se chamaillent, s'émeut devant un couple âgé se tenant la main et les chiens, n'en parlons pas. Visiblement la race canine a un succès fou auprès d'elle. En revanche, elle fait ça avec réserve. Comme si elle observait un spectacle en tant que simple spectatrice, parce que lorsque les gens tentent de l'approcher, elle fuit. Je sais qu'elle ne s'en rend même pas compte, mais son manque de confiance en elle la coupe des autres.

Après avoir mangé un burger dans un pub, nous passons la journée à explorer les dix étages du Maly's. Elle en profite pour s'acheter quelques vêtements, qu'elle refuse que je paie. Je n'insiste pas. La journée se passe bien jusqu'ici, je serais stupide de vouloir gâcher ça. Nous passons près d'un kiosque et j'accélère le pas, en le masquant à sa vue, puis je l'entraîne dans le magasin de décoration.

Là-bas, elle achète des plantes « increvables », d'après ses termes, puis quelques objets pour égayer l'appartement. Cette fois-ci, je règle. Hors de question qu'elle investisse pour un appartement qui ne lui appartient pas.

Nos achats effectués, nous nous retrouvons les bras chargés et j'attends patiemment, mais sans masquer ma satisfaction, ses directives.

­— Quoi ? me demande-t-elle.

— On fait comment maintenant ?

Ses yeux se révulsent et bon Dieu ce que j'ai envie de l'embrasser pour éviter qu'elle débite la connerie qui menace de sortir de sa bouche.

— On va prendre un taxi.

Et voilà.

— Tu sais combien ça va te coûter ?

Parce que je sais très bien qu'elle refusera que je le fasse. C'est sa journée, elle me l'a suffisamment répété.

— Combien ? ose-t-elle craintive.

— Beaucoup. Passe-moi mon téléphone.

Elle trifouille dans ma veste en cuir et le sort pour me le tendre. Mes sourcils se haussent pour lui faire comprendre qu'en l'état, je suis incapable d'appeler qui que ce soit.

— Appelle Calvin.

— On ne va pas le déranger.

— C'est son boulot, Evy...

Elle hausse ses épaules, peu convaincue. Si elle croit que je lui mens, elle se trompe. C'est son job et il est plutôt bien payé même. La preuve, pour me supporter c'est que le salaire en vaut le coup. Elle lui indique où nous trouver puis nous nous dirigeons vers un banc où nous décidons de patienter. Evy ne peut plus réprimer son air réjoui.

— Satisfaite ?

— Ose dire que tu n'as pas aimé cette journée, s'agace-t-elle.

— Je n'ai pas prétendu le contraire, me vexé-je.

À l'écouter, on dirait que j'ai été exécrable. Oui, je me suis plaint de la foule, mais je le fais aussi dans mon monde. Je n'aime pas les gens, qu'ils soient modestes ou riches.

— Merci, finit-elle par me dire en ancrant ses yeux aux miens et en replaçant la casquette de baseball qu'elle m'a offerte.

Je l'observe, l'analyse. Ses grains de beauté, la fossette unique qui se trouve sur sa joue droite et qui n'apparaît que lorsqu'elle sourit franchement, puis surtout ses yeux. Ils reflètent la bonté de son âme. Evy est entière, passionnée et sincère. Elle ne fait jamais semblant de rien. Certains pourraient dire qu'elle est trop lisible, mais c'est ce que j'aime chez elle, elle ne triche pas. Dans mon monde, le mensonge est la clé de tout, j'ai peur qu'elle s'y perde, qu'elle apprenne à jouer comme je le fais, moi. Je pourrais être altruiste et la laisser tranquille, mais je suis un égoïste et je vais me contenter de profiter du temps qu'elle m'offre.

— Tu as une idée pour ce soir ? demandé-je pour couper court à mes pensées.

— Je suis trop épuisée pour la promenade et le hot-dog, mais je pensais qu'on pourrait faire un genre de pique-nique, sur le toit... Se faire des sandwichs et... Je ne sais pas, tu as des jeux de société ? ajoute-t-elle tout excitée.

