19. Une incertitude

Eliot s'est absenté la matinée et j'en ai profité pour finaliser les dernières commandes pour l'exposition qui aura lieu dans exactement une semaine. Je serai en week-end dès ce soir et je compte bien profiter de ces deux jours de repos pour aller m'acheter une robe pour cet évènement visiblement très attendu.

J'observe avec attention le plan de la salle d'exposition, puis me dirige, documents en main, jusqu'à l'atelier. Voir chacune des œuvres me permettra de pouvoir visualiser leur emplacement. Il a pensé que ce serait un bon exercice pour moi : les étudier et voir comment chacune pourrait mettre en valeur les autres. Habituellement, l'artiste donne ses directives, mais étant donné qu'il s'agit de lui, il m'a donné carte blanche. Cet exercice est légèrement angoissant, mais aussi passionnant.

Je tire sur la poignée puis allume la lumière avant d'y entrer. Je note les numéros de chacune de ses sculptures et leurs caractéristiques. Avec du recul, je me rends compte que chaque visage qu'il a sculpté est marqué. Que ce soit par l'âge, les coups ou les cicatrices. On est bien loin des sourires que j'ai l'habitude de façonner. C'est beaucoup plus sombre, plus dramatique. Mais ce qui me fascine le plus, c'est l'intensité que dégage chacune des œuvres. Elles semblent si réalistes que c'en est incroyable.

Je regarde autour de moi pour les compter et pose mes documents afin de retirer l'appareil photo instantané, retenu à ma nuque par un cordon. Une à une, je les photographie et à chaque fois, un polaroid en sort sur lequel je note le numéro de l'œuvre.

Le travail terminé, je quitte l'atelier et retourne à mon bureau. Je dépose les photos les unes à côté des autres. J'étale le plan et les dispose de façon aléatoire. Je les échange ensuite pour avoir le meilleur rendu possible, mais je n'arrive jamais à être satisfaite par le résultat obtenu. Comme s'il me manquait quelque chose. Les portes en verre de l'entrée se referment et des bruits de pas claquent sur le sol pavé.

Eliot pénètre dans mon bureau en soupirant de lassitude.

— Dure journée ? demandé-je sans lever le nez de mon travail.

— Ne m'en parlez pas, s'amuse-t-il. Et la vôtre ?

Je hausse les épaules. Elle était longue et, même si c'est passionnant, sculpter me manque, mais je ne le lui dirai pas. Depuis notre dispute dans le magasin il y a trois jours, nous parlons peu. Nous nous contentons de banalités purement liées à la galerie.

Nous sommes tous deux sur la réserve, sachant que notre relation est remplie de tensions. Autant éviter d'allumer la mèche. Je me suis surprise à l'observer à la dérobée et à regretter les jours où sa présence me semblait presque suffocante.

— Vous vous en sortez ? demande-t-il en contournant le bureau.

— Difficilement... grogné-je.

Comment le laid peut-il être mis en valeur ?

— Pourquoi ce thème-ci ? demandé-je, curieuse.

Il se pose sur le bureau puis croise ses bras.

— Vous voulez que je vous explique ?

— Bien sûr, oui, avoué-je sincèrement.

À ces mots, il se relève et m'attrape le poignet. J'ignore les frissons qui parcourent mon corps lorsque nous contournons le bureau. Nous quittons la pièce pour retourner dans l'atelier et, enfin, il me libère. Eliot ouvre la porte, puis récupère dans un tiroir une pile de photos semblable à la mienne. Il les prend une à une et les dispose devant ses œuvres. Je ne comprends pas exactement ce qu'il fait, mais je l'observe faire sans commenter.

— Je n'ai pas sculpté des gens réellement défigurés, finit-il par m'expliquer. Je n'ai fait que montrer que, sous les apparences, certains sont plus amochés qu'on ne le croit. Tenez, regardez celle-ci.

Mes doigts viennent saisir la photo qu'il me tend et je la compare à son œuvre. La femme sur la photo a l'air plutôt bien conservée pour son âge. Elle est élégamment coiffée et maquillée, pourtant la sculpture représente une femme à l'apparence plus vieille, plus fatiguée et beaucoup plus triste.

