10. Le dilemme

Allongée sur mon lit, j'observe le plafond, incapable de prendre une décision. Depuis hier, je n'ai pas arrêté de changer d'avis. J'y vais, je n'y vais pas. Ce choix est bien trop cornélien. Les heures défilent et je sais que, bientôt, il sera trop tard. La journée s'achève et l'angoisse me tord le ventre. Je suis effrayée de me lancer, mais aussi de rater cette occasion.

Je me redresse et fixe le contrat posé à côté de la note. Je ne peux quand même pas laisser le hasard choisir pour moi, si ? En même temps, si ce n'est pas le destin, ce sera ma lâcheté qui prendra la décision. Je suis sortie de mes réflexions par la sonnerie de mon téléphone et me dépêche de le saisir, espérant voir le nom de Jenny qui n'a toujours pas donné signe de vie... Je suppose que ça finira par lui passer.

Mais ce n'est pas elle, c'est maman. Je décroche, tout de même ravie de lui parler.

— Maman ! m'exclamé-je.

— Bonjour ma chérie. Comment tu vas ? Je suis désolée, avec ton père nous étions très occupés cette semaine.

Depuis que je suis partie, mes parents profitent de la vie et ils ont bien raison. Ils sont donc rarement à la maison.

— Ce n'est rien. Comment allez-vous ?

— Très bien. Et toi ?

— Je fais face à un dilemme, me plains-je.

Je connais ma mère et je sais qu'elle est toujours de très bon conseil. Elle m'aidera à trancher et je suis sûre que l'idée de me savoir à New York ne l'enchantera pas des masses.

— J'ai eu une proposition de stage, ici à Statesboro.

— Et ?

— Et Eliot Millers m'en a proposé un à New York.

Je lui cache bien entendu l'attirance que j'ai pour lui.

— Le Eliot Millers ? Celui dont tu admires le travail ?

Mince, je ne pensais pas qu'elle se souviendrait de ça.

— Celui-là même.

­— Eh bien, en quoi est-ce un dilemme ?

Comment ça ?

— Je te l'ai dit, c'est à New York.

— Et ? Il est beau garçon ?

— Très, avoué-je. Trop.

Le silence se fait à l'autre bout de la ligne. Je l'imagine, ses lunettes au bout du nez, se mordre la lèvre tandis qu'elle réfléchit.

— Alors fonce ! se gausse-t-elle à l'autre bout de la ligne.

— Tu n'es pas censée me dire que je devrais faire attention et refuser ?

— Probablement, s'amuse-t-elle. Mais ce n'est pas ce que je vais faire.

— Tu ne m'aides pas...

Le silence s'installe à nouveau et je sais qu'elle cogite. Ma mère a toujours été différente de celles de mes copines. Oui, elle est parfois inquiète, mais juste ce qu'il faut. Petite, elle me poussait plutôt à escalader qu'à rester au sol. Elle gardait toujours un œil sur moi, mais me laissait m'aventurer. Je n'avais pas peur, je savais qu'elle serait là pour soigner mes bobos. Sauf que là, ce n'est pas une aventure sur le chêne de la propriété familiale et je ne risque pas une simple égratignure au genou...

— Qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce que tu aurais à perdre ?

Mon cœur.

— Je ne sais pas, mais j'ai peur.

— Alors fonce, surprends-toi, ma chérie. C'est une opportunité de rêve, me dit-elle avec douceur.

Voyant que depuis le début de la conversation, nous n'avons fait que parler de moi, je décide de changer de sujet et nous passons le reste de notre discussion à parler de leurs dîners chez leurs amis. Tous les adolescents sont devenus des adultes, ou presque, et ont quitté le domicile parental. Maintenant, ils en profitent tous pour sortir, danser, partir en week-end randonnée. Une seconde jeunesse. Je sais que je manque à mes parents, mais ils sont heureux et s'épanouissent, alors je ne me fais pas trop de souci pour eux.

Après avoir raccroché, mes idées ne se sont pas éclaircies. Je fixe sans relâche le contrat posé sur mon bureau, à côté du morceau de papier. Mes doigts désignent l'un puis l'autre et ma tête chantonne un « ploum ploum » immature, mais nécessaire en cas d'énorme dilemme. Je ne comprends pas ce que je ressens au verdict, si c'est du soulagement ou de la déception. Quoi qu'il en soit, je décide de prendre ma veste et de me rendre chez Jenny. Je veux qu'elle sache que je n'irai pas à New York.

Lorsque j'arrive devant chez elle, je suis surprise de sentir les murs vibrer au son de la basse. La porte entrouverte, je suis déçue de voir qu'elle a organisé une fête sans m'y avoir invitée. Visiblement, elle m'en veut encore plus que je pensais. Je me faufile dans la foule d'étudiants déjà saouls à cette heure-ci... Il est tout juste dix-neuf heures, m'agacé-je, vexée.

Je joue des coudes et me plante sur la pointe des pieds à la recherche de sa crinière rousse. Je ne la trouve pas mais, ravie, je repère le reste de la bande. Je m'approche de Sasha et Maria, enlacés. Je tapote l'épaule de mon amie et la salue, le son est bien trop fort pour qu'elle m'entende.

Son accueil glacial me fait l'effet d'une douche froide.

— Où est Jenny ? crié-je par-dessus la musique.

— Qu'est-ce que tu lui veux ?

— Lui parler, rétorqué-je agacée. C'est quoi ton problème ?

— Mon problème ? Ça fait quoi de piquer le stage de ta pote ?

Pardon ?

