PROLOGUE : Lucie-dité
Le désespéré, Gustave Courbet, 1843-5 (autoportrait)
Lucie
N'est-on jamais seul? Lorsque j'y pense, je me rends compte que ça n'a jamais été le cas. Je les entends dans ma tête depuis toujours. Une voix me parle : c'est la mienne. Deux voix me parlent, sont-ce les miennes? Je ne reconnais pas ces voix. Elles ne m'appartiennent pas. Pourtant je leur appartiens. Si je suis la seule à les entendre, cela signifie qu'elles sont uniquement dans ma tête. Pourtant, cela ne signifie pas pour autant qu'elles ne sont pas réelles. Je n'ai rien d'autre dans le crâne que la réalité remise en forme. Je suis une personne très logique. Par déduction, il me semble alors logique de considérer que ces voix font partie de ma conscience et que cette conscience interagit avec le monde qui l'entoure en passant par une interface physique, i.e. moi ! Je ne suis donc pas folle puisque par des déductions logiques j'arrive à prendre une distance réflexive par rapport à un symptôme de démence. Et si cette phrase vous paraît contradictoire, relisez-la ; non pas parce qu'elle vous semblera plus claire mais parce qu'elle fera de vous un fou à mon niveau si vous la comprenez.
Mais tout de même, je les entends et les autres, au-delà du fait qu'ils ne les entendent pas, n'entendent pas de voix dans leur propre tête. Ou peut-être que c'est le cas, et tout le monde se ment. Il reste encore à comprendre la raison de ce mensonge collectif, s'il existe. Si tous entendent des voix, tous devraient le dire. Il y a des choses honteuses du corps et de l'esprit qui sont connues de tous et nous en parlons sans mal. Pourquoi les voix constitueraient-elles une exception? La seule explication réside dans l'impossibilité de prouver que ce phénomène est réel. Il n'y a aucune preuve tangible de ces voix dans notre tête. Elles courent, se glissent et se chamailles dans les entrailles de notre tête mais, malgré ces incessants raclements de cervelle, rien ne se voit à l'IRM. Comment en parler sans preuve?
Argh ! J'enrage. Il est toujours possible que les autres n'en parlent pas parce qu'ils n'en n'ont pas, tout simplement. Cette barrière je ne pourrai pas la franchir tant que je n'en parlerai pas moi-même. Il me faut faire un pas vers l'autre pour en être sûre. En ai-je envie? C'est une bonne question. Pas vraiment, mais il le faudrait. Ou peut-être pas. Pourquoi se forcer? D'ailleurs, si les autres n'ont pas de voix et moi si, pourquoi serais-je pour autant l'aliénée, la folle, dépourvue de sa capacité de penser? Je ne me sens pas folle. Enfin, après tout, c'est ce qu'une folle dirait. Mais vraiment, je vous assure : je ne le suis pas. Les voix que j'entends sont en relation avec le réel. Ce ne sont pas des pures illusions. Mais elles ont aussi un corps qui ne m'apparaît pas toujours, un corps qui peut toucher le mien, un corps bien lourd d'os et de chair pourtant constitué par la légèreté de mon esprit.
En réalité, je pense bien être schizophrène. J'ai vu des psychologues, appris ce qu'ils attendaient de moi et ai calqué mon comportement sur leurs attentes. Ce n'est pas grave. Je le vis bien. Je me sens mieux comme ça. Ma seule douleur vient du silence que j'impose à ces voix. En fait, je n'aime pas être seule. J'apprécie beaucoup ces voix aussi lourdes socialement que légères dans cette dense réalité. Je ne veux pas qu'elles s'arrêtent. Je veux simplement avoir le droit de les entendre. C'est peut-être une drôle de quête, mais c'est tout ce que je souhaite. Je sais toutefois que ce n'est pas possible. Lorsqu'on a un objectif, croire que l'on peut y arriver directement, dans une ligne droite de démarches honnêtes, c'est se faire plus d'illusions qu'une folle alliée qui se croit cartésienne. Il faut toujours biaiser, entrer de travers, varier entre sincérité et tromperie. On arrive à rien sans les deux.
Alors plutôt que de prouver que mes voix doivent être entendues, je vais vous prouver que vous les entendez aussi. Depuis le début, n'avez-vous pas l'impression d'entendre dans votre tête une voix qui vous dit exactement ce que je vous écris? Ce n'est pas ma voix. Je ne l'entends pas comme ça ; elle résonne plus dans votre tête que dans mes cordes vocales. Je vous l'assure ! Ce sont bien mes mots mais cette voix dans votre tête n'est pas la mienne. La mienne est plus belle. Ce n'est pas non plus la vôtre. La vôtre est plus grave, ou plus aigüe, ou plus forte, ou plus faible. En tout cas, elle n'est pas aussi assurée et n'as jamais filé aussi droitement que les lignes d'une page. Cette voix dans votre tête n'appartient pas à votre appareil phonatoire ; vous ne la sentez pas caresser, dans toute sa corporéité, la tendresse de votre langue et la sensible peau de vos lèvres. Vous ne la sentez pas, sensuelle et vibrante, dans votre corps. Vous l'entendez pourtant dans votre tête, comme un serpent qui ondule entre vos hémisphères, serpentant sur les plis de votre cerveau. Et lorsque j'écris EN MAJUSCULES, SANS RESPECT POUR VOS YEUX DELICATS, cette voix crie. Moi je ne crie pas, je ne me permettrais pas de vous infliger une telle impolitesse. C'est elle qui crie. Vous l'entendez? (Et si j'écris ainsi, vous me demanderez pourquoi je vous prends à part pour vous parler bas.) C'est assez amusant à constater. Et il me suffit de rajouter cette ponctuation pour que vous me donniez une voix enjouée ! Je ne suis rien de tout cela et, à vrai dire, je ne suis rien du tout jusqu'à ce que votre voix fasse de moi ce qu'elle veut dans votre tête. Vous êtes aussi sûrement schizophrène, le diagnostic de l'humanité est tombé.
Si l'on suit donc mon raisonnement, je suis folle. Or, je suis seule dans cet état de conscience de mon aliénation qui est pourtant partagée par tous. Par conséquent, je suis la seule lucide. Donc, je ne suis pas folle, c'est le reste du monde qui l'est. CQFD.
Il me faut donc maintenant vous raconter mes pérégrinations de femme lucide sur cette terre de dérangés. Je vais vous parler d'autres voix, des voix incarnées et enveloppées dans un manteau de chair virtuelle que je suis seule à distinguer. Laissez-moi vous parler de ces voix qui n'appartiennent à personne mais dont je suis la gardienne à présent : les voix de l'imagination.
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