— Magdalena, une femme très agréable, m'annonce-t-il, songeur. Sa fille de quinze ans est décédée d'une overdose le soir de son bal de promo. Elle a œuvré pour la lutte contre le fléau des drogues et s'est tellement investie que son mariage en a pâti, même si je dois avouer que son mari était un gros connard. Il s'est tiré avec sa secrétaire et ses millions.

Je me retourne vers lui, effarée par ce qu'il me raconte.

— Elle a continué, jusqu'à s'épuiser la santé. Un cancer du sein l'a forcée à lever le pied.

Je reste horrifiée par ce récit.

— Elle s'en est sortie, me rassure-t-il. Mais je pense qu'intérieurement, elle ressemble plus à ma sculpture qu'à cette photo.

Je contemple la photographie et j'ai de la peine pour cette femme que je ne connais même pas. Je suis flattée d'être dans la confidence, d'apprendre ce qui se cache derrière chaque visage, chaque œuvre. Je repose respectueusement la photographie à sa place.

— Lui, c'est Thomas, reprend-il en s'avançant jusqu'à la sculpture suivante.

J'observe la photo sur laquelle un homme sourit, confiant, presque trop même, à l'objectif. Sur la sculpture en revanche, c'est tout autre chose. Sa bouche forme une grimace horrifiée et par endroits son visage est gonflé, tuméfié. En m'approchant un peu, je perçois de nombreuses cicatrices.

— Il a été battu par son père jusqu'à ce qu'il fuît son domicile. Il s'est construit une vie digne, me dit-il fièrement. Il réussit, plutôt bien même. Mais ce qu'il a enduré... Ça ne partira jamais. Quand il s'observera dans le miroir, il continuera de voir ces hématomes. Toute sa vie, il se souviendra de ce qu'il a subi en se demandant pourquoi lui.

Mes mains tremblent à l'entente de ces récits. Un à un, il me raconte leur histoire, leurs déboires et la vie qu'ils ont réussi à construire malgré tout. Je ne me sens pas légitime parce que moi, je n'ai jamais souffert et je pense que s'il devait me sculpter, ma représentation serait en tout point semblable à celle que je suis en vraie.

— Vous les connaissez tous ? demandé-je, curieuse.

— On ne connaît jamais personne.

Je ne peux qu'acquiescer, parce que j'en ai fait l'amère expérience avec Jenny. Il a parfaitement raison. On ne connaît jamais totalement quelqu'un, on peut juste chercher à deviner ce qui se cache derrière ses sourires, ses fuites, ses mots, sans jamais être sûr de rien. C'est un peu ce qu'est Eliot à mes yeux : une incertitude.

Voyant que j'ai tout ce qu'il me faut, je le laisse dans son atelier et retourne à mon bureau. Après avoir entendu toutes ces histoires, il me faut moins de cinq minutes pour trouver la disposition idéale. Je colle chacune des photos sur le plan et me dirige fièrement avec mon document jusqu'à l'atelier.

Eliot est en train de grogner lorsque je rentre. Les manches relevés, les mains pleines d'argiles, ses muscles se contractent à chaque mouvement de ses doigts. Mon souffle se coupe devant cette vision. De là où je suis, je peux voir sa bouche former une grimace insatisfaite puis, un outil dans les mains, il ôte de la matière. Il semble tenter de façonner un visage, mais visiblement, le résultat ne le satisfait pas. Je ne l'avais jamais vu sculpter et je dois dire que c'est hypnotisant. Je déglutis et ignore l'étrange vague qui déferle dans mon ventre. Comment nourrir mon imagination... Il soupire, las, puis jette l'outil qui atterrit à mes pieds, me faisant sursauter. Mon petit hoquet doit lui signaler ma présence puisqu'il se tourne vers moi.

Je me racle la gorge, gênée de l'avoir observé ou plutôt dévoré des yeux, et dépose le plan sur le meuble au fond de la pièce. Je ne voudrais pas le tacher en le posant sur l'établi. Puis, je le salue gauchement sans oser affronter son regard.

— Evy...

