13. Road Trip
Le regard rivé vers l'extérieur, j'observe la ville dans le rétroviseur. Ça y est, je pars. Mon ventre se tord en réalisant que je vais vivre à New York pendant deux mois, près d'Eliot Millers, et travailler pour lui. Les paysages défilent et, à aucun moment, mes mains ne se décrispent, toujours coincées sous mes jambes. Je n'ose même pas fermer le conduit de la climatisation qui me souffle dans le cou. Aucun de nous n'a ouvert la bouche depuis qu'il a déposé mon sac dans le coffre de sa voiture.
De temps en temps, je lance un regard dans sa direction et je constate qu'il semble aussi mal à l'aise que moi. Il se concentre sur la route, sans ouvrir la bouche, sans émettre le moindre son. Finalement, probablement lassé par le silence qui règne dans l'habitacle, il allume l'autoradio et un son un peu Soul s'échappe des baffles. Je profite des notes de musique pour me détendre et retourner à mon observation.
La Géorgie est à présent loin derrière nous et je ne peux même plus observer l'extérieur, la nuit étant tombée depuis un moment déjà. Je retire mes mains, chaudes à force d'être restées coincées sous mes cuisses, et observe furtivement ma montre. Nous avons pris la route depuis bientôt quatre heures et, si je compte bien, il nous reste facilement huit heures de route. La voiture est confortable pour un long voyage, mais je suis si raide que je sais que j'en ressortirai le dos en compote. J'aurais préféré conduire, ça m'aurait au moins évité de cogiter.
Un panneau nous annonce que nous sortons de la Caroline du Nord, puis sa voiture quitte l'autoroute. Je me tourne vers lui, surprise. Pourquoi quitter l'autoroute ? Le trajet n'en serait que rallongé...
— J'ai besoin de mettre de l'essence, m'annonce-t-il en se concentrant sur son GPS.
Oui, bien entendu, suis-je bête. J'opine du chef, le malaise s'étant intensifié dès qu'il a ouvert la bouche. Sa voix me fait vibrer et je m'agace d'être aussi sensible pour si peu. Le véhicule ralentit et nous nous retrouvons dans une station perdue au milieu de nulle part.
— Prenez-vous un truc au distributeur, me dit-il en ouvrant la porte.
Non, il est hors de question que je sorte de cette voiture, mes jambes seraient sûrement incapables de me porter. Je me sens tellement stupide...
Mon crâne se repose sur le dossier de la voiture et j'inspire un bon coup. Mauvaise idée, dans cet espace confiné, son parfum a eu le temps de s'imprégner et de masquer celui du cuir. Je me sens étrangement bien lorsque mes narines s'en regorgent. Son parfum est brut et alcoolisé. C'est habituellement le genre d'odeur qui me révulse, mais pas là, pas chez lui. Je secoue ma tête pour me sortir ces pensées de la tête. Je m'accoude à la portière lorsqu'elle s'ouvre, manquant de me faire tomber. Son bras me retient et je cesse de respirer. Est-ce que je vais avoir l'impression de manquer d'air à chaque fois qu'il s'approchera de moi ?
— Prenez-vous un truc au distributeur, répète-t-il.
— Merci, je n'ai pas faim.
Ma voix est enrouée, probablement due à la climatisation et au fait que je n'ai pas parlé depuis que nous avons quitté Statesboro.
— Très bien, prenez-moi un truc à manger, contre-t-il, un sourire arrogant sur le visage.
Mon regard qui n'osait pas se tourner vers lui s'est dirigé sur ses prunelles. Comme une imbécile, j'acquiesce et tente de sortir de la voiture sans avoir détaché ma ceinture. Il me semble l'entendre rire, mais mon cerveau complètement court-circuité n'est plus conscient de rien. Je quitte finalement le véhicule et me dirige rapidement vers les distributeurs. Mince, je ne sais pas ce qu'il veut. J'observe la monnaie qu'il m'a remise et... Mais qui prend un billet de cinquante dollars pour acheter une simple collation ? Je décide donc de prendre un peu de tout, soda, eau plate, eau gazeuse, sucreries, biscuits salés... Oui, quand je panique j'ai tendance à m'éparpiller.
Mon ventre se met à gargouiller et je décide de retirer quelques pièces de mon portefeuille. Mon choix se porte sur un soda et des bonbons chocolatés. Je rapporte le tout jusqu'à la voiture sans rien faire tomber sur le trajet. Eliot, dos à moi, observe avec attention le compteur de la pompe à essence. Je repose nos provisions sur le siège passager et en profite pour me rendre aux toilettes.
Je grimace lorsque je rentre dans la seule cabine toujours en usage. Je ne suis pas une princesse : le camping, les petits moyens me vont très bien... Les microbes en revanche, j'ai étrangement du mal. Je m'affaire en faisant attention à ce que ma peau ne touche absolument aucune surface et le tout en apnée. Mon affaire faite, je quitte la cabine et me lave les mains, plusieurs fois.
Lorsque j'en sors, je suis détendue et soulagée. Je traverse le parking et le vois. Il attend, bras croisés, adossé à la voiture. Ses yeux se plissent et il ne se détourne pas lorsque je m'approche. Mon dos se raidit et j'accélère le pas pour contourner le véhicule. S'il veut que je sois à l'aise, il faudrait qu'il arrête de me regarder ainsi, comme s'il allait me bouffer. Parce que j'en viendrais à vouloir être un morceau de viande crue. J'ouvre la portière et récupère les provisions pour les déposer dans la boîte à gant, à mes pieds, partout où il y a de la place. Je m'assois enfin, referme la portière et attache ma ceinture.