Des jeux de société ? Sérieusement ?

— Défronce tes sourcils, c'est ma journée, râle-t-elle.

— Je n'ai pas ça, non, mais Calvin devrait pouvoir nous trouver ça.

— Oublie..., s'exaspère-t-elle. On fera ça à ma manière.

— À ta manière ? m'inquiété-je aussitôt.

— Oui, je trouverai une activité, tu n'auras pas voix au chapitre.

*

Je l'observe depuis dix minutes s'affairer sur ma terrasse. Elle lisse une nappe sur le sol, puis, agenouillée, dépose les sandwichs et amuse-bouches qu'elle a préparés. Adossé à la baie vitrée, je l'observe faire. J'ai tenté de l'aider, mais c'est sa journée. C'est elle qui me l'a dit. Encore.

Mon téléphone, dans la poche arrière, se met à vibrer. Je l'en extirpe et, tout en portant la bière à mes lèvres – ça faisait plus pique-nique, selon elle -, j'observe l'écran. Mon regard passe nerveusement d'Evy à mon téléphone. Mon ventre se tord et ma poitrine se comprime. J'ai l'impression d'être sur le point de me faire griller, alors je refuse l'appel. Je refuse de lui parler. Pas maintenant.

­— Tout va bien ? me demande-t-elle.

Toujours agenouillée, elle me donne envie de tout faire, sauf discuter. Je voudrais occuper sa bouche plutôt qu'entendre ses questions. Mais c'est Evy, alors je me contente de hocher la tête.

— Tu devrais répondre.

Tellement perdu dans mes pensées, je n'ai pas senti le téléphone vibrer à nouveau dans ma main. J'acquiesce puis entre dans mon salon. Je le traverse, puis m'enferme dans ma chambre.

— Papa, le salué-je froidement.

— Comment vas-tu, fils ?

Je ne réponds rien, il s'en contrefout.

— J'ai appris que tu avais une nouvelle assistante. Celle-ci durera combien de temps ? se moque-t-il.

Je ne sais pas qui lui a donné cette information, mais ça n'a aucune importance. Il se débrouille toujours pour tout savoir.

— Janis rentre bientôt.

Je ne sais pas si c'est une question ou simplement une information, je me contente de garder le silence.

— N'oublie pas la collecte de fonds.

Ce n'est pas comme si je pouvais le faire. J'entrouvre la porte et, d'ici, j'aperçois ma terrasse. Accoudée à la rambarde, Evy m'attend.

— Je dois te laisser.

J'ai bien plus intéressant à faire que de discuter avec mon paternel.

— Avant toute chose, ajoute-t-il, emmène-la avec toi. Ça pourrait être divertissant.

Un rire guttural sort de ma gorge à sa requête.

— Ce n'est pas une invitation, ajoute-t-il sèchement.

Puis il raccroche. Juste comme ça ? Je me gratte nerveusement la tête en me retenant de balancer mon portable à travers la pièce. Quel connard, quel putain d'enfoiré. Je maudis la vie de me l'avoir donné pour père. Si je pouvais me rebeller, je le ferais, mais j'en suis incapable. Je n'ai jamais pu. Je fais les cent pas, j'ai besoin de reprendre mon calme avant de la retrouver. Je voudrais lui parler, maintenant. Mais j'en suis incapable. Le soir du vernissage était le seul moment où j'aurais pu tout lui dire, mais quand j'ai compris qu'elle n'en avait rien su, que personne ne lui avait parlé de moi, je m'en suis satisfait.

Je suis un menteur, ce n'est pas nouveau. Je triche, souvent. Quand, avec les autres, c'était par jeu, j'ai l'impression, qu'avec elle, c'est par nécessité.

De légers coups se font entendre contre la porte, je me fige, puis me recompose un masque assuré. Je n'ai pas envie qu'elle doute de moi ou que sa soirée soit gâchée. Je l'ouvre et une Evy un peu mal à l'aise s'agite sur ses jambes.

— Tout va bien ?

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