Mes pas se figent à l'entente de mon prénom. Depuis l'autre jour, il ne l'a plus prononcé. Tremblante, je me retourne et lève mes yeux pour plonger dans les siens.

— Oui, murmuré-je faiblement.

Il quitte son tabouret et se gratte nerveusement la tête. Mes sourcils s'arquent dans l'attente de ce qu'il va me dire.

— Je peux vous sculpter ?

Un frisson me parcourt lorsque son regard s'assombrit. Me sculpter ? Si je devais me montrer raisonnable, je déclinerais. Mais plutôt que d'écouter ma tête, j'écoute mon cœur et acquiesce d'un léger mouvement de tête en déglutissant.

Puis mon cœur tressaute lorsque je pense comprendre ce que cela implique. Va-t-il me toucher ? Comme je l'avais fait moi ? Parviendrai-je à ignorer mes pulsions ? Cette situation me terrorise et, pourtant, je le suis quand il se dirige vers son tabouret.

L'air de la pièce s'est raréfié, j'ai le sentiment d'en manquer. Comme si cette simple question avait tout aspiré.

Il se retourne pour me faire face, s'assoit et attrape mes poignets. D'une simple pression, il m'invite à me rapprocher de lui. Ce que je fais comme hypnotisée. Je suis entre ses jambes, ce qui est encore plus horrible que la dernière fois. J'ignore l'inconvenance de notre position, mais le fuis tout de même du regard. Mes poings se referment pour tenter de masquer mes tremblements. Mon souffle, lui, s'est fait plus court. J'ai peur de ne pas y arriver.

Assis, mon visage est à hauteur du sien. Il libère mes mains, puis ses paupières s'abaissent tout comme les miennes. Mon cœur est en attente... Il ne sait pas s'il doit accélérer son rythme ou plutôt arrêter de battre. Je retiens ma respiration parce que j'ai peur qu'il ne prenne conscience de ma fébrilité.

Un frisson me parcourt lorsque la pulpe de ses doigts frôle enfin mon visage. Sa peau rêche contourne mes pommettes, passe sur mes paupières. J'ignore les fourmis qui surviennent partout où il passe et resserre un peu plus mes poings. Je laisse échapper un souffle, proche de l'asphyxie, puis le retiens à nouveau. Ses mains descendent jusqu'à mon cou et le font tressauter. Elles l'entourent, faisant frissonner ma peau.

La pression s'accentue, délicieuse douleur dont je profite, parce que je sais qu'elle ne durera pas. Qu'il finira par cesser de me toucher et qu'à ce moment-là, je me sentirai vide de lui. Alors que je pense qu'il va me libérer, ses mains restent là où elles sont sans relâcher leur prise. Mes yeux se rouvrent pour le découvrir qui me dévisage et l'intensité avec laquelle il le fait me percute. Elle m'hypnotise, me manipule. Ses yeux glissent sur ma peau avec une douceur qui me tord le ventre. Je réduis les quelques centimètres qui nous séparent et, comme si j'en avais besoin pour survivre, mes lèvres se posent sur les siennes. Je sens son souffle saccadé contre ma bouche et je devine qu'il lutte tout autant que moi.

— Pourquoi je fais toujours ça ? murmuré-je, ma bouche contre la sienne.

Pourquoi contrairement à vous, je ne peux pas me contrôler ?

— Parce qu'une fois qu'on se touche, l'attirance est irrépressible.

C'est plutôt moi qui ne peux pas la réprimer. Il perçoit mon trouble et enfonce ses doigts dans mes cheveux.

— Je ne me contrôle pas plus parce que je suis plus fort, mais tu le fais moins parce que tu es plus courageuse. Tu viens de faire ce qui me fait envie depuis que je t'ai entraînée dans mon atelier. J'en étais incapable parce que j'ai la trouille, Evy. Parce que je sais que si je cède, je ne pourrai plus m'arrêter.

— Alors ne le fais pas, osé-je.

Parce que je n'en peux plus de résister contre ce courant qui me ramène toujours à lui. Parce que je ne veux plus lutter contre ce besoin qu'il me touche, qu'il m'embrasse, peu importe les conséquences. Je n'ai jamais été aussi sûre de moi.

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