Étonnée, je me tourne de son côté, il est toujours adossé au véhicule et fume une cigarette. Dans une station essence ? Il va me tuer. Si ça ne tenait qu'à moi, je lui dirais de se dépêcher, on a encore de la route, mais au lieu de ça, je détache ma ceinture et ressors du véhicule.
— Vous voulez que je conduise ? osé-je.
Dites oui, dites oui.
— Monsieur Millers ?
Il se retourne vers moi, les sourcils froncés.
— Eliot, vous pouvez m'appeler Eliot, me donne-t-il pour toute réponse.
Je suppose que ça veut dire non... Et non, il est hors de question que je l'appelle par son prénom. La seule fois où je l'ai fait, c'était dans un moment d'égarement. Je préfère garder cette frontière intacte, que les choses soient claires.
Je n'acquiesce même pas et retourne dans le véhicule, bientôt rejointe par lui. Il s'attache, enclenche le moteur, mais ne rallume pas la radio. Pitié non, pas encore du silence. J'ai besoin que la musique recouvre mon angoisse.
— Parlez-moi de vous, dit-il enfin, brisant le silence seulement rompu par les sons du véhicule.
Surprise, je me tourne vers lui. Je ne sais tellement pas parler de moi...
— Il n'y a rien d'intéressant à dire. Jeune fille du Missouri, je fais mes études en Géorgie.
Voilà à quel point je suis nulle, je ne parle que géographie.
— Et qu'est-ce que Miss Missouri aime dans la sculpture ?
— Vous sauriez me dire ce qui vous plaît, vous ? Ce qui vous fait aimer une œuvre plus qu'une autre par exemple ?
Il ne répond pas et semble réfléchir.
— À part moi, un artiste phare ?
Mes yeux se révulsent face à son ego.
— Rabarama, lâché-je sans réfléchir.
— Epifani ? me demande-t-il pour confirmation. Et qu'est-ce qui vous plaît chez elle ?
Je me gratte la tête et n'ai pas besoin de beaucoup réfléchir pour trouver la réponse.
— Ses œuvres, bien que représentant l'Homme, ont toujours un côté surréaliste, mystique... Je ne saurais l'expliquer. Quand je les regarde, je ne vois pas une personne, mais l'humanité, la Terre, la vie...
Sa tête pivote vers moi et son visage affiche un léger sourire. Je détourne le regard, préférant éviter cette simple dose de complicité. Elle pourrait me faire croire à des choses impossibles.
— Pourquoi avoir choisi l'argile ?
Je suis soulagée qu'il soit celui qui instaure la conversation, s'il avait fallu compter sur moi, on en serait encore à écouter les bruits du bitume dévalant sous le caoutchouc des pneus.
— Je ne sais pas, j'ai connu l'argile avant de savoir ce qu'était un sculpteur. C'était instinctif, je ne saurais l'expliquer. J'aime la façon dont elle glisse entre nos doigts et le fait qu'il y ait un droit à l'erreur. Avec elle, rien n'est irréversible. On peut effacer, recommencer. On peut la remodeler, lui donner l'aspect qu'on veut, terminé-je à voix basse.
Eliot s'est tourné vers moi et l'intensité de son regard est différente de tous ceux qu'il a pu me lancer jusqu'à présent. Il semble chercher une réponse que je suis incapable de lui donner.
— Et vous ?
Son regard ne me quitte toujours pas et, inquiète, je jette un œil sur la route. Si je devais mourir, j'aimerais autant que ça soit après mon stage.
— Il n'y a pas grand-chose à savoir. Rien d'intéressant. En tout cas, je n'en parle pas aussi bien que vous..., lâche-t-il avec amertume.
— Vous n'aimez pas ça ? demandé-je curieuse.
— Il y a beaucoup de choses que je n'aime plus autant qu'avant, Evy.
Je n'aime pas la façon dont il prononce mon prénom, comme s'il me reprochait mon côté passionné. Je suis désolée pour lui, parce que la passion est la chose primordiale dans l'art et dans chaque aspect de la vie. Sculpter sans avoir la flamme me paraîtrait impossible.
— Vous venez d'où ? Vous avez toujours vécu à New York ? tenté-je pour dévier le sujet de conversation.
— Oui, mais comme vous, j'ai grandi dans une famille modeste avec des parents aimants, mon père est mort quand j'avais quinze ans, mais ma mère a fait face, ajoute-t-il voyant que je me suis raidie.
— Elle vit toujours à New York ? demandé-je curieuse.
— Elle vadrouille, jamais longtemps au même endroit, ajoute-t-il en fuyant mon regard curieux.
Je comprends que, là encore, c'est un sujet délicat. Y a-t-il un seul sujet qui ne le soit pas avec lui ?
Nous parlons alors musique. J'apprends qu'il n'en écoute pas souvent, mais qu'il ne s'est jamais arrêté à un seul genre. Il me parle de son adolescence au début des années deux mille. Je me retiens de lui demander pour les sculptures des années quatre-vingt-dix, sentant que le faible lien que l'on tisse est encore trop fragile.
Au bout de deux heures, sa voiture quitte à nouveau l'autoroute. J'observe la jauge d'essence pour constater qu'elle est encore pleine. Nous entrons dans une petite ville, encore animée et je me raidis lorsque je vois que nous arrivons au pied d'un petit hôtel qui me semble, malgré tout, assez chic.
— Je suis fatigué, on reprendra demain, m'annonce-t-il en se massant la nuque.
— Je peux conduire, lui dis-je, gênée de l'avoir laissé assurer la route.
— Vous êtes aussi crevée pour moi. On n'est pas pressés, on va se poser ici et on reprendra tranquillement la route demain.
J'acquiesce, tout de même effrayée par ce qui pourrait arriver.
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