— Piquer quoi ? Je n'ai pas...

— Ne nous mens pas, on sait tout. La façon dont tu as dragué Millers pour qu'il te propose le stage.

Mes yeux s'arrondissent de stupeur. Elle leur a dit quoi ? Je la savais en colère, mais manipulatrice ? Non, jamais.

— Et tu l'as crue ? Tu ne me connais pas ?

Je suppose qu'elle lit le trouble et la douleur dans mon regard puisqu'elle semble réfléchir. Je secoue la tête, elle n'en vaut pas la peine ni aucun d'eux d'ailleurs. Je me retourne pour quitter cet appartement, ces gens qui se prétendaient être mes amis.

C'était sans compter sur ma veine puisque c'est le moment que choisit Jenny pour apparaître.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— Alors, comme ça je lui ai fait du charme pour récupérer une place qui t'appartenait ? attaqué-je d'emblée.

Je ne peux plus retenir les larmes et elles coulent. La musique électro qui s'échappe des enceintes rajoute à ma détresse, tant elle détonne. Je baisse le regard sur mes chaussures. Je voudrais oublier cette douleur qui me transperce, je voudrais effacer cette dernière semaine... Comment a-t-on pu en arriver là ?

— Evy..., me dit-elle troublée.

Mes yeux se relèvent, mais la douleur est là, elle s'est insinuée et ne partira pas. Le mal est fait. Je ne suis pas rancunière, pas pour les petits bobos, mais la plaie qu'elle a provoquée ne se soignera pas. À partir de maintenant, je douterai de tout, de ce que je représente pour elle. Je l'imaginerai colporter des rumeurs dans mon dos à la moindre occasion. Voilà le problème avec la manipulation, elle nous prive de la confiance.

Je sèche mes larmes et décide que si elle m'a fait mal, je peux en faire de même.

— Je pars à New York, demain. Mais rassure-toi, tu n'aurais de toute façon pas eu la place. C'est moi qu'il voulait, pas toi.

Mon amie se recule, stupéfaite que je me montre aussi arrogante, pourtant c'est elle qui l'a voulu. Je la bouscule et sors de l'appartement. Une énergie nouvelle m'habite, je n'ai pas peur, plus maintenant. Cette opportunité, personne ne mérite que je la gâche, surtout pas elle.

Je quitte son appartement et me retrouve rapidement hors de l'immeuble. L'humidité me saisit la gorge, elle me donne l'impression de suffoquer. L'adrénaline provoquée par cette dispute me rend fébrile. Je traverse la rue et m'éloigne de celle que je considérais comme une amie. Mon téléphone sonne, un coup d'œil m'informe que c'est Jenny, je lui raccroche au nez, sans lui avoir parlé. Elle insiste. Quoi ? Maintenant elle voudrait me parler ? Après m'avoir ignorée depuis quelques jours...

[Je dois te parler, c'est urgent. S'il te plaît.]

Je verrouille mon téléphone, moi aussi j'avais besoin d'elle, mais elle n'a eu que faire de mes suppliques. Elle les a ignorées. Toutes.

[Je suis au parc à jeux, j'y passerai la nuit s'il le faut...]

Je referme les yeux, tâchant d'éclaircir mes idées. Je suis de ceux qui ne supportent pas les regrets, je préfère tourner les pages avec clarté, savoir que tout a été fait, tout a été dit. Si pour cela je dois avoir une dernière discussion avec elle, alors soit.

Mes pas me dirigent vers le parc où nous avions nos habitudes lorsqu'après des heures de révision, nous avions besoin de dégourdir nos jambes.

Sur une balancelle immobile, Jenny observe le ciel lorsque je la rejoins. Je suis tendue, ne sachant pas quoi lui dire. Le gravier crisse sous mes pieds, lui signalant ma présence. Jenny redresse la tête et gesticule, visiblement mal à l'aise.

Ne voulant pas la voir, je prends place sur la balancelle située à l'autre extrémité.

— Alors tu pars ?

— Ce soir, affirmé-je.

Un soupir me fait tourner la tête et je suis perturbée par son regard.

— Quoi ?

— Je le sens pas, m'avoue-t-elle. Il y a un truc pas clair chez lui. Je me suis renseignée sur lui et je ne trouve rien, pas une photo, juste celles de ses œuvres.

— Il tient à sa vie privée, voilà tout, lâché-je agacée.

— Evy, je ne sais pas, il...

— Je ne sais même pas pourquoi je suis venue, m'énervé-je en me relevant. Tous ces mystères ne semblaient pas te déranger pas quand tu voulais le stage, non ?

Nos regards s'affrontent et elle acquiesce parce qu'elle sait que j'ai raison.

— Ce n'est pas ça, fais juste attention, s'il te plaît.

Je ne réponds rien et me contente de hocher la tête. Si ça peut lui faire plaisir...

Jenny se redresse et s'approche de moi. Je n'ai pas le temps de reculer qu'elle enroule ses bras autour de moi, tout en s'excusant. Ce contact me hérisse les poils, voilà le prix de la trahison. C'est tellement douloureux que même mon corps la rejette. Elle se détache rapidement et s'éloigne, m'abandonnant dans ce lieu qui a entendu nos plus gros fous rires. Une peine immense me foudroie. Je ressens la fin, la conclusion de quelque chose qui avait compté pour moi. Si on m'avait dit que j'en serais là, il y a une semaine, je n'y aurais pas cru. Pourtant c'est vrai, j'ai perdu ma meilleure amie, mais je sens que je m'apprête à perdre encore plus.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top